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André Weil (1906-1998)

Frère aîné de la philosophe Simone Weil, André Weil fut l’un des plus grands mathématiciens du XXème siècle ; il a fait des travaux fondamentaux en géométrie algébrique. Les passages suivants sont extraits, le premier, des mémoires publiées par Weil en 1991, qui relatent ses années de formation, de 1906 à son séjour au Brésil après la seconde guerre mondiale, l'autre, de l'ouvrage collectif dirigé par F. Le Lionnais en 1948, Les grands courants de la pensée mathématique.

Souvenirs d’apprentissage

À l’Ecole normale

Cette même année je me mis à lire Riemann. Depuis longtemps, et tout d’abord en lisant les poètes grecs, je m’étais persuadé que, dans l’histoire de l’humanité, seuls comptent les très grands esprits et que seul compte, pour faire connaissance avec eux, le contact direct avec leur œuvre ; j’ai appris depuis lors à nuancer beaucoup ce jugement, sans tout à fait m’en défaire ; ma sœur11, en revanche, qui, par elle-même ou peut-être un peu sous mon influence avait pris la même manière de voir, en est restée marquée jusqu’à la fin de sa trop courte vie. J’avais été très frappé aussi, pendant mon année de Philosophie, par une phrase de Poincaré, où l’exagération n’est pas moins manifeste : « Ce n’est que par les sciences et les arts que valent les civilisations ». Avec de telles idées dans l’esprit, je ne pouvais que me précipiter vers l’étude des œuvres des grands mathématiciens du passé dès que celles-ci furent matériellement et intellectuellement à ma portée. Riemann fut le premier ; je lus sa dissertation inaugurale et le grand mémoire sur les fonctions abéliennes ; d’avoir débuté ainsi fut une chance dont je me suis toujours félicité. Cette lecture n’est pas difficile, à condition de savoir que chaque mot y est chargé de signification ; il n’est peut-être pas de mathématicien dont l’écriture soit aussi dense. Pour cette étude le tome II de Jordan était une bonne préparation ; de plus la "bibli" possédait une bonne collection des cours polycopiés de Félix Klein, dont une grande partie n’est qu’un commentaire assez discursif, mais intelligent, de l’œuvre de Riemann, complétant ce que celle-ci a de trop concis. (p.40)

En Inde

Tout mathématicien digne de ce nom a connu, parfois seulement à de rares intervalles, ces états d’exaltation lucide où les pensées s’enchaînent comme par miracle, et où l’inconscient (quel que soit le sens qu’on attache à ce mot) paraît aussi avoir sa part.

Poincaré, dans une page célèbre, a décrit comment dans un tel moment il découvrit les fonctions fuchsiennes. De ces états Gauss disait, paraît-il: «Procreare jucundum»

(engendrer est un plaisir), tout en ajoutant : «sed parturire molestum» (mais accoucher est une peine). A la différence du plaisir sexuel, celui-là peut durer plusieurs heures, voire plusieurs jours ; qui l’a connu en désire le renouvellement mais est impuissant à le provoquer, sinon tout au plus par un travail opiniâtre dont il apparaît alors comme la

11 Simone Weil (1909-1943), élève d’Alain, philosophe et militante anarchiste, antifasciste, morte en Angleterre. André Weil a confié ses souvenirs sur sa soeur à Simone Pètrement, auteur de sa biographie.

récomppense ; il est vrai que le plaisir qu’on en ressent est sans rapport avec la valeur des découvertes auxquelles il s’associe.

J’avais connu de tels moments à Göttingen à propos d’équations diophantiennes, mais je me demandais avec un peu d’inquiétude s’ils reviendraient jamais. Leur retour me combla de joie ; j’étais à Aligarh, et Vijayaraghavan à Dacca ; je lui télégraphiai : « New theory of functions of several complex variables born to-day », à quoi il répondit plaisamment : « Congratulations. Wire mother's health ». (p.95)

Bourbaki

Une série de légendes s’est accumulée autour du nom de Bourbaki ; ses collaborateurs n’y ont pas peu contribué. Le moment est venu de dévoiler ces mystères. Dès que le projet prit corps d’un ouvrage collectif, il nous apparut qu’il ne pouvait être question d’étaler une longue suite de noms sur la couverture. Un canular normalien nous revint opportunément en mémoire.

