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CHAPITRE I : L A TRADITION DANS LES CONTES DE N OËL AU Q UÉBEC DE 1859 À 1940

3. Les coutumes et le nationalisme

3.3. La langue du pays

Les conteurs utilisent plusieurs mots propres à la langue nationale, mais ils tentent aussi fréquemment de reproduire la langue orale. En fait, les plats emblématiques des Fêtes sont souvent

161 N. LEVASSEUR. « Le Jour de l’An », Têtes et Figures, Québec, Le Soleil, 1920, p. 6-7.

162 FRANÇOISE. « Le baiser de Madeleine », Fleurs champêtres, Montréal, La Cie d’imprimerie Desaulniers, 1895,

p. 25-26

163 F. POSTIC. « Les avatars d’une quête chantée : de l’eginane à la guignolée », Port Acadie : revue

interdisciplinaire en études acadiennes, 2008-2009, p. 427.

calqués sur le langage oral. Ainsi, des cretons deviennent des « guertons » alors que dans un conte de Fréchette, des tourtières deviennent des « tourquières165 », etc. C’est par ailleurs d’autant plus

présent dans les contes inspirés des légendes où intervient un deuxième narrateur.

Pour ajouter à sa crédibilité, le conteur littéraire canadianise l'espace et emprunte au langage populaire des expressions et des mots du pays, qu'il place en italique ou entre guillemets, procédé qui donne encore plus de réalisme à la légende. Fréchette est passé maître dans l'utilisation de cette langue dans laquelle le peuple se reconnaît166.

Fréchette n’est pas le seul à reproduire le langage populaire dans ses contes. Prenons par exemple Wilfrid Larose, qui tente ici de reproduire le langage oral :

Ah! la p'tite mère, elle, pas d'danger qu'elle vînt se laisser aller! Elle savait ben qu'y ne lui restait plus que sa petite Lucette, l'aînée de ses p'tits enfants […]. Si elle en tirait des plans! si elle ménageait! si elle travaillait! le cœur gros, mais sans faire semblant de rien, pour pas augmenter la peine de son mari. Ça tirait des larmes, tant qu’c’était beau d'la voir167!

L’emploi de mots et de tournures typiques à la langue parlée – qui n’est pas exclusif au conte de Noël québécois – sert à stimuler l’adhésion du lecteur et alimenter un sentiment d’appartenance. Comme la langue est l’un des premiers vecteurs de l’identité nationale, cette représentation de la langue orale est une composante importante pour la création d’une littérature nationale. Elle est un marqueur de différence vis-à-vis des autres littératures francophones et répond au critère « d’originalité » présenté en début de chapitre. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des contes reproduisant le langage oral ou des expressions typiquement québécoises sont souvent ceux qui portent une attention plus particulière aux coutumes locales et au folklore national.

Dans plusieurs contes de Noël, tout le déroulement des soirées des Fêtes est mis sous le signe de la tradition. Les auteurs de ces récits semblent s’appliquer à définir ce qu’est un Noël ou un Jour de l’An typiquement canadien-français et catholique. Ils aiment souvent raconter comment étaient leur réveillon en famille, leur messe de minuit quand ils étaient petits. C’est donc sous un mode nostalgique que sont contées les veillées d’antan. Le lexique canadien et la langue orale sont aussi régulièrement à l’honneur. Les conteurs profitent d’ailleurs de l’occasion pour mettre en garde

165 L. FRÉCHETTE. « Une aubaine » […], p. 57.

166 M. LEMIRE et D. SAINT-JACQUES, dir. La vie littéraire au Québec, vol. IV […], p. 394.

167 W. LAROSE. « Entre deux quadrilles », Les soirées du château de Ramezay, Montréal, Eusèbe Sénécal & cie,

contre la disparition des traditions ou encore pour manifester le désir que celles-ci soient honorées pour toujours :

Elle est si belle dans notre pays, et garde si bien son cachet de religion, que nous devons souhaiter de tout notre cœur qu'elle se perpétue à jamais cette tradition de la Messe de Minuit168.

Ou encore :

Ah ! puissent nos terriens garder intactes toutes les belles traditions que nos pères nous ont léguées avec leur sang, leur langue incomparable et leur foi tranquille169.

