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Le processus de généralisation des ENT dans l’enseignement

Chapitre 2 : Problématique

II. Le processus de généralisation des ENT dans l’enseignement

II.1. Un construit social basé sur le potentiel de

l’innovation

La généralisation d’une innovation technique s’inscrit toujours dans un processus de

construction sociale (P. Chambat, 1994). Afin de se représenter le phénomène d’introduction

d’un ENT dans les pratiques de la communauté éducative, il nous paraît intéressant de se

référer dans un premier temps aux théories de la diffusion d’une innovation. Populaires dans

le domaine du marketing, ces théories ont le mérite de permettre une représentation simple du

phénomène. Sur la base de la courbe en S développée par Rogers (1962) (figure 2), le

processus de pénétration sociale d’une innovation se construirait en cinq étapes qui

correspondent à une catégorie particulière d’adoptants :

1. Les innovants, ce sont les premiers utilisateurs, des personnes qui ont le goût du risque

et de l’aventure. Dans ce modèle, il s’agirait de personnes qui veulent être à la pointe

de la technologie, qui veulent posséder les outils les plus innovants.

2. Les précoces, de premiers adoptants qui constituent des leaders d’opinions intégrés

dans le système social. Ils vont ainsi servir de référence, de modèles aux adoptants

potentiels. Il s’agirait de personnes qui ont reconnu l’utilité de l’innovation en se

référant aux innovants. Nous pouvons cependant nous interroger sur leur identité et

leur identification : qui sont-ils réellement, ont-ils une spécificité et surtout comment

les repérer ? Le modèle reste plutôt flou dans ce domaine. Il pourrait s’agir de

professionnels, de politiciens, de personnalités présentes dans les médias mais il nous

semble assez difficile de distinguer avec précision un utilisateur précoce d’un

utilisateur innovant. En d’autres termes, un enseignant qui est parmi les premiers

utilisateurs d’un ENT rentre-t-il dans la catégorie du précoce ou de l’innovant ?

3. La majorité précoce, il s’agit d’une première grande vague d’adoptants réels qui, après

mûre réflexion, se décident à adopter une nouvelle technologie. Leur période

d’adoption est plus lente que les précédentes catégories car ils font preuve de

prudence. Pour l’auteur, ils seraient socialement influencés par les précoces, ce qui

nous amène à penser qu’il pourrait s’agir de ce que nous appelons dans le langage

courant les « fashion victim », c'est-à-dire les personnes qui sont sous l’influence de la

mode et cherchent à la suivre.

4. La majorité tardive constitue la deuxième grande vague d’adoptants après la majorité

précoce, au-delà de la première moitié du nombre d’utilisateurs potentiels. Il s’agit des

sceptiques, des personnes qui se sont tournées vers cette innovation par un phénomène

de pression économique ou sociale. Le contexte de travail et leur entourage les

auraient ainsi poussés à adopter la nouvelle technologie.

5. Les retardataires ou réfractaires, sont la dernière catégorie de personnes à adopter une

technologie car ils sont attachés aux traditions, à l’histoire, et fermement opposés au

changement. Pour ces derniers, l’adoption de la technologie pourrait donc avoir lieu

lorsque celle-ci devient incontournable voire obligatoire.

Cependant, cette théorie classique de la sociologie de la diffusion est plutôt limitée en termes

d’explications des facteurs susceptibles d’encourager les usages puisqu’elle suggère que

l’objet technique est toujours parfait. Il reviendrait alors au service marketing de faire en sorte

que les usagers potentiels s’aperçoivent de son utilité dans leurs activités quotidiennes.

Toutefois, cette conception nous apparaît très étriquée car si une nouvelle technologie

présente des avantages certains, elle est toujours accompagnée d’une part d’inconvénients, ne

serait-ce que sous l’angle de la disponibilité du matériel et de son coût financier. De plus,

d’un point de vue historique, ce modèle n’explique pas véritablement le déclin de certaines

innovations technologiques telles que le minitel, qui bien qu’il ait été adopté par la majorité

précoce, a finalement été amené à disparaître, au profit d’Internet, avant même d’atteindre les

retardataires.

