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Le dilemme entre humanisme et transcendance

2. LES LIMITES DE L’IMMANENCE

2.2 Le dilemme entre humanisme et transcendance

Dans le chapitre intitulé « Dilemme 1 »151, nous trouvons une réflexion autour des notions d’humanisme et de transcendance. Cette problématique, qui traverse tout l’ouvrage, est ici discutée par rapport à l’idée d’« exigence maximale ». Qu’est-ce que l’exigence maximale ? C’est le dilemme qui accable la conscience moderne qui cherche à s’orienter vers la plénitude. Cette conscience, fortement marquée par l’idéal moderne de réhabilitation du corps, mais traînant néanmoins une archaïque aspiration à l’élévation, essaye de trouver un terrain intermédiaire sur lequel elle pourrait viser le supérieur sans renier l’humain152. Cette exigence montre une tension entre notre humanité et notre aspiration à la transcendance. Mais ces deux termes – humanité et transcendance – ne sont pas aussi antagonistes qu’on ne le suppose généralement, nous dit Taylor. Pour le démontrer, il nous invite à tenir compte de deux aspects : premièrement, les formes de transcendance à l’œuvre dans les formes d’humanisme. Deuxièmement, l’aspect fondamentalement humain du christianisme.

2.2.1 Les traces de transcendance dans l’immanence

Pour comprendre le premier aspect que soulève notre auteur, il nous faut considérer la complexité du cadre idéologique moderne par rapport à l’idée de transcendance. Globalement, nous assistons à une « bataille à trois »153. 1) Nous avons d’abord l’humanisme exclusif (ou humanisme séculier), issu du tournant du XVIIe siècle et rendu possible par l’humanisation de la bienveillance. L’humanisme séculier rejette la religion et l’idée d’un bien au-delà de la vie, mais reconnaît un bien humain (droits de l’homme, altruisme, etc.). On peut voir dans la valorisation de ce bien, selon Taylor, le but supérieur auquel adhèrent les humanistes séculiers. 2) Nous avons ensuite l’anti-humanisme (ou néo-nietzschéisme) qui apparaît dans le mouvement des contre-Lumières immanentes154 et engendre une certaine fascination pour le mal. L’anti-humanisme évince la religion et l’idée d’un bien au-delà de la vie, mais c’est le

151 AS, pp. 1049-1141.

152 Sur l’« exigence maximale », voir notamment pp. 1084 et suivantes.

153 Le « champ de bataille des idéologies modernes » est décrit aux pp. 1080-1084.

154 Les contre-Lumières immanentes sont le mouvement qui voit le jour au tournant du XIXe siècle et qui se fonde en

opposition aux valeurs des Lumières. Mais ce mouvement, plutôt que de prôner un retour à la religion et au transcendant (contrairement à ce que feront les anti-Lumières), prend un virage naturaliste qui met en avant le côté tragique de la vie et engendre un attrait pour la violence et le mal (Taylor développe ce point aux pp. 642 et suivantes de l’AS.). Son représentant le plus éminent est Nietzsche. Cette attraction pour le mal est toujours influente aujourd’hui.

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mal inhérent à la vie humaine qui se retrouve axiomatisé et élevé au rang de principe transcendant. 3) Enfin nous avons la croyance qui, depuis le début de l’âge axial, associe le bien, le transcendant et Dieu.