Ces récits font donc l’apologie des coutumes nationales et appellent à leur préservation. Ils servent à exalter le sentiment nationaliste et à défendre les mœurs canadiennes vis-à-vis de l’envahissement de coutumes étrangères, comme celle de Santa Claus par exemple. Ainsi, le petit Jésus est préféré au personnage américain dans de nombreux contes, quand il n’est pas mis en direct opposition avec lui. Warren affirme à ce sujet que « ce n’est pas seulement la fibre religieuse qui est sensible à ce déni de tradition, c’est la fibre patriotique qui vibre de savoir que les mœurs anciennes s’américanisent170 ». Toutes ces insistances, ces prises de position, ces mises en garde des auteurs

trahissent la peur de perdre les coutumes héritées des ancêtres, points d’ancrage traditionnels en regard des bouleversements de la vie moderne. En cela, les contes de Noël accomplissent tout à fait le devoir de mémoire et la mission de valorisation nationale que l’on veut insuffler à la littérature canadienne-française de l’époque.

Conclusion

C’est sous un contrôle social clérical ferme que naît la production des contes de Noël au Québec, alors que la fête elle-même subit d’importantes transformations à l’aube du XXe siècle. Les sujets

sont presque imposés et toute tentative en dehors de ce qui est attendu est généralement réprimée. « Ainsi, l’œuvre littéraire fait partie d’un système répressif171 », selon Lemire. Comment évolue

donc la pratique des contes de Noël dans un tel contexte? Religieux, ils prêchent les bonnes vertus catholiques et condamnent les mauvaises conduites. Centrés sur la famille, ils recyclent le motif du fils prodigue dans une trame terroiriste et mettent en scène des intrigues amoureuses sobres et

168 P.-E. MONARQUE. « Une messe de minuit à la campagne » […], p. 22. 169 C. PERRAS. « La Noël à Saint-Hilaire » […], p. 121.

170 J.-P. WARREN. Hourra pour Santa Claus! [...], p. 208. 171 M. LEMIRE. « Le discours répressif […] », p. 148.

conformes à la bonne morale. Nationalistes, ils sont un plaidoyer pour la conservation de la patrie et de ses coutumes ancestrales. Former un être exemplaire sur le plan moral et non seulement fier de sa patrie, mais aussi fidèle : tel semble être le grand objectif de plusieurs contes de Noël avant 1940. Ainsi, les principaux contes présentés dans ce chapitre contiennent une intrigue simple. Le personnage qui transgresse les interdits ou qui quitte la terre est puni. Celui qui fait des sacrifices est récompensé – du moins au ciel, si ce n’est sur la terre. Les amoureux se retrouvent et se fiancent le jour de Noël. Le matin du Jour de l’An, le père pardonne à son fils son exil. Tout est construit pour instruire, pour faire la morale. Comme si ce n’était pas encore assez explicite, certains écrivains se permettent des intrusions au sein de la narration même dans lesquelles ils s’adressent directement au lecteur et lui donnent la leçon exacte à tirer du récit. Telles sont les pratiques de Pamphile Lemay dans « Mariette » (1899), de Camille Perras dans « La Noël à la Saint-Hilaire » (1919), du frère Marie-Victorin dans « Jacques Maillé » (1919), des étudiants du Séminaire de Joliette dans leur recueil de contes (Les premiers coups d’ailes, 1918) et d’autres encore bien sûr. Ces gens de lettres répondent ainsi aux attentes formulées à l’égard de la littérature de l’époque : leurs contes sont moraux et religieux, promeuvent le respect de la hiérarchie familiale et des traditions anciennes et exaltent le sentiment nationaliste. Ils sont ainsi des produits de l’idéologie du clérico-nationalisme. La pratique étant plutôt de type « alimentaire », est-ce par simple souci de conformisme, par volonté d’être au diapason des idéologies bien-pensantes de l’époque qu’un tel programme a été suivi par les auteurs de contes de Noël ou encore pour s’assurer de ne pas attirer les foudres du clergé? Il est difficile de cerner les réelles motivations de ces nombreux auteurs, dont certains étaient pourtant de notoires anticléricaux. Néanmoins, si le présent chapitre s’est attaché à démontrer que le genre est traditionnel, totalement assujetti à l’emprise cléricale et à l’ambition nationaliste de la littérature d’alors, il serait réducteur de ne s’en tenir qu’à cette thèse, alors que c’est la première impression qui se dégage à la lecture de cette production. Au-delà de cette apparence fortement traditionnelle, peut-on y entrevoir une ouverture à l’originalité et à la modernité? En fait, selon le philosophe Éric Weil, « [l]e traditionalisme, par son apparition même, prouve que la tradition à laquelle il prétend retourner a cessé d’être une tradition […] – sinon pourquoi voudrait-il retourner en un point qu’il n’aurait jamais quitté?172 »

172 E. WEIL. « Tradition et traditionalisme », Essais et conférences, tome second : politique, série « Bibliothèque

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