Les travaux de Moore (2000) enrichissent ce modèle pour y adjoindre le concept de

« gouffre », de l’anglais « chasm » (figure 2), un point de passage qu’il situe juste après

l’adoption de la technologie par les premiers utilisateurs qualifiés de visionnaires. C’est à ce

moment-là, que la première vague de pragmatiques qu’est la majorité précoce procéderait à

une évaluation de l’avantage relatif de l’innovation et déciderait de son adoption massive ou

de son abandon en prenant pour critère de référence les précurseurs. Ce modèle considère

ainsi qu’une innovation se diffuse, telle une tâche d’huile ou une épidémie à partir d’une

masse critique de premiers utilisateurs. Une conception qui, au final, est assez simpliste

puisqu’elle explique le décollage d’une innovation sur la seule base de l’évaluation des

précurseurs. Ces derniers nécessiteraient alors d’être interrogés pour définir les critères

d’évaluation et donc de succès d’une innovation.

Figure 2 : Courbe du processus de pénétration d'une innovation sociale selon Rogers (1962) et

repris par Moore (2000) (traduction de Clavière et Fouillat, 2010, p. 93)

Le succès ou l’échec du déploiement d’un ENT dans l’enseignement secondaire dépendrait

ainsi de la nécessité de surmonter ce « gouffre ». Dans le cadre de notre recherche, les

difficultés rencontrées par les collectivités dans la généralisation des ENT, notamment sa

difficulté à développer son usage, laissent entrevoir qu’au moment où nos travaux ont débuté,

ce point de passage n’a pas encore été franchi. C’est la raison pour laquelle les personnes

chargées de promouvoir cette innovation, la Région Lorraine et ses partenaires, veulent

convaincre de futurs usagers et dépasser aisément ce « gouffre ». Il est donc essentiel pour eux

de mettre en avant une argumentation solide et de développer une politique de pilotage

incitative, adaptée au contexte particulier de l’enseignement secondaire. C’est sur cette

problématique, que notre travail présente un intérêt puisque nous nous donnons pour objectif

d’apporter un éclairage sur les points d’appui d’une politique favorable au déploiement d’un

ENT.

Sur la base de ces théories de la diffusion d’une innovation, qui se veulent au final très

linéaires, nous pouvons citer, à titre illustratif, une courbe des usages (figure 3) réalisée par un

cabinet privé : « Web service pour l’éducation »

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. Sa vision du développement généralisé

d’un ENT mérite d’être citée car on y retrouve le concept du « gouffre », néanmoins éclaté en

plusieurs paliers et selon une chronologie prenant en compte le statut des nouveaux

utilisateurs. Il y aurait ainsi plusieurs étapes au projet de déploiement d’un ENT, en fonction

de l’attribution des comptes d’utilisateur et d’un certain nombre de freins qu’il est nécessaire

de devoir surmonter pour que les usages se développent. Le cabinet distingue ainsi cinq

grandes étapes chronologiques : le soutien du chef d’établissement ; l’implication de

l’administrateur de l’ENT ; la constitution d’un groupe de projet ; l’implication des

enseignants ; la connexion des élèves et des parents.

Figure 3 : La courbe des usages d'un ENT selon Webservice pour l'éducation

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II.2. Un construit social résultat d’une négociation entre

différents acteurs

L’approche diffusionniste, bien que populaire, a également fait l’objet de critiques notamment

de la part des sociologues de la traduction qui, dès les années 1980, dénoncent le fait que les

individus y sont considérés comme des êtres passifs. Ce courant sociologique est porté par des

auteurs tels que Callon (1981, 1986, 1990) et Latour (1987, 1991), qui considèrent que le

discours sur les usages occupe une place conséquente, car le changement technique provoque

un changement social dans lequel il y aurait des confrontations d’intérêts. Il s’agirait ainsi

d’étudier les besoins de catégories d’acteurs, qu’ils soient humains ou techniques, en tenant

compte de leur rapport de force. L’usage résulterait alors d’une phase de négociation, de

compromis, une formation d’alliances entre différents acteurs en tension en fonction d’un

réseau de valeurs, de contraintes ou de ressources. Ce courant de pensée est également

désigné par le qualificatif de théorie de l’« acteur-réseau » dont l’acronyme anglais

est « ANT » (Actor Network Theory).

