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Entre confiance anticipatrice et incertitude : l’espace jamesien

1. LE CADRE IMMANENT

1.3 Entre confiance anticipatrice et incertitude : l’espace jamesien

Comment la croyance peut-elle encore s’offrir comme alternative dans ce cadre fermé généralement admis ? La croyance demeure, pour Taylor, une possibilité. Pour la considérer, il nous faut quitter le cadre apparemment évident du « spin » (c’est-à-dire la tournure qu’affichent les choses conformément à l’idéologie ambiante) et entrer dans « l’espace ouvert jamesien »133. L’espace jamesien est précisément ce lieu à partir duquel nous considérons la croyance et l’incroyance comme également possibles. Tant que nous n’avons pas conscience de cet espace, nous vivons dans l’illusion réconfortante que notre position est la seule qui vaille. Il va de soi que les croyants comme les non-croyants peuvent être victimes de cette illusion. Les arguments de Taylor sont toutefois clairement orientés vers l’athéisme radical dans la mesure où c’est cette représentation qui tend à s’imposer comme allant de soi à l’âge séculier134. Lorsque nous disons que, depuis l’espace jamesien, la croyance et l’incroyance sont également possibles, cela ne signifie pas que cet espace sert de rempart au relativisme. Il nous faut nous orienter, mais confrontés aux deux possibilités. Croyance et incroyance ne sont pas tant deux routes différentes que deux cartes différentes à partir desquelles nous arpentons la même route. Et ce qui nous enjoint à prendre l’une ou l’autre relève, selon notre auteur, d’un « acte de foi ».

Il ne faut pas prendre le terme dans son sens exclusivement religieux (à savoir ma relation personnelle de croyance et de confiance en Dieu), mais plutôt comme mon allégeance à une certaine vision des choses. Notre orientation en matière de croyance ou d’incroyance

133 Je me réfère, pour tout le développement qui suit, aux pp. 932-936 de l’AS. L’espace jamesien est « cet espace ouvert où

les vents nous emportent tantôt vers la croyance, tantôt vers l’incroyance » (AS, p. 932). Plus loin, Taylor dira encore : « Pour être dans l’espace ouvert jamesien, il faut […] pouvoir véritablement ressentir la force de chacune [des] positions. La croyance est pourtant si éloignée de l’incroyance – ici l’ouverture de la fermeture – que cet exploit est relativement rare. » (AS, p. 933).

134 « Mon concept de rotation […] laisse entendre que notre pensée est obscurcie ou gênée par une image puissante qui nous

empêche de voir certains aspects importants de la réalité. Je veux montrer que ceux qui pensent que l’interprétation fermée de l’immanence est "naturelle" souffrent de ce genre de handicap. Il en est évidemment de même pour ceux qui pensent que la lecture ouverte est évidente et inévitable puisque l’existence de Dieu, par exemple, a été "prouvée". Mais ces individus sont peut-être aujourd’hui moins nombreux que leurs opposants sécularistes et ils ne peuvent certainement pas prétendre à la suprématie intellectuelle dont jouissent leurs opposants. C’est la raison pour laquelle mes arguments seront principalement adressés ici à ces derniers. » AS, p. 936.

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dépend de « notre vision d’ensemble de la vie humaine et de son environnement cosmique et spirituel (s’il en est)135 », dit Taylor. C’est ce qui constitue pour lui un acte de foi, c’est-à-dire la représentation du monde à partir de laquelle nous regardons les choses et vivons. À la différence de la représentation du cadre clos qui découle de l’idéologie environnante (et bien que cette dernière puisse influencer notre orientation), l’acte de foi relève d’une adhésion plus personnelle, à la fois réfléchie et à peine explicable. Une vision de la vie que je ne choisis pas vraiment s’impose à moi, « elle me parle ».

Afin d’expliciter davantage ce qu’il entend par un tel « acte de foi », Taylor lui associe une autre idée, celle de « confiance anticipatrice ». Cette nouvelle notion précise notre compréhension de ce qui se passe, dans la perspective taylorienne, lorsque nous nous orientons vers la croyance ou l’incroyance. Il ne s’agit pas d’une décision arbitraire. Je ne décrète pas, après examen procédural des possibilités en jeu, qu’il est plus raisonnable de croire ou de ne pas croire. Quelque chose me parle, m’émeut, dans une certaine représentation des choses, et j’accorde ma confiance à cette représentation pour laquelle je n’ai finalement aucune « garantie ». Cela peut sembler dramatique à l’individu moderne habitué à apposer des assurances et des bons de garantie sur tout de qui l’entoure (téléviseur, four à micro-ondes, animaux domestiques, etc.). Quelle garantie pourrions-nous obtenir pour l’essentiel, et qui pourrait bien nous la délivrer ? Concernant notre orientation fondamentale dans l’existence, « nous n’atteignons jamais un point qui se situerait au-delà de toute anticipation, de toute intuition, une certitude pareille à celle que nous acquérons à propos de certaines questions plus restreintes, disons dans les sciences naturelles ou la vie ordinaire136 », dit Taylor. Lorsque nous croyons, ou ne croyons pas, nous nous engageons dans une certaine façon de vivre.

Quant à cette façon de vivre que nous épousons (et qui est toujours susceptible d’être remise en question), nous n’avons aucune certitude. Pour Taylor, cette incertitude est foncière, elle fait partie de notre condition. Mais elle n’est pas nécessairement négative puisqu’elle nous place dans une quête. Il nous faut l’accepter. Ce qui ne signifie jamais, chez notre philosophe, qu’il faille en rester au relativisme ou à la neutralité, mais plutôt qu’en dépit de l’incertitude qui nous accompagne, il nous faut rendre justice – rendre grâce pourrait-on dire – aux valeurs

135 AS, p. 934. 136 AS, p. 935.

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vers lesquelles nous aspirons intérieurement. On trouve en effet chez notre philosophe une primauté de la « valeur » que l’on accorde aux choses sur leur saisie neutre137. « Moi, je suis neutre », entend-on parfois, comme si c’était là un gage d’ouverture d’esprit ou de respect à l’égard des positions affichées par les autres. Mais être neutre sans cesse, c’est finalement n’accorder de valeur à rien. Peut-on vivre perpétuellement dans cette sorte de frilosité existentielle ? L’incertitude ne doit pas servir l’impossibilité des choses mais plutôt leurs déploiements également possibles. Les positions ouvertes ou fermées, la croyance ou l’incroyance, découlent d’une confiance anticipatrice et ont toujours à cohabiter avec une certaine incertitude. Il est crucial, pour Taylor, de prendre conscience de l’espace ouvert jamesien.

Le cadre dans lequel s’oriente l’analyse taylorienne se précise ici. Nous nous souvenons de la critique de P. Lucier selon laquelle il y aurait une certaine incohérence chez Taylor à postuler un cadre immanent « ouvert » à la transcendance138. L’analyse de P. Lucier a-t-elle pris en considération cet espace jamesien ? Si on considère cet espace, la position de Taylor n’a rien de contradictoire. Le cadre à partir duquel il comprend le monde n’est ni un cadre immanent qui s’acharne à faire une place à la transcendance, ni un cadre transcendant qui fait des concessions avec le cadre immanent. Le cadre taylorien est celui de l’espace ouvert jamesien : un cadre où le possible se mêle à l’incertitude, dans lequel il nous faut affirmer notre vision de la vie et la vivre. Le cadre général à travers lequel nous nous questionnons sur la vie est celui-ci. Le « cadre immanent », qui est notre référence commune en Occident de nos jours, n’est qu’une représentation des choses.