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2. L’héritage socio-politique de la noblesse normande et son ancrage dans les campagnes

2.2. Le noble, naturellement maire dans les campagnes

La mairie est le premier degré dans l’échelle des représentations. C’est aussi le niveau d’élections permettant le plus le dialogue. Être désigné, sinon par tous du moins par les

personnes les plus influentes, matérialise une certaine reconnaissance de son importance. Dans cette optique il est intéressant de voir quelle part la noblesse tient parmi les représentants locaux. La vie politique au XIXèmesiècle ne se conçoit qu’au travers du régime

parlementaire mais un régime longtemps censitaire. Dans l’esprit et dans les faits, un notable est un homme riche. On l’imagine facilement en pensant que sous la Restauration, les

électeurs nationaux étaient les même que les « électeurs » locaux et payaient au moins trois

cents francs d’impôts directs. Cette collusion n’a pas été sans conséquences, et sera la cause d’une certaine désaffection des notables pour les fonctions publiques locales. Le montant du cens va évoluer au cours du temps, rendant possible l’accès à la politique pour les classes

moyennes aisées. Pour être élu à la députation, il faut alors payer plus de mille francs

d’impôts, le cens municipal restant à trois cents francs.

Par ailleurs, la question du découpage territorial est déjà la première des préoccupations des élus nouvellement portés au pouvoir local. A ce propos, Nicola Verdier

déduit qu’en Normandie, les élus « se sont d'abord passionnés pour le territoire au début de la

Révolution puis, rapidement, certainement dès 1820, s'en désintéressent au profit du lien social 663». Cela remet en lumière l’accent que nous portions sur la question de l’attitude de la noblesse lorsqu’elle réside au sein de cette ruralité. Si Nicolas Verdier insiste sur les relations qu’entretiennent les citoyens avec leurs gouvernants, il semble, d’après nos documents, que la noblesse normande se soit d’autorité incluse du côté des gouvernants. Il apparait que la

question de la relation dominant-dominé pré-existant sous l’Ancien Régime soit transcrite

littéralement dans le découpage administratif faisant la part belle aux propriétaires terriens, essentiellement issus de la noblesse et de la bourgeoisie. Conséquemment, nous estimons, comme Nicolas Verdier que cette relation occupera une place croissante dans les débats parlementaires de la Restauration664.

La fonction de maire n’est pas une création de la Révolution française. L’Assemblée

Constituante se contente, par le décret du 14 décembre 1789, de rendre la fonction élective au

suffrage universel. Jusqu’alors le maire était désigné soit par le seigneur de la ville, soit par cooptation parmi les élites bourgeoises. Par le décret du 14 décembre 1789, l’Assemblée

Constituante ne modifie pas profondément les prérogatives du maire, pas plus que le nom de sa fonction. Elle rend cependant le mandat annuel. Ainsi, le maire devient le président de

l’administration municipale en vertu de la Constitution de l’An III665 édictée par la Convention. Cette constitution, en application jusque 1799, remplace le suffrage universel par le suffrage censitaire. Les magistrats des villes, appelés alors « présidents de l’Administration

Municipale » depuis 1795, retrouvent leur titre de maires en exécution de la loi du 17 février 1800 votée par le Corps Législatif nouvellement mis en place. Cette loi appelant au vote

populaire, n’en écoute pas pour autant les paroles et les choix. Les votes permettent d’établir

une « liste de notabilité »666 dans laquelle le pouvoir central désigne les représentants667. En

663 Nicolas VERDIER, Penser le territoire au XIXème siècle, le cas des aménagements de l'Eure et de la Seine-Inférieure. Thèse de doctorat en histoire et civilisation sous la direction de Bernard Lepetit puis Jacques Revel,

École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2 volumes, 609 f

664 Nicolas VERDIER, Penser le territoire au XIXème siècle, le cas des aménagements de l'Eure et de la Seine-Inférieure. Thèse de doctorat en histoire et civilisation sous la direction de Bernard Lepetit puis Jacques Revel,

École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2 volumes, 609 f

665 22 août 1795 / 5 fructidor An III

666 Louis BERGERON, et Guy CHAUSSINAND-NOGARET, Les « masses de granite » : Cent mille notables

application de la Constitution du 15 décembre 1799, les responsables du coup d’Etat de

Brumaire rétablissent le suffrage universel, mais ce n’est que formel. Cet état de choses va durer tout le long de l’Empire, et sera étendu progressivement aux territoires conquis par les

armées napoléoniennes.

