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1.2 Enjeux socioprofessionnels de la recherche

1.2.2 Les formations d’ingénieur, une grande diversité

1.2.2.6 L’ingénieur Cnam

1.2.2.6.2 Le public traditionnel de l’EiCnam

Pendant les années 90, « 7000 techniciens rejoignent chaque année » la sphère des ingénieurs

et des cadres techniques. Majoritairement, cette promotion ne provient pas de l’obtention d’un

diplôme d’ingénieur en formation continue. En effet, « le flux des diplômés est inférieur à 2000

par an dont près de 700 » ayant obtenu le titre d’ingénieur au Cnam (Gadea, Portier & Wolber,

2003, 78).

Pottier (1996, 62), dans son étude portant sur les ingénieurs du Cnam, indique les données

suivantes :

- La plupart des promotions récentes ont suivi une formation de technicien dont 85%

d’hommes en 1996 ;

- Ils sont titulaires en formation initiale d’un diplôme de niveau Bac+2 ou plus répartis

ainsi 48% d’un DUT, 22% d’un BTS et 12% d’une licence.

L’étude plus récente de Gadea, Portier & Wolber (2003) nous fournit quelques précisions

supplémentaires :

Alors que les écoles d’ingénieurs accueillent de plus en plus de filles, à l’École d’ingénieur du

Cnam – elle ne porte pas encore le nom d’EiCnam – les candidats masculins au diplôme sont

près de 90% :

Les auteurs émettent pour expliquer ce phénomène quelques hypothèses (2003, 78) :

o les candidats masculins sont issus des filières techniques et les « filles » y sont

rares ;

o la « division sexuelle du travail rend toujours plus difficile pour les femmes de

mener de front une activité professionnelle, une formation en grande partie en

cours du soir et une vie familiale, sans trop de tensions » (Fournier, 2001).

A propos du niveau d’entrée au Cnam, quelques nuances à l’étude de Pottier (1996) qui suivent

le mouvement national d’élévation des niveaux de sortie de formation initiale :

o les candidats sont pour les ¾ d’entre eux titulaires d’un diplôme niveau Bac+2 ;

o la part de ceux titulaires seulement d’un baccalauréat voire moins est de 13% –

en 1990, ils étaient de 18% – soit une baisse sensible ;

o pour ces jeunes gens, l’âge moyen est de 34 ans ;

o ils sont dotés d’une ancienneté professionnelle considérable – 12 en moyenne

au moment de l’obtention du diplôme d’ingénieur. L’accès au statut d’ingénieur

marque ainsi un tournant dans leur carrière (Gadea, Portier & Wolber, 2003,

78-79).

Une récente étude concernant les diplômés de la promotion 2013-2014 (Régnard, 2017, 6)

permet d’actualiser et de nuancer sensiblement ces données :

o 73 % des diplômés du Cnam disposent d’un DUT, d’un BTS ou d’une licence

lors de leur inscription ;

o les diplômés sont âgés en moyenne de 29,6 ans, les hommes étant plus âgés

que les femmes à savoir respectivement de 29,9 ans contre 28,2 ans ;

o les diplômés en informatique disposent cependant moins fréquemment que

fréquemment celui d’un niveau II (38 % contre 28 %). Cela s’explique par

le fait que ce titre a majoritairement été obtenu par des candidats inscrits en

formation Hors Temps de Travail sur laquelle nous revenons dans le chapitre

consacré au terrain.

Les résultats des deux études auxquels nous venons de nous référer à propos des ingénieurs

diplômés du Cnam (1996 et 2003) convergent sur un fait : les ingénieurs relèvent de parcours

professionnels et scolaires originaux. Leur profil revêt « des aspects variés dépendant de

multiples paramètres individuels » (Gadea, Portier & Wolber, 2003, 78). La forme de la

trajectoire professionnelle avant l’entrée en formation, la manière dont cette entrée a été

négociée ou non avec l’employeur jouent, entre autres, un rôle particulièrement important.