Lorsque Delsarte, Cartan et moi étions normaliens, la promotion scientifique de 1923, nouvellement entrée à l’École, fut avisée, sur papier à en-tête de la direction, qu’un professeur au nom vaguement scandinave ferait tel jour, à telle heure, une conférence à laquelle il était recommandé d’assister. Le conférencier fut l’un de nos camarades plus anciens, Raoul Husson, doux amateur de canulars, qui a fait plus tard une carrière de statisticien avant de trouver sa voie dans la phonologie et l’étude scientifique du chant, où l’on dit qu’il a fait des travaux de quelque valeur. En 1923 il se présenta aux "conscrits", muni d’une fausse barbe et d’un accent indéfinissable, et leur fit un exposé qui montait, paraît-il, par degrés insensibles d’un peu de théorie des fonctions classique aux hauteurs les plus extravagantes, pour se terminer par un "théorème de Bourbaki" dont l’auditoire resta pantois. C’est ainsi du moins que s’en est fixée la légende, qui ajoute que l’un des normaliens présents déclara avoir tout compris d’un bout à l’autre. (p.105)

Dès lors, au cours de ce congrès [dit "de l’Escorial", car il aurait dû se tenir en Espagne, mais se tint à Chançay à cause de la guerre civile espagnole], s’établit notre méthode de travail. Pour chaque sujet, sur la base d’un premier rapport, et après discussion en congrès, un rédacteur était désigné ; il fournissait une première rédaction, qui, lue et discutée à nouveau en congrès, était modifiée plus ou moins profondément ou même, comme il arriva plus d’une fois, rejetée en totalité. Un autre rédacteur était désigné pour fournir une deuxième rédaction suivant les instructions reçues, auxquelles naturellement il ne se conformait pas toujours ; et ainsi de suite.

Avec cette méthode il devenait évidemment impossible d’attacher à un texte quelconque de Bourbaki le nom d’aucun d’entre nous. De plus il fut convenu qu’aucune décision ne serait prise que sur consentement unanime et que toute décision pourrait être remise en question ; en cas de désaccord irréductible la décision serait ajournée. Sans doute fallait-il un robuste acte de foi pour penser que ce processus allait converger ; mais nous avions foi en Bourbaki. Néanmoins nous fûmes presque surpris quand pour la première fois nous pûmes approuver un texte pour l’impression ; ce fut le "fascicule de résultats" de la théorie des ensembles, adopté définitivement peu avant la guerre. Sur cette théorie un premier texte dû à Cartan avait été lu au congrès dit "de l’Escorial" ; Cartan, qui n’avait pu y assister, fut informé de son rejet par un télégramme : « Union intersection partie produit tu es démembré foutu Bourbaki ». Sagement nous avions décidé de faire paraître sur la théorie des ensembles un fascicule qui en fixerait les notations sans attendre l’exposé détaillé qui devait suivre ; il fallait bien poser ces notations une fois pour toutes, et en effet

celles-ci, qui modifiaient sur plusieurs points les usages reçus, ont été assez généralement approuvées. Bien plus tard la part que j’avais prise à ces débats me valut le respect de ma fille Nicolette quand je lui dis que j’étais personnellement responsable de l’adoption du symbole ∅ pour l’ensemble vide, symbole dont elle venait d’apprendre l’usage à l’école.

Le ∅ appartenait à l’alphabet norvégien, et j’étais le seul dans Bourbaki à le connaître.

C’est aussi au congrès "de l’Escorial" que furent fixées dans leurs grandes lignes les normes concernant les rédactions futures, y compris même leur présentation typographique.