Louis XVIII est rappelé par le Sénat impérial le 19 Avril 1814. Dès le 4 juin de la même année est proclamée la Charte de 1814. Celle-ci fixe le fonctionnement administratif et politique de la France redevenu une monarchie. La situation politique nationale se caractérise

surtout par un durcissement certain, alors que le fonctionnement local n’évolue guère. La

Restauration conserve inchangées les dispositions de la loi du 28 pluviôse an VIII. Les maires restent dominés par les préfets, passés sous le contrôle du nouveau régime. Contrairement au régime impérial, les maires ne sont pas choisis dans les listes de notabilité dressées par les fonctionnaires impériaux668, mais essentiellement parmi l’ancienne noblesse.

Le système ne connaît pas de modifications tout le long de la Seconde Restauration.

Les maires sont toujours soumis au pouvoir central mis en place par l’Etat napoléonien. Les événements de 1830 n’ont pas de répercussions durables sur la vie politique française. La vie

politique locale en province ne ressent que peu les problèmes parisiens, à l’exception de quelques grandes villes. Dès son arrivée, le nouveau souverain, à l’image de son

prédécesseur, établit une nouvelle Charte afin d’encadrer la vie politique. Le nouveau pouvoir sous l’égide de Louis-Philippe met en place une loi sur « l’Organisation municipale » le 21 mars 1831. L’article 11 de cette loi octroie le droit électoral aux plus imposés. Soit environ 10

à 14 % de tous les hommes de chaque commune, pour un total de près d’un million de

votants669 . Le maire et ses adjoints sont toujours nommés par le préfet, mais ils sont choisis parmi les conseillers élus. Le 4 mars 1848, la nouvelle République instaure le suffrage universel. Son premier usage fut les élections départementales de Pâques de la même année. A partir de 1848, le suffrage universel ne sera plus remis en question sur le fond. Mais ne sera effectif que dans certaines circonstances. Ainsi, la politique de Louis-Napoléon Bonaparte sans exclure le suffrage universel est d’imposer certaines personnes proches de son pouvoir

aux postes municipaux. Il demande aux préfets et sous-préfets de remplacer autant que possible les anciennes familles et dynasties de notables locaux par des proches. Il se garantit

667 Les maires sont désignés par les préfets nouvellement créés ou par le premier consul pour les communes de plus de 5 000 habitants.

515 LouisBERGERON, et Guy CHAUSSINAND-NOGARET, Les « masses de granite » : Cent mille notables

du Ier Empire, PARIS, éditions de l’école des Hautes Études en Sciences Sociales, 1979, 122 p.

669 François FURET, La Révolution, Vol II, 1814-1880, PARIS, collection Pluriel, éditions Hachette, 1988, 530 p.

ainsi un appui populaire. Mais ce soutien ne repose sur rien. Le maire reste théoriquement élu par la population, mais le préfet ou le sous-préfet choisit in fine le magistrat municipal.

Dans ces conditions, le pouvoir parisien tend à sécuriser les fonctions édilitaires en y installant pour des durées qui lui conviennent des personnalités jugées plus proches des

intérêts du pouvoir. En l’occurrence, la noblesse et ses affiliés sont plus sensibles au discours

conservateurs de la monarchie restaurée et de l’Empire. Selon Benoit Carteron, les

propriétaires châtelains agissent de façon unie en dépit des oppositions qui pourraient les séparer. Hormis la situation politique exceptionnelle induite par la crise légitimiste, il semble que cela soit une réalité en Normandie.

Dès lors, il apparait nettement que la hiérarchie terrienne et sociale conduit au cours du XIXème siècle, à une occupation par la noblesse des fonctions importantes dans la commune. Au même titre que le fils succède au père au sein de l’exploitation agricole et du

domaine, la succession à la tête de la municipalité fait partie du cursus normal. La lignée et le rang d'âge guident la formation des conseils670. Pour nous donner une idée de cette présence noble au sein des maires normands, nous pouvons observer dans un premier temps la liste des candidats aux élections qui est dressée chaque année par les services de la préfecture et qui donne un aperçu de la situation personnelle de chaque candidat671. L’ensemble de ces listes

tenues entre 1815 et 1870 permet de dresser une image des personnes qui non seulement seront élues, mais qui le souhaitaient mais ne le seront pas. Nous avons choisi de ne relever que les noms des personnes apparaissant au nobiliaire de Normandie. Ainsi, nous retenons un ensemble de 229 notices individuelles, seuls 89 sont élus finalement672. Nous pouvons donc

affirmer que la transmission des fonctions existe, mais qu’il y a aussi bon nombre d’échecs. Etre noble et avoir un parent maire n’induit pas de le devenir soi-même.