De notre immersion sur le terrain institutionnel de l’EiCnam mais surtout de nos rencontres

avec les responsables du département Informatique du Cnam ainsi qu’avec les enseignants

d’Informatique, nous avons pu recueillir quelques éléments complémentaires à ce qui vient

d’être énoncé. Une précision d’importance, ces éléments sont issus de leur expérience de

membres de jury d’admission à l’EiCnam basée sur l’évaluation du dossier de candidature, écrit

dont nous donnerons les spécifications et les attendus dans la partie consacrée au terrain de

l’étude ; ils n’ont pas valeur bien évidemment de « preuve » statistique :

- Les candidats arrivent au Cnam plus tard, avec un Bac+3 et sont beaucoup plus jeunes,

moins de 30 ans. Ils restent moins longtemps au Cnam pour préparer le diplôme et n’ont

plus le temps de créer du réseau Cnam – il s’agit là de l’association des anciens élèves

de l’EiCnam, l’Union des Ingénieurs du Cnam (UNICNAM). Cette association des

anciens élèves a été fondée en 1930 et est composée de 17 sections représentant en 2002

près de 1 300 adhérents.

- Le recrutement en Informatique, en particulier de développeurs, s’effectue à 23 ans et

ces derniers se trouvent confrontés en entreprises avec des techniciens en formation

continue à l’EiCnam, faisant fonction d’ingénieur depuis parfois vingt-ans. Les

candidats à l’EiCnam ne sont donc plus de simples développeurs mais souvent chefs de

projet, mais ils restent sous le statut de technicien avec un important niveau d’expertise,

avec parfois le niveau de salaires le reflétant.

L’étude de Pottier (1996, 62) indique que les candidats au diplôme d’ingénieur du Cnam étaient

entrés « dans la vie active au cours des années 1980 comme technicien, plus rarement comme

ouvrier dans un environnement industriel, entreprise ou organisme de recherche ».

En revanche, ce qui reste toujours d’actualité et pertinent quant à l’étude de Pottier (1996, 2)

c’est ce qu’il décrit comme la « volonté commune de prendre des responsabilités et d’acquérir

de l’autonomie » : cela conduit ces techniciens faisant fonction d’ingénieur à reprendre des

études au Cnam pour « progresser ».

Régnard (2017, 14) précise que le devenir professionnel des ingénieurs varie en fonction des

modalités de formation. Ainsi plus âgés et depuis longtemps engagés dans la vie

professionnelle, les diplômés ingénieurs de formation continue s’inscrivent dans « une

démarche de complément de formation ou de mobilité professionnelle », leur offrant

l’opportunité d’accéder aux fonctions d’encadrement avec des salaires plus élevés. Ceux de

formation initiale, munis de leur titre d’ingénieur, s’inscrivent dans « une démarche d’insertion

sur le marché du travail » et se stabilisent dans un emploi avec en vue des fonctions plus

fréquentes de responsabilité d’équipe et des salaires nettement plus confortables.

Nous revenons sur le cas particulier de cette étude dans le chapitre consacré au terrain, les

ingénieurs diplômés Hors Temps Travail.

Concernant la remarque de Pottier sur cette « minorité des auditeurs » du Cnam ayant informé

leur entreprise au moment de leur première inscription, nous n’avons pas un échantillon

suffisant nous permettant de le vérifier ou de le contester.

Cependant sur « le problème clé de la négociation avec l’entreprise dans l’itinéraire du

technicien engagé en formation au Cnam » identifié par Pottier (Ibid., 62), nous l’avons

effectivement rencontré chez plusieurs sujets, y compris ceux que nous n’avons pu retenir pour

notre étude.

La négociation s’engage dans des conditions favorables si le candidat peut trouver, au sein de

son entreprise, un terrain lui permettant de réaliser le mémoire d’ingénieur qui est tout à fait

central dans l’obtention du diplôme d’ingénieur au Cnam.

