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Les leçons à tirer du succès des livres animés

I. Les freins à la numérisation de l‟album

II.1 À l’origine du livre numérique : le livre animé

II.1.2 Les leçons à tirer du succès des livres animés

L‟étude des livres à systèmes est utile dans notre réflexion, car ils présentent de nombreux points communs avec les livres numériques enrichis. En premier lieu, un parallèle peut être établi entre le choix des livres adaptés en format numérique, et celui des titres adaptés en livres animés. Beaucoup de classiques de la littérature de jeunesse ont été transposés en livres à systèmes, et ce sont parfois ces mêmes titres qui sont annoncés en livres numériques par les éditeurs. En décembre 2009 étaient présentés sur les tables des librairies des livres animés allant du titre français Le Petit Prince49 au classique anglais La chasse à l‟ours50, en passant par tous les thèmes dérivés d‟un phénomène de mode (la passion pour les livres de dragons et de vampires) ou l‟actualité cinématographique. Face à cette surproduction, on peut se poser la question de l‟intérêt de toutes ces adaptations en Pop-up et autres livres à systèmes. En ouvrant certains de ces livres, on constate que les créateurs ont multiplié les systèmes dans un même livre, pour prévenir la monotonie qui pourrait résulter de la répétition d‟une mise en page. La construction du système est donc au cœur de la réflexion de l‟auteur, au même titre que l‟image et le texte, s‟il y a. Ainsi, pour Guylain Desnoues, spécialiste du livre animé : « au même titre que l'image, l'animation ajoute une dimension au récit et multiplie les pistes de lecture. »51 C‟est le cas des livres dans lesquels les auteurs mobilisent de nombreuses techniques d‟animations (glissade, dépliage, tirage…) pour les intégrer le plus judicieusement possible à l‟histoire. Cependant, alors que certains livres témoignent de l‟ingéniosité de leur auteur à renouveler l‟œuvre première en recherchant le meilleur système pour chaque page, d‟autres titres semblent de simples copies du classique illustré, dans lesquels le volume en 3D ne sert que d‟argument commercial. C‟est le cas de la majorité de ces adaptations, qui utilisent un certain nombre de techniques d‟animation simples, interchangeables, sans se préoccuper de l‟apport de sens ou de contresens qui

49 Antoine de St-Exupéry, Le petit prince : Le grand livre pop-up, Paris : Gallimard, 2009, 72p.

50 Michael Rosen et Helen Oxenbury, La chasse à l‟ours animée, Paris : Kaléidoscope, 2006, 30p.

51 « De l‟intérêt du livre animé », article disponible sur http://www.livresanimes.com/pedagogie/pedagogie1.html

pourraient en résulter. En transposant cette logique dans un environnement numérique, on peut imaginer qu‟un album devienne un véritable livre enrichi grâce à l‟ajout d‟animations conçues en relation avec le texte et les images. Cependant, l‟enrichissement technique pourrait également conduire à un appauvrissement, lorsque les animations détournent le lecteur des autres éléments constitutifs du livre.

D‟autre part, l‟attractivité des livres animés sur les non-lecteurs est peut-être une piste pour le livre numérique. Les éditeurs insistent d‟ailleurs sur ce message dans leur politique de communication, offrant d‟attirer des jeunes familiers du jeu vidéo vers la lecture grâce aux jeux et effets visuels insérés dans le livre. Mais si l‟interactivité peut aider à maintenir l‟attention de l‟enfant, elle peut aussi détourner sa concentration et lui faire perdre le fil de l‟histoire. Il faut donc qu‟elle soit bien dosée, et que les éléments à systèmes soient intégrés à la temporalité de l‟histoire. Ce problème surgit parfois avec les livres Pop-up dont le déploiement de l‟image va de pair avec l‟acte de tourner les pages. Ce geste instinctif ne laisse pas toujours le temps d‟apprécier l‟effet visuel, qui se déclenche avec l‟écartement de deux pages et se finit très vite, dès l‟ouverture de celles-ci. Or, dans le cas d‟un album, si l‟auteur peut contrôler la narration, le lecteur garde le contrôle sur le rythme de lecture. Pour qu‟une adaptation ne trahisse pas la temporalité de l‟album, il faudrait donc que la gestion de cette temporalité reste l‟apanage du lecteur. Dans le cas d‟une adaptation en livre à systèmes, cela supposerait que les animations soient actionnables par l‟enfant, plutôt qu‟elles ne se déclenchent automatiquement. Cela laisserait au lecteur le temps de se concentrer sur le texte, sans que les effets visuels viennent perturber son rythme de lecture. Si l‟on suit ce raisonnement, l‟adaptation numérique d‟un album nécessiterait le même respect de l‟œuvre et du lecteur. La temporalité pourrait par exemple être gérée par le lecteur par simple clic, afin qu‟il déclenche à son gré le changement de page ou une animation. Cette maîtrise de l‟environnement de lecture éviterait que des effets temporels (sons, animations d‟images ou

de texte...) gênent la compréhension. Ces effets pourraient par contre intervenir dans la narration, mais au rythme décidé par l‟enfant.