Dans ce registre des lignages de maires, nous pouvons relever d’abord les cas de cette

réussite de la transmission politique. Notamment le cas de la famille Naguet de Saint-Vulfran,

issue d’une famille dont l’origine de noblesse est le poste de maire de Rouen et qui au XIXème siècle s’installe à la mairie de Saint-Georges du Vièvre673. Le premier d’entre eux à être élu

670 Benoît CARTERON, Châtelains et paysans de Saint-Hilaire. Transmission des terres et organisation

sociale dans le Bocage vendéen, 1840-1995, Thèse en ethnologie sous la direction de Martine Segalen,

Université Paris X-Nanterre, 2 volumes, 724 f

671 Archives départementales de l’Eure, Série M, liasse 3 M, liste des candidats aux élections, registres de

préfecture

672Ces 89 élus occuperont 105 sièges, ce qui confirme l’idée d’une transmission de la fonction, ou du moins la

capacité à se maintenir en fonction.

673 Une autre branche des Naguet de Saint-Vulfran émigrera après 1830 en Algérie. Ses derniers membres sont revenus en Normandie en 1962.

est Louis-Raoul674 suivit de Pierre-Eugène675, son fils ainé, à eux deux, ils tiendront la fonction municipale de 1826 à 1869. Nous pouvons aussi penser aux cas d’Ernest, Jules et

Bénigne Poret de Blosseville. Le père, Benigne Poret de Blosseville676 sera maire

d’Amfreville-la-Campagne, fonction qui échoira ensuite à son fils Ernest677, le second fils devenant un navigateur célèbre678, le marquis Charles Aubourg de Boury, petit-fils d’Ernest

sera, lui-aussi, maire d’Amfreville-la-Campagne en 1897. Citons encore les frères Alphonse

et Jean Perier de Mondonville679, maires de Breteuil entre 1826 et 1841. Pour Pinterville, ce sont les frères Eustache et Augustin Le Pesant de Boisguilbert qui seront maires en 1814 puis en 1827680, ou à Pont-de-l’Arche la dynastie des Dubois de Saint-Hilaire, Jean-Jacques fut

maire en 1814, Jean-Baptiste en 1829 et Edmond en 1849681. Ces exemples illustrent la pérennité de la stature politique des familles nobles en Normandie au niveau des institutions locales.

Malgré tout, l’appartenance à la noblesse n’est pas un gage de réussite aux fonctions

édilitaires et encore moins une certitude de les transmettre. Ainsi, en contre-exemple, nous pouvons évoquer notamment Jacques Toustain de Limezy682 et son fils Théodore qui ne pourront jamais obtenir de sièges de maires malgré leurs tentatives répétées entre 1815 et 1832. Citons, de même Prosper et Paul Levacher d’Urclé, candidats respectivement en 1825

et 1852683. Citons aussi, Georges et Jacques marquis de Chambray qui échoueront à la mairie de Gouville en 1846 et 1866. Plus complexe le cas de Charles Leboeuf, comte d’Osmoy, fils

de Charles Henri, maire de Bouquelon en 1848 et qui échouera lui-même à atteindre cette fonction en 1862. Cette idée de succession politique provenant de l’héritage familial est renforcée par la chronologie des candidatures. Ainsi, observé sur l’ensemble du siècle, l’évolution de la présence noble en tant que candidat aux élections locales montre parfaitement l’alternance des générations. De prime abord, les fils succèdent aux pères.

674 Louis Raoul Naguet de Saint-Vulfran, né le 12 Juillet 1790 à Bosc le Hard et décédé au château de Launay le 19 Février 1863

675 Pierre Eugène Georges Naguet de Saint-Vulfran, né au château de Launay le 22 avril 1813, décédé à Montfort sur Risle le 21 Février 1888. Il sera aussi maire de Montfort sur Risle.

