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5.2 Les modes de recueil de données

5.2.2 Le journal ou « scénario » du mémoire

Le journal du mémoire, mis à disposition des sujets observés, participe au « processus de

réflexion » s’inscrivant dans les travaux de Schön dans le champ de la formation des adultes

(1994). Morisse (2014, 13) souligne que cette écriture réflexive constitue une occasion pour un

professionnel de se « mettre en position d’interroger » des situations qu’il « juge incertaines ou

inattendues ». Bishop & Cadet (2007, 10-11) l’envisagent comme « le lieu de réflexion »,

d’élaboration de la pensée et de « transformation du sujet » s’inscrivant dans le concept du

« développement du sujet » mobilisé pour cette étude (Wittorski, 2008). Cros (2009, 128)

précise que « l’écriture nous organise autant que nous l’organisons ». Ecrire ce journal du

mémoire renvoie aux deux fonctions de l’écriture réflexive (Lafortune, 2011, 212-213) à savoir

la « prise de conscience » et la « mise à distance ». Le journal du mémoire contribue à la

première en tant qu’outil de médiation du « passage de l’expérience vécue à la prise de

conscience » de cette même expérience (Bishop & Cadet, 2007, 12). Ensuite, celui-ci permet

au sujet candidat de porter un regard nouveau sur son mémoire et éviter une « charge

subjective » (Lafortune, Ibid.).

Ce journal a, tout d’abord, été envisagé et proposé aux sujets dès l'origine comme un don/contre

don entre le chercheur, ainsi soumis à « l’obligation de rendre les présents », et le sujet, avec la

liberté qui lui est laissée de le recevoir (Mauss, 1997, 145).

Mais au-delà de cette valeur symbolique, nous avons tout de même une visée

phénoménologique, dans « le souci de l’autre » toujours, (Bombaron, 2015, 2016 ; Lebrument,

2012), l’accompagner, l’aider à ce que le monde lui advienne. Husserl (1961) entend que

l’analyse phénoménologique, ce « retour aux choses elles-mêmes », ne peut pas se contenter

de rester au seul niveau des énoncés. Mais les choses en question qui adviennent ne sont pas

les « réalités rencontrées dans l’expérience ordinaire que nous faisons du monde, mais les vécus

dans lesquels nous les pensons » (Dastur, 2014, 15).

Le journal du mémoire vient en appui au recueil du discours des sujets observés : permettre au

chercheur de recueillir des éléments du processus d'écriture et de les enrichir, les confirmer, les

infirmer.

Le chercheur a rebondi en cours d'entretiens sur des éléments saillants du discours ainsi que sur

ceux repérés lors des entretiens précédents, constituant une auto confrontation de ses propos

antérieurs, accompagnée de la formulation suivante. « Si vous le voulez bien, si vous

m'autorisez, je souhaite vous faire réagir, revenir sur tel propos : un mot, un moment singulier

signalé dans votre journal ou évoqué lors de notre précédente rencontre ». Le discours du sujet

porte sur ce qu’il a noté dans son journal et en comparaison avec ce que le chercheur peut avoir

précédemment recueilli.

Ce journal est également appréhendé comme un lieu de construction des moments, de

communication, un recueil de traces de ces moments de ruptures et de dialogismes discursifs et

professionnels. Ce scénario constitue un lieu de « dialogue » entre les différentes postures

professionnelles de ces techniciens / ingénieurs. Proposé comme un apport méthodologique au

sujet rédacteur du mémoire, il constitue un outil d’interaction entre les deux protagonistes de

l’entretien (Matthey, 2005).

Toutefois, l’outil du chercheur ne doit pas constituer une contrainte d’écriture supplémentaire

pour ces sujets engagés dans celle d’un mémoire au long cours et très prescriptif. Nous l'avons

construit comme un scénario d'écriture et ainsi nommé « scénario du mémoire d’ingénieur ».