À ma grande satisfaction (car l’histoire des mathématiques, ou pour mieux dire la lecture des grands textes mathématiques du passé, me fascinait de longue date) le principe fut adopté de faire suivre chaque chapitre, non seulement d’exercices plus ou moins difficiles, mais aussi d’un "laïus historique", première annonce des "Notes historiques" qui allaient contribuer à conférer son caractère distinctif à notre ouvrage.

Dans l’établissement des tâches que Bourbaki allait entreprendre, un progrès notable fut accompli par l’adoption de la notion de structure, et de la notion d’isomorphisme qui lui est liée. Rétrospectivement celles-ci semblent banales, et d’un contenu mathématique assez mince tant qu'on n’y ajoute pas les notions de morphisme et de catégorie. À l’époque de nos premiers travaux c’était une lumière nouvelle jetée sur des sujets où régnait encore une grande confusion ; le sens même du mot "isomorphisme" variait d’une théorie à l’autre.

Qu’il y eût des structures simples de groupe, d’espace topologique, etc., puis des structures plus complexes, depuis les anneaux jusqu'au corps des nombres réels et aux espaces vectoriels topologiques, cela n’avait pas été dit avant Bourbaki, que je sache, et il fallait le dire. Quant au choix du mot de structure, mes souvenirs sont en défaut ; mais à cette époque il était déjà entré, je crois, dans le vocabulaire des linguistes, et je conservais des contacts avec ce milieu, et tout particulièrement avec Émile Benveniste ; sans doute n’y avait-il pas là qu’une simple coïncidence. (p.119-120)

À Chançay, Bourbaki m’inspira un sonnet, compte-rendu assez fidèle de l'une de nos discussions :

Soit une multiplicité vectorielle.

Un corps opère, seul, abstrait, commutatif Le dual reste loin, solitaire et plaintif,

Cherchant l’isomorphie et la trouvant rebelle.

Soudain, bilinéaire, a jailli l’étincelle D’où naît l’opérateur deux fois distributif.

Dans les rets du produit tous les vecteurs captifs Vont célébrer sans fin la structure plus belle.

Mais la base a troublé cet hymne aérien : Les vecteurs éperdus ont des coordonnées.

Cartan ne sait que faire et n’y comprend plus rien

Et c’est la fin. Opérateurs, vecteurs, foutus Une matrice immonde expire. Le corps nu

Rentre en lui-même, au sein des lois qu’il s’est données.

(p.124)

Incarcéré à la prison de Rouen au printemps 40 pour insoumission, après une rocambolesque escapade en Scandinavie, André Weil écrivit plusieurs lettres sur les mathématiques à sa sœur. En voici un extrait.

Lettre à Simone Weil

(…) Quant à parler à des non-spécialistes de mes recherches ou de toute autre recherche mathématique, autant vaudrait, il me semble, expliquer une symphonie à un sourd. Cela peut se faire ; on emploie des images, on parle de thèmes qui se poursuivent, qui s’entrelacent, qui se marient ou qui divorcent ; d’harmonies tristes ou de dissonances triomphantes : mais qu’a-t-on fait quand on a fini ? Des phrases, ou tout au plus un poème, bon ou mauvais, sans rapport avec ce qu’il prétendait décrire. La mathématique, de ce point de vue, n’est pas autre chose qu’un art, une espèce de sculpture dans une matière extrêmement dure et résistante (comme certains porphyres employés parfois, je crois, par les sculpteurs). Michel-Ange a exprimé, au premier quatrain d’un sonnet admirable, cette idée (que j’imagine plus ou moins platonicienne) que le bloc de marbre contient, au sortir de la carrière, l’œuvre sculptée, et que le travail de l’artiste consiste à enlever ce qui est de trop : dans ses dernières années, d’ailleurs, il a de plus en plus profité des accidents du bloc de marbre, formant l’œuvre par l’extérieur et laissant le plus possible la surface brute (colosses des jardins Boboli, aujourd’hui au musée à Florence, et surtout sa dernière œuvre que les ignorants prétendent inachevée, la Pietà (ou plutôt la descente de croix) du Palazzo Rondanini à Rome). Le mathématicien est tellement soumis au fil, au contrefil, à toutes les courbures et aux accidents mêmes de la matière qu’il travaille, que cela confère à son œuvre une espèce d’objectivité. Mais l’œuvre qui se fait (et c’est cela à quoi tu t’intéresses) est œuvre d’art et par là même inexplicable (elle seule est à elle-même son explication).