676 Le marquis Bénigne Poret de Blosseville est aussi l’un des fondateurs de la Société des Antiquaires de

Normandie.

677 Le comte Ernest Poret de Blosseville est aussi l’un des présidents de la Société Libre d’Agriculture, Arts et Belles Lettres de l’Eure.

678Jules Poret de Blosseville disparait en mer en 1833, année de l’éviction de son frère de son poste de secrétaire

de préfecture.

679 Archives départementales de l’Eure, Série M, liasses 2M71, 2M72, 2M73, 2M74

680Archives départementales de l’Eure, Série M, liasse 3M239

681 Interruption de la présence politique entre 1830 et 1849 qui s’associe à un enrichissement tout à fait

considérable.

682 Archives départementales de l’Eure, Série M, liasse 3M239

Nous pouvons détailler ces alternances en focalisant notre analyse sur les professions des candidats et ainsi tracer une sociologie professionnelle des élus locaux normands.

Figure 40 : Présence des candidats nobles selon leurs professions

Nous observons que les différentes professions sont inégalement réparties sur la

période alors même qu’elles tendent à suivre les mêmes cycles de croissances et de replis. Trois grands temps forts en politique se distinguent d’après notre source. Il semble que l’Empire et la Restauration soient propices au renouvellement et aux candidatures, de même

que la fin de la Restauration et la mise en place du Second Empire. Au cours de ces trois moments, des profils professionnels se dessinent pour le choix des candidats nobles. Cela

signifie que toute la noblesse n’est pas uniformément attirée par la politique et que l’attrait de

la politique fluctue au cours du XIXème siècle. Nous pouvons supposer aussi que la noblesse

s’accorde avec le reste de la population française pour fournir des candidats aux professions

correspondant aux attentes des électeurs.

Nous remarquons aussi que la Restauration sacralise la revanche politique des émigrés. Ceux-là ont combattus souvent hors de France dans les armées des princes et sont

loin d’être marginalisés lors de leur retour au pays. Nous pouvons le constater grâce à l’irruption de candidats militaires en 1814 et 1818. Cette présence militaire sera ensuite très

atténuée sauf à la veille de la crise de juillet 1830 et lors de la constitution du Second Empire.

Ce troisième événement tendant à justifier le caractère dictatorial du régime, alors même qu’il

ne se prolonge dans le temps. Fonctionnaires et militaires semblent être mobilisés par les 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 1806 1808 1812 1813 1814 1815 1816 1817 1818 1819 1820 1821 1823 1825 1826 1827 1829 1830 1831 1832 1833 1836 1842 1848 1852 1855 1858 1861 1864 Militaires Propriétaires Fonctionnaires

mêmes ressorts politiques puisqu’ils connaissent des augmentations et des régressions qui

sont plus proches notamment en 1820 et 1852. Par opposition, les propriétaires disparaissent dès que le nombre de militaires augmente. Il y a donc antinomie entre ses deux qualités. Cette

contradiction est nette en 1852 ainsi qu’en 1829. D’un point de vue politique, nous devons considérer que la noblesse militaire n’a pas les mêmes aspirations que la noblesse propriétaire

les conduisant à se porter candidats lorsque l’un s’affaiblit. Par conséquent, nous pointons ici le fait que la Restauration s’achève par l’émergence d’une population politique noble composée de rentiers qui s’oppose à la noblesse militaire au pouvoir.

En conclusion, nous pouvons affirmer que la noblesse normande est intéressée par les fonctions édilitaires. Il apparait même que cette fonction soit considérée par la noblesse

comme un dû, héritage d’Ancien Régime puisqu’elle a, de tout temps, rempli ces fonctions.

Néanmoins, nous constatons que la transmission héréditaire ou sociale des charges politiques

n’est pas aussi évidente. Certains parviendront à se maintenir sur plusieurs générations à la

tête de municipalité alors que nous constatons une grande variation parmi les candidats. Ainsi, les professions des élus sont très versatiles et selon le climat politique général, une profession

sera plus attendue politiquement qu’une autre. Enfin, nous constatons que l’affaiblissement

politique de la noblesse est à la fois dû au renouvellement des générations et à la structuration

professionnelle des élus. Les écueils politiques, nous l’avons remarqué, ne se produisant pas

nécessairement lors des grands événements de 1830, 1848 ou 1870. La sur-représentation ou

l’affaiblissement noble étant parfois antérieure à l’événement.