Il constitue les fondements de la plupart des recherches qui ont été menées sur les ENT

français. Pour de plus amples détails, nous vous renvoyons notamment aux travaux de

Puimatto (2006) et Missonier (2008). De même, à titre illustratif, il nous paraît intéressant

d’évoquer le schéma construit par Genevois et Poyet (2006) qui retrace la complexité des

relations entre les grands acteurs de l’enseignement secondaire (figure 4).

Figure 4 : Quatre environnements en tension dans l'enseignement secondaire (Poyet & Genevois,

2006, p. 9)

Selon ces auteurs, quatre environnements distincts seraient en tension : l’environnement

informatique ; éducatif ; d’information et de communication ; d’enseignement et

d’apprentissage (Poyet & Genevois, 2009, p. 42).

Ce modèle de pensées présente l’avantage de mettre en évidence les controverses, les enjeux

et surtout les problématiques présentes dans la mise en place des ENT. Toutefois, la posture

de recherche adoptée relève plus d’une approche théorique basée sur le questionnement que

sur l’analyse empirique. La volonté de prédire les usages, de même que la construction d’un

modèle explicatif des comportements, ne constituent pas leurs objectifs de recherche.

II.3. Un construit social basé sur l’apprentissage

individuel

Il nous paraît important de souligner que l’adoption d’un nouvel outil passe d’abord par une

phase d’apprentissage c’est-à-dire l’acquisition de nouvelles connaissances et de savoir-faire

nécessaires à la manipulation de l’outil et à son intégration dans les pratiques quotidiennes.

Selon Piaget (1959), l’apprentissage se fait par le passage de deux processus :

• L’assimilation qui se caractérise par « l’intégration d’une information et

l’enrichissement des schémas de pensée, sans les remettre en cause » (Fillol, 2004,

p. 34).

• L’accommodation qui se manifeste par « un développement de l’intelligence qui

suppose un changement des modèles mentaux et des connaissances déjà acquises

afin d’intégrer la nouvelle donnée (…) ; l’accommodation intervient uniquement

lorsque l’assimilation n’est plus possible » (Fillol, 2004, p. 34).

Ainsi, si le processus d’assimilation constitue une première étape, les pratiques antérieures y

jouent un rôle prépondérant. Comme le dit J. Le Goff (1974, cité par P. Chambat, 1994,

p. 262) « Les hommes se servent des machines qu’ils inventent en gardant des mentalités

d’avant ces machines ». Par conséquent, le processus d’adoption d’un outil se ferait selon une

double dynamique que Chaptal (2007, p. 96) qualifie de « phénomène d’hybridation » et que

Jouët (2000, p. 501) décrit comme « le momentd’une double composition : composition avec

l'outil technique qu'il s'agit d'apprivoiser et composition avec les pratiques antérieures. Ce

processus de mise à l'épreuve de l'usage peut se traduire par des rejets, des abandons ou au

contraire par une insertion définitive des TIC dans les activités quotidiennes ».

Pour des sociologues tels que Wyatt (2003, p. 76), les personnes qui n’ont pas adopté un outil

innovant peuvent s’expliquer par un classement selon trois catégories :

1. « Les résistants » : qui sont ceux qui n’ont jamais utilisé l’outil parce qu’ils

considèrent qu’il ne correspond pas à leurs besoins. La phase d’apprentissage a été

rejetée car l’adoption de l’innovation leur apparaît comme ne présentant aucun

avantage voire est incompatible avec leur culture.

2. « Les déçus » : qui sont ceux qui ont fait l’expérience d’utiliser l’outil mais qui ont

jugé qu’il ne leur convenait pas. Ils sont passés par le processus d’assimilation de

la technologie mais sa mise à l’épreuve et notamment le processus

d’accommodation a échoué.

3. « Les exclus » : qui sont les personnes qui ne disposent pas de moyens matériels ou

d’un climat social propice à l’adoption de cette nouvelle technologie.

En conséquence, pour les personnes chargées de piloter le déploiement d’un ENT, il est plus

aisé d’intervenir sur la population des « déçus » car il s’agit de personnes qui ont déjà fait la

démarche d’enclencher le processus d’apprentissage. Afin de favoriser cette phase

d’évaluation de l’usage, une politique d’encouragement, d’accompagnement et de valorisation

de l’effort de ces derniers apparaît donc la mieux indiquée. Du côté des « exclus », la situation

est plus complexe. Favoriser les usages de cette population pourrait par exemple se faire par

une politique de financement de matériel informatique. Dans le cas de notre ENT, il s’agit de

financer l’achat d’ordinateurs et faciliter leur connexion à Internet pour toutes les personnes

qui n’en ont pas les moyens. Néanmoins, l’adoption de la plateforme n’est pas automatique.