Qu’est-ce qui ressort de cette analyse du cadre idéologique moderne ? Dans le cas de la croyance, il y a bien sûr coïncidence entre le bien et Dieu. Mais dans les deux autres cas, il faut noter que nous retrouvons soit l’idée de transcendance, soit l’idée de bien, et, à chaque fois, la transcendance ou le bien sont associés au « supérieur ». L’humanisme exclusif et l’anti-humanisme s’accordent, au moins partiellement, avec le récit des Lumières : nous nous serions libérés de l’illusion d’un bien au-delà de la vie. Chez les premiers, cela aboutit à un encouragement à la bienveillance et à la justice alors que chez les seconds on assiste à une affirmation du tragique et au développement d’une esthétique de soi. Ce que Taylor cherche ici à accentuer c’est que la transcendance n’est pas nécessairement étrangère à l’humanisme. Pour notre auteur, nous sommes en face de formes différentes de transcendance : le bien humain pour l’humanisme exclusif, et le mal pour l’anti-humanisme. De même que la généalogie taylorienne de la modernité s’efforce à faire ressortir les mutations de la transcendance à travers l’histoire, l’analyse que livre notre auteur du cadre moderne nous montre encore comment la transcendance ne fait que changer de forme d’une idéologie à une autre. La transcendance est une catégorie nécessaire chez Taylor.

2.2.2 Le fondement humain de la foi chrétienne

Considérons à présent le deuxième aspect soulevé dans le débat entre humanisme et transcendance : l’humanisme propre à la foi chrétienne. Il nous faut ici mettre en évidence une des caractéristiques essentielles de la croyance telle que la conçoit Taylor : l’idée de transformation. Lorsque nous croyons, nous sommes transformés. Qu’implique cette idée ?155 Elle implique que certains désirs communs, au nom de notre aspiration au bien supérieur, cessent de nous préoccuper. Ces désirs ne nous tourmenteront même plus comme peuvent nous tourmenter les choses auxquelles on renonce, ils disparaissent tout simplement. C’est dans ce changement de perspective quant à nos désirs que se situe la transformation. Jusqu’à

155 Je me réfère ici aux pp. 1085-1086, et 1091-1092 de l’AS.

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quel point l’idée de transformation est-elle conciliable avec celle d’exigence maximale précédemment évoquée ? La transformation, par le désintérêt qu’elle engendre envers certains désirs, ne conduit-elle pas à l’inévitable insatisfaction de l’exigence maximale ?

Il ne faut pas confondre, nous dit Taylor, la conception platonisante de l’idée de transformation et celle du christianisme. En quoi se distinguent-elles ? L’interprétation platonisante perçoit le point tournant de la transformation dans un schisme entre les désirs supérieurs et divins d’un côté, et les désirs corporels et communs de l’autre. La transformation, dans la conception chrétienne, se base sur l’agapè. C’est l’appel de l’agapè qui va nous détourner des désirs égocentriques, mais l’agapè elle-même naît d’une compassion que l’on ressent corporellement, viscéralement156. L’humanisme, sous certaines de ses formes, associe le christianisme à un rejet de l’épanouissement humain, du corps, et au nom de la réhabilitation des valeurs humaines, rejette le christianisme. Mais il ne voit pas les éléments humains qui, selon Taylor, fondent le christianisme. Outre l’appel viscéral de l’agapè, susceptible de transformer l’homme, pensons à la notion même de sacrifice. Si le fait que Jésus donne sa vie pour sauver les hommes a du sens, c’est parce que la vie humaine a de la valeur157. Nous oublions ces éléments lorsque, au nom des valeurs humaines, nous faisons du christianisme notre bête noire. S’il est vrai qu’il y a une tension entre la chair et l’Esprit dans le christianisme, il ne faut pas oublier l’attache corporelle du christianisme. Comment pourrait-il en être autrement d’une religion de l’Incarnation ? Pour Taylor, la tension qui anime l’exigence maximale – entre humanisme et transcendance – a en fait des origines chrétiennes. Plus qu’un conflit développé par une modernité qui porte les marques de la transcendance et a vu se développer, en opposition à notre religion chrétienne traditionnelle, un désir de réhabilitation du corps, la tension entre humanisme et transcendance est au fondement même de la foi chrétienne.

