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2. L’ONTOLOGIE MORALE

2.2 L’orientation vers le bien

J'aimerais à présent approfondir la notion de cadres en précisant la relation qu'entretiennent avec eux les êtres que nous sommes. Car c'est bien d'être qu'il s'agit ici. Taylor n'emploie pas le terme « identité » pour faire référence à une des catégories généralement avancées pour répondre à cette question, soit l'appartenance nationale, traditionnelle, spirituelle ou morale, mais bien pour s'intéresser à l'être forgé par l'ensemble de ces catégories. C'est en ce sens profond qu'il faut comprendre la notion d'identité. Nous avons vu, dans le premier chapitre de notre étude, le caractère fondamentalement dialogique de la formation de cette identité. Il faut ajouter à cette formation la présence inéluctable des cadres. Nous pouvons comprendre la force des cadres de référence dans l'ontologie morale taylorienne en nous intéressant à l'idée d'orientation. L'identité, dans la description qu'en livre Taylor, se présente comme le revêtement de l'être qui se dessine à partir d'horizons qui nous échoient. Personne ne choisit de naître à une époque donné, dans une culture précise, dans tel milieu social ou familial. Néanmoins, à partir de ce châssis environnant, chaque individu est appelé, par sa condition d'homme, à se questionner sur le sens de cette vie qu'il n'a pas choisie mais dont il lui incombe de définir l'orientation.

C'est dans ce contexte que se pose la question de la plénitude. Le sens de la vie se pose à l'être en termes d'orientation (de la vie) et de définition (de soi). C'est pourquoi Taylor parle de l'identité en usant abondamment du champ lexical de la localisation spatiale79. Je prends

78 SM, p. 41.

79 SM, p. 46 : Taylor parle de la crise d'identité comme « une forme aiguë de désorientation ». Plus loin, il évoque ce lien entre

identité et orientation : « Savoir qui on est, c'est pouvoir s'orienter dans l'espace moral à l'intérieur duquel se posent les questions sur ce qui est bien ou mal, ce qu'il vaut ou non la peine de faire, ce qui à ses yeux a du sens ou de l'importance et ce qui est futile ou secondaire ». p. 47, il dit : « l'orientation dans l'espace a des racines profondes dans la psychè humaine » et cite, à titre d'exemple les formes extrêmes de déséquilibre de la personnalité dans lesquelles le sujet éprouve une perte de repères dans l'espace physique.

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conscience de mon être par rapport à ma situation dans l'espace socio-culturel dans lequel j'évolue (et à plus grande échelle par rapport à l'espace historique). La question « qui-suis- je ? » appelle une définition de cette situation. Il n'y a pas d'identité sans repères. Nous comprenons dès lors la relation dialectique qu'entretiennent l'identité et l'orientation. « Perdre cette orientation », dit Taylor, « ou ne pas l'avoir trouvée, c'est ignorer qui on est : et cette orientation, une fois qu'on l'a trouvée, définit le lieu d'où l'on répond, donc son identité80 ». L'idée d'orientation appelle nécessairement un cadre de type spatial que l'on peut lire comme une carte : on cherche à s'y repérer. Et comme face à une carte devant laquelle on cherche à trouver son chemin, on peut manquer d'orientation en deux sens : nous pouvons ignorer la topographie qui nous entoure (ce à quoi la carte peut remédier), ou encore ignorer notre propre situation sur la carte. Taylor établit une analogie avec notre orientation par rapport au bien. Cette orientation « exige non seulement certains cadres qui définissent la forme de ce qui est qualitativement supérieur, mais aussi un sens du lieu où nous nous situons par rapport à eux81 ».

Si l'on accepte cette idée d'orientation, on ne peut plus faire l'économie d'une ontologie de notre arrière-plan moral. L'idée de Taylor est que l'être humain existe et évolue au sein d'un espace de questions fondamentales qui relèvent de la catégorie de la plénitude et auxquelles les cadres de référence apportent des réponses. Comment ? En délimitant l'horizon dans lequel nous nous situons et à partir duquel les choses prennent sens pour nous82. Si identité et orientation sont liées, les choix définis à partir de notre identité ne sauraient se comprendre comme de simples préférences ou aversions, comme le présupposent les hypothèses naturalistes. Ces choix doivent impérativement convoquer des discriminations qualitatives fortes, sinon ils ne sauraient créer la déstabilisation de l'identité. Les réponses apportées aux questions fondamentales par les cadres ne sauraient être considérées comme des réponses certaines, mais en reconnaissant le caractère inéluctable de ces questions, en les accueillant, il

80 SM, p. 48. 81 SM, p. 64.

82 « […] Parler d’orientation présuppose un cadre de type spatial à l’intérieur duquel on se fraie un chemin. Concevoir notre

dilemme en termes de découverte ou de perte d’orientation dans l’espace moral, c’est accepter que l’espace que nos cadres cherchent à définir est ontologiquement fondamental. Le problème se pose donc ainsi : au moyen de quel cadre définitionnel puis-je trouver mes points de repère dans cet espace ? En d’autres termes, nous tenons pour essentiel que l’agent humain existe dans un espace de questions. C’est à ces questions que nos cadres définitionnels apportent des réponses, fournissant du même coup l’horizon à l’intérieur duquel nous savons où nous nous situons et quel sens les choses ont pour nous. » SM, p. 49.

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leur font une place dans les considérations de l'agent moral et cela seul peut-être considéré comme une réponse, aussi imparfaite soit-elle (quelle réponse à une question essentielle ne le serait pas ?).