En revanche, si l’entreprise est d’une taille insuffisante (TPE) et/ou si l’activité économique ne

se prête pas à un sujet de mémoire, la négociation est délicate voire impossible. Afin d’illustrer

ce point, nous donnons deux exemples de candidats inscrits au diplôme d’ingénieur du Cnam.

Le premier exemple est celui d’un technicien exerçant dans une grande société de services qui

a été contraint d’abandonner son projet. Celui-ci était légitimé par l’intéressé par la

connaissance de « nouveaux horizons en Informatique ». Cependant, son employeur a manifesté

son désaccord à propos de ses nombreuses absences de formation à venir et l’a menacé de

licenciement.

Le deuxième exemple est celui d’un candidat technicien faisant fonction d’ingénieur

développeur exerçant depuis 25 ans au sein d’une Direction de Services Informatiques : il a été

amené à réaliser son projet de mémoire d’ingénieur au sein du laboratoire de recherche en

Informatique du Cnam parce que son « activité professionnelle » ne lui « permettait pas de créer

un projet suffisamment innovant pour rédiger son mémoire final ».

Les deux exemples mettent l’accent sur le rôle décisif que peut jouer l’environnement

professionnel. Cet aspect est d’autant plus important que la réalisation du projet de mémoire,

supposé rendre compte d’une mission d’ingénieur (Lardot & Priou, 1994, cité par Pottier), se

développe dans cet environnement professionnel même. C’est pourquoi l’acceptation par

l’entreprise de la demande de formation formulée par le candidat, même si elle peut être

acceptée, peut être rendue caduque. Dans certains cas, le candidat peut être amené à quitter

l’entreprise pour réaliser son projet, celle-ci ne permettant pas de le déployer (taille de

l’entreprise, adéquation du projet avec les orientations industrielles, etc.). Enfin, dans le cas où

le candidat est parvenu à trouver une autre entreprise pour réaliser son projet, sa réintégration

ultérieure au sein de son entreprise d’origine peut être l’objet d’une difficulté supplémentaire

comme le souligne Pottier (1996, 70). En outre, le retour en entreprise est d’autant plus délicat

qu’un profil Cnam non négocié avec l’entreprise est considéré comme marginal, donc

« dangereux » pour l’entreprise (Brochier, 1993).

Les phénomènes décrits plus haut entraînent des répercussions sur la durée de la formation. Le

temps passé pour devenir ingénieur au Cnam est de 6 à 7 ans (Pottier, 1996, 70).

En toute époque, les ingénieurs diplômés du Cnam ont occupé une « place décalée » dans la

sphère « élitiste » des formations d’ingénieurs. Si le Cnam est « accepté parmi les formations

reconnues » – en atteste le renouvellement en 2016 de l’habilitation de la Cti en dépit de

quelques réserves émises quant à la visibilité de l’EiCnam au sein du Cnam et des flux jugés

trop modestes dans certaines spécialités, cette reconnaissance l’est encore trop dans « une

position modeste, infériorisée par rapport aux écoles tenant le haut du classement » (Divay &

Pieuchot, 2005, 3).

Nous rappelons ici la dimension très hiérarchisée des Écoles d’ingénieurs français qui ne peut

que renvoyer le Cnam à la formule déjà citée de Bourdieu (1991), à sa nature d’établissement

typiquement de la « petite » porte. A ce titre, les diplômés devraient être « directement affectés

aux fonctions sans plus-value symbolique auxquelles les assigne la nature étroitement

spécialisée et strictement technique de leur compétence, ils doivent payer en temps, en

accomplissement effectifs, une ascension lente et par avance bornée » (Bourdieu, 1991, 210).

