• Aucun résultat trouvé

Laurent Schwartz (1915-2002)

L'autobiographie de mon professeur Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, parue en 1998, a beaucoup d’intérêt. Laurent Schwartz a reçu la médaille Fields de mathématiques en 1950 pour ses travaux sur les distributions.

La percolation

(…) la découverte scientifique soudaine est analogue au phénomène de la percolation qui s’applique au café : si l’on verse de l’eau sur une épaisseur serrée de poudre de café, dans un premier temps l’eau ne passe pas, puis de petits filets d’eau prennent naissance qui s’arrêtent soudain ; ils ne peuvent continuer parce que les conditions physiques ne le leur

permettent pas. Mais de tels ruisselets sont nombreux, de plus en plus longs ; ils ne sont pas forcément issus du premier mais de conditions collatérales créées par ces premiers chemins. A un moment déterminé pourtant, une voie d’eau se fraie un chemin à travers toute l’épaisseur du café, et une partie du liquide s’écoule avec une certaine rapidité par une artère entre la partie supérieure et la partie inférieure. (…)

La percolation cérébrale s’accompagne d’un très grand travail subconscient. Entre un long travail de réflexion qui n’aboutit pas et la découverte subite, le subconscient a travaillé. Très souvent maintenant, je ne retrouve plus le nom d’une personne. Je ne me laisse pas faire, et je le recherche ; en vain, mais avec le but de forcer mon subconscient à travailler. Puis j’abandonne. Mais plusieurs heures après, parfois le lendemain au réveil après une bonne nuit, cela me vient soudain à l’esprit, sans réflexion consciente dans l’intervalle. C’est vrai aussi pour les mathématiques.

Il arrive que les préliminaires d’une découverte importante ne soient pas publiables et que personne ne les remarque. Si celui qui les a faites ne les garde pas à l’esprit, rien n’en sortira. Mais l’esprit humain amasse, et l’auteur des préliminaires peut être ainsi celui-là même qui fraiera le chemin à la découverte. Comme ce peut être également plusieurs mathématiciens. Chacun interrompt sa recherche en fonction des possibilités non seulement de son cerveau, mais de son époque. Certaines époque se prêtent plus que d’autres à une découverte complète. Quand je trouvai les distributions d’un seul coup, non seulement j’y étais préparé par mes réflexions précédentes, mais l’époque était très propice en raison des travaux antérieurs de nombreux mathématiciens. Si je ne les avais pas trouvées, il me paraît certain qu’on l’aurait fait dans les quelques années qui ont suivi. Ce que je ne peux pas dire, c’est combien d’années, peut-être quatre ou cinq, sans doute moins, et sûrement moins de dix. Je ne peux pas affirmer non plus qu’on les aurait introduites par la même méthode. Peut-être d’autres méthodes auraient-elles été appliquées.

D’ailleurs, certains mathématiciens ont ensuite tenté de court-circuiter mes méthodes en en cherchant de plus simples, mais ces dernières n’ont pas résisté et se sont avérées en fait moins simples. J’ai du reste moi-même été dans ce cas, puisque ma définition initiale des distributions, en novembre 1944, n’était pas la bonne et que je n’ai trouvé celle qui a subsisté jusqu’à nos jours que vers février 1945, à Grenoble.

La plus belle nuit de ma vie

J’ai toujours appelé cette nuit de découverte ma nuit merveilleuse, ou la plus belle nuit de ma vie. Dans ma jeunesse, j’avais souvent des insomnies de plusieurs heures et ne prenais jamais de somnifères. Je restais dans mon lit, lumière éteinte, et faisais souvent, évidemment sans rien écrire, des mathématiques. Mon énergie inventive était décuplée, j’avançais avec rapidité sans ressentir de fatigue. J’étais alors totalement libre, sans aucun des freins qu’imposent la réalité du jour et l’écriture. Après quelques heures, la lassitude survenait quand même, surtout si une difficulté mathématique se présentait obstinément.

Alors je m’arrêtais et dormais jusqu’au matin.J’étais fatigué tout le jour suivant, mais heureux ; il me fallait souvent plusieurs jours pour tout remettre en ordre. Cette fois-là, j’étais sûr de moi et plein d’exaltation. Dans ce genre de circonstance, je ne perdais pas de temps pour tout expliquer par le menu à Cartan qui, comme je l’ai dit, habitait à côté. Il était lui-même enthousiasmé : « Bon, voilà que tu viens de résoudre toutes les difficultés de la dérivation. Désormais, plus de fonctions sans dérivées », me dit-il. Si une fonction sans dérivée (Weierstrass), c’est qu’elle a des dérivées qui sont des opérateurs mais ne sont pas des fonctions.

Mon palais intérieur

Les distributions, mais aussi l’ensemble des autres connaissances mathématiques que j’ai acquises sont en moi, dans mon cerveau, sous une forme très bien structurée. Chaque partie est connectée à d’autres, chacune est précédée et suivie d’autres. Elles forment un ensemble très ordonné. Cet ensemble, pour moi, est beau, comme le serait un château ou un palais intérieur. En même temps, il a une structure rigide. Si je veux parcourir un certain chemin, je ne peux le suivre que dans un ordre déterminé. Si l’on me l’expose dans un ordre différent, en prenant pour définition ce qui pour moi est, par exemple, un résultat final, et en inversant le sens de la marche,cela provoque un trouble profond. Plus encore si l’on s’avise d’introduire des notions nouvelles. Je ressens toute lecture, toute audition d’un séminaire comme une agression. C’est mon château qu’on tente de démolir. Généralement, je ne comprends pas tout de suite, je prends des notes et dois réfléchir à la maison pour y comprendre quelque chose. Je pourrais naturellement suivre la tendance naturelle au conservatisme, c’est-à-dire refuser ce qui m’est proposé pour maintenir mon château intact.