La seule mise à disposition d’équipement n’empêche pas ces futurs usagers de pouvoir

retomber dans la catégorie des « déçus » voire des « résistants ». Or, les « résistants » sont la

catégorie sur laquelle une intervention en faveur des usages d’un ENT est la plus difficile car

elle nécessite de modifier les mentalités, c’est-à-dire la manière dont l’outil est perçu et prend

sens. Toutefois, faire percevoir une innovation comme incontournable dans le cadre des

activités quotidiennes du système scolaire alors que jusqu’ici ces personnes n’en éprouvaient

pas le besoin, n’est évidemment pas simple. Cela demande, d’une part, de mettre en avant les

avantages de l’outil tout en réduisant au maximum les contraintes pouvant être perçues,

d’autre part, que ces personnes soient convaincues de la nécessité d’y recourir dans le cadre

de leur activité.

De ce fait, il nous paraît nécessaire de procéder, dans un premier temps, à un travail de mise

en évidence des avantages et des inconvénients que les personnes qui ont adopté l’ENT

perçoivent, ceci en vue de pouvoir comprendre et favoriser le mode de pensée le plus propice

au développement des usages. En conséquence, nous avons pris le parti de débuter cette

recherche par une approche sur les fonctionnalités, et donc du potentiel que ce type de

plateforme peut avoir dans le cadre de l’enseignement secondaire. Ce choix nous est apparu

d’autant plus justifié que l’ENT était, lorsque nous avons débuté nos travaux, encore jeune,

c’est-à-dire que les expériences de son utilisation chez les enseignants étaient, d’une manière

générale, relativement faibles voire nulles. Celui-ci avait été mis en place en janvier 2009

dans une cinquantaine d’établissements avant de se généraliser durant l’année 2009/2010.

Mais, en raison des problèmes liés à la distribution des comptes, les usages n’avaient

véritablement décollé qu’en 2010.

II.4. Une dynamique de changement en plusieurs étapes

Dans la littérature, la dynamique du changement peut être caractérisée par différents niveaux

de pénétration d’une technologie dans les pratiques quotidiennes. S’il existe différentes

classifications, nous retiendrons celle de Depover et Strebelle (1997) qui a été reprise et

développée par Coen et Schumacher (2006, p. 11) dans la construction d’un outil capable

d’évaluer avec précision le degré d’intégration des TIC dans l’enseignement.

Leur modèle de l’innovation se veut systémique et distingue trois grandes étapes

chronologiques :

1. « L’adoption », phase au cours de laquelle l’individu prend « la décision de changer

quelque chose dans sa pratique par conviction personnelle ou sous une pression

externe » (Depover & Strebelle, 1997, p. 80).

2. « L’implantation », phase au cours de laquelle l’individu passe à l’acte et concrétise sa

décision d’adoption sur le terrain. Le sujet va « s’engager dans un processus

conduisant à une modification des pratiques éducatives (…) cette phase se traduit

naturellement par des modifications perceptibles au niveau des pratiques éducatives

mais aussi de l’environnement dans lequel ces pratiques prennent place » (Depover &

Strebelle, 1997, p. 81).

habituelles sans exiger pour cela un support externe de la part d’une équipe de

recherche ou d’animation pédagogique » (Depover & Strebelle, 1997, p. 82).

Dans le cadre de notre étude, si l’on évalue le niveau du projet d’intégration des ENT en

France, d’une manière générale, on constate que ce type de plateforme est d’ores et déjà

utilisé dans de nombreuses académies. La phase d’adoption a donc été dépassée. Toutefois,

nous ne pouvons pas encore parler de routinisation des usages car son intégration dans les

pratiques quotidiennes a encore du mal à s’imposer. Le terme d’implantation apparaît donc le

mieux indiqué pour parler de l’étape actuelle de déploiement des projets de mise en place des

ENT dans l’enseignement secondaire.

III. Notre recherche : une demande