Nous reprenons ici les propos d’un enseignant, directeur de mémoire d’ingénieur s’insurgeant,

lors de notre entretien, contre l’image du Cnam comme « l’école de la seconde chance » et

contre celle de ses candidats au diplôme d’ingénieur comme « d’excellents techniciens ». Il

trouve résolument cette vision « définitivement très réductrice par rapport à la réalité que nous

connaissons ici ». Concernant les « motivations » ayant amené un candidat à devenir un

ingénieur Cnamien, ce directeur de mémoire poursuit en ces termes : « On entre à l’EiCnam

essentiellement pour deux raisons : soit parce que son père était ingénieur, soit parce qu’il

voulait l’être. Il est plutôt facile d’y rentrer, mais c’est difficile d’en sortir parce que le chemin

est long et souvent très périlleux pour terminer. » En effet, six candidats sur dix ne présentent

pas leur mémoire final et c’est sans compter les six candidats sur dix qui n’intègrent pas

l’EiCnam passant le cap du probatoire.

Mais il semble que les faits aient la vie dure comme semble l’attester l’étude de Divay &

Pieuchot (2005), commanditée en 2002 par le Centre associé au Céreq de Rouen et menée de

concert avec l’Observatoire des Études et Carrières du Cnam, celui-là même qui portait celle

de Portier en 1996. Si le Cnam jouit auprès des ressources humaines d’une bonne réputation,

exigence et sérieux du dispositif de formation, courage et abnégation des candidats au diplôme,

ces ingénieurs Cnamiens apparaissent encore trop souvent chez les employeurs comme des

techniciens experts, n’entrant pas ainsi dans le rôle attendu d’un ingénieur encadrant ; ils sont

encore trop assimilés à des ingénieurs maison. Ainsi, ces « gros travailleurs » (Divay, 2005, 4)

n’auraient pas passé « le cap » (Ibid., 7).

Cette étude (Ibid., 14) a été menée auprès de gestionnaires des ressources humaines (GRH) et

elle fait apparaitre les constats suivants. Leur promotion professionnelle montre des limites.

Leur carrière révèle que les ingénieurs du Cnam ne sont donc pas irrémédiablement voués à

une position inférieure à celle des autres ingénieurs et que leurs salaires sont pendant un temps

supérieurs à ceux des ingénieurs de formation initiale. Cependant, ils accèdent peu aux postes

d’encadrement ou de manager, entre autres parce qu’ils sont trop marqués, pour ne pas dire

stigmatisés, « par leur origine sociale populaire, par une expérience professionnelle de

techniciens et par leur organisme de formation continue, bien moins prestigieux qu’une école

d’ingénieurs ».

Les ingénieurs de l’EiCnam semblent renvoyer à cette catégorie d’ingénieurs « promus à partir

d’une longue expérience professionnelle » (Marry, 2004, 73), spécialisés dans le domaine de la

production. De manière plus élargie et dans le but de préciser les caractéristiques de la

population ingénieurs, il ne semble pas inutile d’identifier, à l’instar d’autres métiers, le taux

de féminisation.

L’étude de Divay & Pieuchot (2005, 9) indique que les femmes ingénieurs constituent une

« catégorie oubliée ». En effet, minoritaires, elles ne représentent que 10% des candidats

diplômés de l’EiCnam. Sur les 420 diplômés de la promotion de 2002-2003, leur nombre

n’atteignait, tout au plus, qu’une quarantaine. En 2014, et selon l’étude menée par Régnard

(2017, 6), le Cnam diplôme toujours moins de femmes ingénieurs que la moyenne des écoles

d’ingénieurs françaises : 29,3% pour celles-ci contre 16% pour le Cnam.

Cette partie nous permet de constater que le même et unique vocable d’ingénieur recouvre une

multitude de figures émergeant au fil de l’histoire. Aujourd’hui, il appartient officiellement à

la Cti d’habiliter les structures de formation au diplôme d’ingénieur. Ces structures apparaissent

aussi diverses et contrastées dans le cursus de formation offert et les publics accueillis. Pour la

partie qui suit, nous proposons d’aborder les enjeux scientifiques de notre étude.