On pourrait donc croire que ce château est un obstacle au développement. Je ne le crois pas, car il me paraît une étape indispensable. Je ne vois pas comment je pourrais faire des mathématiques si mes mathématiques internes n'étaient pas très ordonnées. J’ai une sorte de désir impérialiste de la connaissance totale. Pas seulement pour les mathématiques, mais pour toutes les sciences, et aussi pour toutes les choses de la vie et de la société. Tout doit être pour moi d’une parfaite logique. Le flou est mal toléré. Si je connais mal une théorie, j'ai tendance à considérer que je ne la connais pas du tout : j'accepte difficilement les demi-mesures. Du moment, en effet, que toute arrivée de résultats extérieurs est une agression, je résiste et mets du temps à assimiler ces nouveautés. Une fois que je les ai assimilées, en revanche, je les conserve pour très longtemps ou pour toujours, grâce à une excellente mémoire. Quand je reçois une impression extérieure, je dois remettre en ordre toute une série de phénomènes et imbriquer ce que je viens d’apprendre dans mes propres schémas.

Mon château est alors plus perfectionné qu’avant. Peut-être certaines parties ont-elles été rejetées comme inutiles, mais il faut quelquefois faire le ménage. D’autres éléments sont venus s’y incorporer. Ainsi le château se modifie-t-il sans forcément s’étendre.

Lorsque j’étais jeune, j’avais une puissante mémoire. Jusqu’à l’âge d’environ cinquante-cinq ans, je crois m’être rappelé tout ce sur quoi j'avais réfléchi antérieurement.

Ce qui fait que je ne prenais jamais de notes. C’est en 1972, sur le conseil de Grothendieck, que je me mis à en prendre. Toutes les fois que j’apprenais quelque chose, que je lisais un livre, que je comprenais quelque chose de nouveau, je le notais sous une forme qui, généralement, n'était accessible que pour moi. J'en faisais un petit nombre de pages, un petit article que généralement je ne publiais pas mais auquel j'attribuais un numéro. Il n’y a pas de retour en arrière ; chaque nouvelle réflexion possède un numéro nouveau. Les textes ne sont donc pas nécessairement dans un ordre logique. Un tableau de correspondance est maintenant sur mon ordinateur. L’ensemble de ces papiers est ma mémoire écrite. J'en suis au numéro 380 et, comme la moyenne de chaque numéro est d’une dizaine de pages, je crois avoir rédigé entre 2500 et 4500 pages qui sont ma mémoire écrite. Malheureusement, ma mémoire « vive » peu à peu se perd : excellente autrefois, elle est bien plus faible aujourd’hui. Pour beaucoup de théorèmes que j’ai démontrés, je ne connais même plus l’énoncé. Naturellement, si je pioche dans ma mémoire écrite, je le retrouve, mais avec de plus en plus de mal. Souvent, ce n’est pas dix minutes qu’il me faut pour relire un de ces comptes rendus et retrouver le théorème (comme c’était le cas il y a encore quelques années), mais une heure ou même plusieurs jours. C’est ce qui engendre mes difficultés de plus en plus grandes à faire de la recherche mathématique. En fait, j’ai dépassé les

quatre-vingt ans, et il est extrêmement rare qu’un mathématicien ait fait des travaux très originaux après cet âge. Je ne fais que suivre le lot commun.

Je connais beaucoup de mathématiciens qui ressentent les agressions extérieures de la même manière, d’autres qui ont au contraire l’esprit très rapide. Ces derniers ont probablement une structure différente de celle du château intérieur. Par exemple, Lions, Dieudonné, Dixmier sont capables de lire très vite des articles et de les comprendre tout de suite, sans être le moins du monde heurtés. Au contraire, Henri Cartan et Alain Connes sont plutôt comme moi. J’ai écrit un article à ce sujet, et Connes m’a tout de suite dit qu’il aurait pu le signer. Bien sûr, il arrive que plusieurs chemins mènent d’un point à un autre, un château bien fait les contient tous. C’est grosso modo l’équivalent des connexions entre les neurones. Il y a des théorèmes dont je me souviens si bien que je peux les exposer sans peine d’un seul trait. Il y en a d’autres dont j’oublie presque toujours la démonstration, même dans mes cours élémentaires de deuxième cycle. Je devais pour cela préparer soigneusement mes cours. Par exemple, le théorème de Hahn-Banach est tellement imprimé en moi que je pourrais presque le démontrer en rêve. Par contre, celui du graphe fermé de Banach a toujours revêtu à mes yeux une certaine difficulté, si bien que je me l’exposais à moi-même avant mes cours aux élèves.

Je l’ai déjà dit, les mathématiciens se contentent parfois des démonstrations en zigzag et exposent leurs théories sous cette forme. On pourrait penser qu’elles sont plus dialectiques pour le lecteur qu’un exposé bien fait par le chemin le plus court. Ce n’est pas si sûr. Car, pour un autre mathématicien, les zigzags nécessaires à ses découvertes ne sont pas les mêmes que pour celui qui a fait la découverte !

Un mathématicien aux prises avec le siècle, p.260 (Odile Jacob, 1997)

__________

Documents relatifs