156 « Il est évident que toute conception éthique qui accorde une place à la transformation de notre être présentera cette

caractéristique : certains désirs des hommes non convertis ne toucheront plus les hommes transformés. […] Dans une perspective chrétienne, le saint perd tout intérêt au plaisir égocentrique de la louange et de l’admiration que nous recherchons d’ordinaire avec avidité […]. L’erreur platonisante est de faire passer la ligne entre ce qui peut être abandonné et ce qui nous paraît essentiel autour de nos désirs comme tels, et en particulier les désirs corporels. (Bien sûr, le véritable Platon de La République ne suggère pas que nos désir disparaissent, mais simplement qu’ils se soumettent docilement à la raison). Dans la perspective chrétienne, au contraire, l’agapè qui finira par marginaliser et rendre indifférentes les satisfactions égocentriques dépend de la compassion qui est elle-même un désir corporel. La transformation tourne autour d’un axe assez différent, qui n’est pas celui de l’âme et du corps, mais celui de la chair et de l’esprit », AS, p. 1092.

157 AS, p. 1092-1093.

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La foi chrétienne permet-elle pour autant de dépasser l’exigence maximale ? « On pourrait le penser », argue Taylor, « simplement parce que le christianisme recherche une transformation de la vie humaine bien plus complète, et qui permette de concevoir une transfiguration de nos traits les plus aveugles, égocentriques et violents. » Il ajoute toutefois : « Mais c’est une transformation qui ne peut s’achever dans l’histoire. Les choses étant ce qu’elles sont, le christianisme n’offre pas de solution globale, pas d’organisation générale ici et maintenant, qui résolve complètement le dilemme et réponde à l’exigence maximale. Il peut simplement indiquer à des individus et des Églises des manières d’ouvrir la voie vers la plénitude du royaume158 ».

Il nous faut retenir ici que la dichotomie entre humanisme et transcendance n’est pas aussi nette que nous ne le supposons habituellement lorsque nous nous penchons sur la croyance et l’incroyance. Les formes d’humanisme cohabitent encore avec un élan vers la transcendance, et la foi chrétienne (généralement décriée par ces humanismes) recèle déjà un élément humanisant. Si ces considérations ne nous aident pas nécessairement à prendre position par rapport à la croyance ou à l’incroyance, elles jettent néanmoins un éclairage plus nuancé sur les enjeux qui les entourent et nous rappellent l’importance du dialogue entre les positions. Ces dernières (y compris la croyance sous certaines formes) sont souvent trop sûres d’elles et manquent à la fois le point d’ouverture vers les autres alternatives et le recul critique vis-à-vis d’elles-mêmes. Lorsque nous cherchons à nous orienter, déstabilisés par les pressions que génèrent le matérialisme et la croyance sous leurs formes strictes, nous assistons souvent à un débat entre deux conceptions qui s’opposent mutuellement et se justifient chacune par elle- même. Parmi ces idéologies qui ont fait de nos consciences de modernes un champ de bataille, « qui en réalité est le plus à même de comprendre la vie que nous vivons tous ?159 ». Chaque camp brandit ses armes qu’il croit infaillibles. Le dialogue est délaissé et par conséquent le conflit est sans fin. Nous oublions l’incertitude foncière à laquelle nous accule notre condition :

« La forme générale du conflit semble être la suivante : les deux conceptions s’affrontent aux mêmes dilemmes. Chacune à l’intérieur d’une compréhension très différente des difficultés de la condition humaine. Dans le jeu de la discussion à sens unique, ce point

158 AS, p. 1090. 159 AS, p. 1083.

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disparaît généralement du champ de vision et les adversaires se jettent les uns sur les autres des pierres plus grosses qu’il n’est sage de le faire pour des occupants de maisons de verre160. »

Si les idéologies sont aveugles et sourdes, c’est à la conscience de s’offrir comme terre de médiation. C’est aussi cela l’espace ouvert jamesien : se tenir aux confins des positions trop certaines d’elles-mêmes, en examiner les possibilités, et garder à l’esprit, lorsque nous en embrassons une, qu’elle n’est que possibilité et que la possibilité adverse n’est pas aussi insensée qu’il ne m’est plus reposant de le croire.