L’outil « scénario du mémoire » proposé est conçu à la manière d’un script de film, sous forme

d’un tableau simple : le sujet interviewé peut y noter à sa convenance ce qui a bien fonctionné

ou lui a posé souci en termes d’écriture ou d’activité professionnelle. Il appartient à chaque

sujet d’y consigner les éléments « vécus » comme critiques ou positifs et de transmettre

quelques jours avant l’entretien, ledit document de manière à ce que le monde lui advienne. Le

« scénario du mémoire » se décline selon les items suivants et rédigé avec l’outil de leur choix

– format papier scanné ou électronique – en y adjoignant ce que le sujet juge utile d’y consigner

et/ou d’y adjoindre – graphiques, dessins, tableaux, croquis, etc. :

- Qui ? A qui ? : les acteurs, les rédacteurs impliqués, les lecteurs potentiels ou réels (votre

tuteur, vos collègues, le jury...)

- De quoi ? : à propos de quoi, vous consignez, l'objet de vos remarques dans le journal de

bord

- Quand ? : la date bien évidemment mais aussi les moments précis, les étapes de votre

mémoire (où vous en êtes)

- Où ? : les lieux bien sûr (travail, maison, formation, transports, pièces....)

- Comment ? : la manière, la solution, la procédure, la résolution.... selon les cas

- Pourquoi ? : les motifs, les raisons, les explications...

La matrice du scénario du mémoire est jointe en Annexe 17.

Ce scénario d’écriture s’inscrit totalement dans la tradition de Bakhtine (Todorov, 1981)

puisqu’il reprend les trois composantes suivantes : les coordonnées spatio-temporelles – où et

quand on parle –, le référent – de quoi on parle – et l’évaluation ou dimension axiologique – le

rapport des locuteurs à ce qui se passe –, cette dernière pouvant relever du moment mémoire.

Mais le sujet a la liberté de refuser l’outil du chercheur et d’utiliser un outil à sa convenance,

selon un modèle personnel.

Ainsi, le sujet Messodie a créé et tient spécialement pour nos entretiens son propre journal. Il

est de facture plus classique, chronologique, plus rédigé que les cahiers où elle a pris l’habitude

d’y consigner depuis fort longtemps de nombreuses notes concernant ses projets. Elle consigne

dans le journal tenu pour l’étude, date à l’appui, comme dans ses cahiers habituels, tout ce

qu’elle juge « avoir affaire à son projet de mémoire et au mémoire lui-même » : ses doutes, ses

difficultés, ses réussites, les changements, etc. Peu avant notre seconde rencontre, elle informe

le chercheur de ce choix personnel. Son journal ressemble davantage à sa manière, selon elle,

de « rédiger son plan de mémoire en cycle en V » évoquant ainsi la manière dont les

« informaticiens développeurs construisent et écrivent leurs programmes ».

Le sujet Emmanuel, quant à lui, n’annonce pas tout de suite qu’il tient son propre journal. Ainsi,

peu avant le second entretien, il nous transmet « notre scénario » mais celui-ci n’est guère

exploitable. Il annonce dans son courriel « avoir essayé de le remplir, en espérant qu’il

conviendrait à ce que nous souhaitions. » C’est au cours de l’entretien qu’il est constaté

qu’Emmanuel commente un autre document, son journal, le « vrai » selon lui. Ce journal

correspond pour lui aussi à son plan de mémoire, affiché sur le mur en permanence, lors de tous

les entretiens. Il le complète, en détails, à la manière conjointe de « l’architecture d’un

programme » et d’un « business project ». Il qualifie son journal de « démarche de

rétro-introspective » où sont consignés des comptes rendus d’activités, des comptes rendus

d’entretiens avec son directeur de mémoire, des remarques concernant cette étude, etc.

Un seul sujet de l’étude, Joseph, utilise le scénario proposé pour cette étude ; il le complète

régulièrement avant chaque rencontre par des « morceaux » de son plan ainsi que de mails plus

explicatifs quant aux points qu’il a jugés intéressants de noter en termes de réussite ou de

difficulté.

Enfin, nous rappelons que pour les deux sujets issus de l’étude de master, Paul et Daniel, ce ne

sont pas les éléments saillants du journal qui ont conduit à ce que le monde leur advienne mais

le discours qu’ils ont tenu lors de l’entretien de post-soutenance du mémoire probatoire.