L‟album combine en effet texte et images dans son processus narratif, comme le fait également la bande-dessinée, à la différence des romans. Et la linéarité est assurée par le support livre, mais également par l‟agencement des éléments et les relations qu‟ils entretiennent les uns avec les autres. Cette linéarité n‟empêche pas les éléments de dialoguer entre eux, dans un jeu de correspondances qui enrichi le sens de l‟histoire, mais elle est primordiale à la bonne compréhension de l‟album. Lorsque l‟on insère des animations, dans le cas d‟un livre à systèmes, il faut que celles-ci respectent le fil conducteur de l‟histoire, sans briser la narrativité linéaire de l‟album. Le même problème se pose avec l‟adaptation numérique d‟un album. Scott Mc Cloud formalise la même nécessité pour la bande-dessinée numérique lorsqu‟il s‟interroge sur la possibilité de maintenir un dialogue entre chaque élément d‟une bande-dessinée, de préserver la linéarité de l‟histoire, tout en tirant avantage de tout ce que le numérique peut offrir :

“In comics, every aspects of the work, every element of the work, has a spatial relationship to every element at all times. Is there any way to preserve this spatial relationship, while still taking advantage of that digital offers to us?” 52

Or, cette préoccupation pourrait tout à fait s‟appliquer à l‟album, et elle doit rester dans les esprits des développeurs. Sinon, les livres numériques enrichis tendraient à n‟être que des artifices visuels, à l‟instar de certains livres à systèmes dont nous parlions précédemment.

Selon l‟auteur Balak, c‟est hélas déjà le cas pour la bande-dessinée sur support numérique, qui

« ressemble aujourd‟hui à une succession de gadgets où la forme va jusqu‟à nier le principe

52 Scott Mc Cloud, Scott Mc Cloud on comics, TED Talks, février 2005.

même de l‟art séquentiel » 53. C‟est une problématique identique que soulève la numérisation d‟albums et la création de livres enrichis : quels titres gagneraient à être enrichis lors de leur dématérialisation, et comment utiliser au mieux les outils numériques pour créer une interactivité à des fins narratives, et non pas un catalogue d‟ebooks dont les animations seraient appliquées au livre de manière systématique, sans réflexion par rapport à l‟œuvre première ?

Enfin, il faut retenir de l‟histoire des livres animés les créations conçues sur CD-Rom il y a une quinzaine d‟années, car elles ont posé les bases du développement multimédia des livres numériques inventés à l‟heure actuelle. Ainsi, comme nous le remarquions en amont, l‟album interactif n‟a rien de nouveau en matière éditoriale. Des auteurs l‟avaient fait sur papier, et le CD-Rom a adapté ce concept dans l‟environnement numérique des années 1990, certains offrant des résultats très aboutis. Devenu une référence dans le domaine du multimédia, le conte interactif Le livre de Lulu54 instaure un lien entre les supports papier et numérique : la princesse Lulu émerge d‟une réplique d‟un livre papier ouvert à l‟écran, tandis que le robot qui l‟accompagne provient d‟images de synthèse en 3D. Dans la plupart des adaptations de livres en CD-Rom d‟animation, de nombreux repères du livre classique sont d‟ailleurs repris : chapitres, pagination, jusqu‟au mouvement de changement de page... C‟est le cas du livre numérique interactif La princesse Dragonne, édité par Bayard, et élaboré à partir d‟un titre de la collection « J‟aime Lire ». Et ce logiciel proposait déjà l‟outil multilingue, que l‟on voit réapparaître dans les livres numériques actuels. Enfin, comme les livres-jeux qui proposent de choisir son parcours de lecture, nous évoquions Le théâtre de minuit, dans lequel Pakovska propose à l‟enfant d‟inventer son propre scénario : il vagabonde de tableau en tableau en faisant des découvertes à chaque clic. Cet éclatement du parcours de lecture est rendu possible par la présence d‟un fil conducteur, qui est une suite de

53 Balak, sur son blog http://boubize.blogspot.com/2009/08/bon-une-petite-bede-numerique-passque.html

54 Romain Victor Pujebet, op. cit.

découvertes plastiques et musicales jouant sur des combinaisons de supports, outils, couleurs, sons… Comme nous allons le voir un peu plus loin, certains livres numériques contemporains sont très proches de ces concepts, et ils soulèvent surtout les mêmes interrogations quant au genre de l‟album et sa limite.