Cependant, si la critique d’art est un genre vain et vide, l’histoire de l’art est peut-être possible : et l’on n’a jamais, que je sache, examiné l’histoire des mathématiques de ce point de vue (à l’exception de Dehn, autrefois à Francfort, maintenant à Trondheim en Norvège, mais qui n’a jamais rien écrit dessus). Et il est tout à fait vain de se lancer là-dedans sans une étude approfondie des textes : encore, vu l’absence de toute étude préparatoire, faut-il choisir une période qui s’y prête. À ce propos, connais-tu Desargues ? Dehn m’en a longuement parlé à Oslo, en mai dernier. J’ai dit une fois à Cavaillès qu’il y aurait lieu d’étudier les débuts des fonctions elliptiques (Gauss, Abel, Jacobi, et même Euler et Lagrange, et tous les auteurs mineurs), mais il faut pour cela des connaissances que tu n’as pas. Pour l’algèbre baby-lonienne…

Extrait d’une lettre du 29 février 1940

L’avenir des mathématiques

Est-ce à dire que la mathématique soit en train de devenir science d’érudition, qu’il ne doive plus être possible d’y faire œuvre créatrice que blanchi sous le harnois, usé par les longues années de veille en compagnie de tomes poussiéreux ? Ce serait aussi un signe de déclin ; car, force ou faiblesse, elle n’est guère science à se nourrir de détails minutieusement recueillis au cours d’une longue carrière, de lectures patientes, d’observations ou de fiches amassées une à une pour former le faisceau d’où sortira enfin l’idée. En mathématique plus peut-être qu’en toute autre branche du savoir, c’est tout armée que jaillit l’idée du cerveau du créateur ; aussi le talent mathématique a-t-il coutume de se révéler jeune ; et les chercheurs de second ordre y ont un rôle plus mince qu'ailleurs, le rôle de caisse de résonance pour un son qu’ils ne contribuent pas à former. Qu’en mathématique un vieillard puisse faire œuvre utile ou même géniale, il en est des exemples, mais rares, et qui chaque fois nous remplissent d’étonnement et d’admiration. Si donc la mathématique doit subsister telle qu’elle est apparue jusqu’ici à ses adeptes, il faut que les complications techniques dont plus d’un sujet s’y trouve hérissé ne soient qu’apparentes ou

provisoires, il faut que, dans l’avenir comme par le passé, les grandes idées soient simplificatrices, que le créateur soit toujours celui qui débrouille, pour lui-même et pour les autres, l’écheveau le plus complexe de formules ou de notions. Déjà Hilbert se demandait :

« Ne va-t-il pas devenir impossible au chercheur individuel d’embrasser toutes les branches de notre science? » et justifiait sa réponse négative, non seulement par l’exemple, mais en observant que tout progrès important en mathématique est lié à la simplification des méthodes, à la disparition d’anciens développements devenus inutiles, à l’unification de domaines jusque là étrangers. Il est probable que par exemple les contemporains d’Apollonius, ou ceux de Lagrange, ont connu cette même impression de complexité croissante qui aujourd’hui tend à nous accabler. Sans doute, un mathématicien moderne ne connaît plus si bien qu’Apollonius, ou qu’un candidat à l’agrégation, tels détails de la théorie des coniques ; nul ne croit pour cela que celle-ci doive former une science autonome. Peut-être le même sort est-il réservé à telles de nos théories dont nous sommes le plus fiers. L’unité des mathématiques n’en sera pas menacée.

Les grands courants de la pensée mathématique, p.317

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