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Émergence en tensions de la nation israélienne (1881-1948) Those who control the present control the future.

2.4 La voie diplomatique de Herzl (1860-1904) et Weizmann (1874-1952)

Parallèlement à l’approche pragmatique des premiers immigrants sionistes d’Europe de l’Est, une voie diplomatique et politique se développe à la fin XIXe siècle. Un homme se démarque en particulier à ce sujet : le juif hongrois Théodore Herzl, l’auteur de Der Judenstaat (1896). Dans cet essai, Herzl conceptualise sa vision du projet sioniste et ses fondements. Partant du constat que l’antisémitisme règne toujours en Europe (ce qui prouve que non seulement les juifs ne peuvent s’y intégrer, mais qu’il n’y a pas de place pour eux puisque les pogroms se multiplient), il propose de créer un État juif, en d’autres mots, un refuge qui puisse absorber toutes les communautés juives européennes (Smith, 2007: 36). C’est un an plus tard, en 1897, que ce projet connait son premier essor institutionnel alors que les 200 délégués (principalement d’Europe de l’Est) du premier Congrès sioniste mondial se réunissent à Bâle (en Suisse) à l’initiative d’Herzl et créent l’OSM45 (Pappe, 2004a: 37). Selon leur déclaration finale :

[t]he aim of Zionism is to create for the Jewish people a homeland [homestead] in Palestine secured by public law [This would be achieved by:] 1. The settlement in Palestine of farmers, artisans and laborers in such a manner as serves the purpose [of creating a national home]. 2. The organization and union of the whole of Jewry in suitable local and general bodies, in accordance with the laws of their respective countries. 3. The strengthening of Jewish national feeling and national consciousness. 4. Preparatory steps to obtain governmental consent necessary to achieve the goals of Zionism (cité dans Smith, 2007: 57).

45 Cette organisation puissante tenait son 35e congrès à Jérusalem en 2006. « The Zionist Congress is the

supreme institution of the World Zionist Organization and its highest legislative authority. Article 13 of the WZO Constitution stipulates: “An Ordinary Congress shall meet at least once in four years at a place and time determined by the Council. It shall be convened by the Executive.” Notwithstanding, the Constitution allows postponement of the Congress for special reasons, and subject to a decision of the Zionist General Council upon hearing from the Executive. The decision must be passed by 75% of the members of the ZGC but can be contested in the Zionist Supreme Court. […] In pursuance of Article 47 of the WZO Constitution, the Zionist Supreme Court consists of 30 judges at most, in addition to the President of the Court. Each member of the Court swears to fulfill his duty impartially and to the best of his knowledge and conscience. The oath of the President of the Court is received by the Chairman of the Zionist General Council » (OSM, 2009).

Rétrospectivement, plusieurs considèrent Herzl comme le père de l’État d’Israël46, bien qu’à l’époque, la majorité des gens informés aurait nié ce genre d’affirmation. Il aurait noté dans son journal personnel :

Si je devais résumer dans une seule phrase le Congrès de Bâle, phrase que je n’oserais rendre publique, je dirais : À Bâle, j’ai créé l’État juif. Si je le disais à haute voix, je serais accueilli par un rire universel, mais d’ici vingt-cinq ans peut-être, et en toute certitude dans cinquante ans, tout le monde s’en rendra compte (cité dans Najar, 1950: 286).

En fait, s’il défend ardemment la nécessité que les juifs se conçoivent plutôt comme une nation que comme une religion, l’un des paradoxes de l’histoire est que le « fondateur de l’État hébreu » s’oppose à la colonisation immédiate de la Palestine, craignant que cela n’entache le projet sioniste aux yeux des grandes puissances, dont l’Empire ottoman (Pappe, 2004a: 36). C’est partant de ce postulat qu’il a entrepris ses démarches diplomatiques auprès du sultan ottoman, du kaiser allemand, du gouvernement britannique, du ministère impérial des affaires intérieures russes et même du pape (Avineri, 1981: 90). Ainsi, selon le politologue israélien Shlomo Avineri†, ce sont moins les idées d’Herzl qui sont nouvelles47, que sa capacité comme homme de lettres et de relations publiques à en opérer une synthèse qui marque l’opinion publique juive, et plus largement occidentale. « From a marginal phenomenon of Jewish life, he painted Zionist solution on the canvas of world politics – and it has never left since » (Avineri, 1981: 89). Plus encore, Herzl réussi à rejoindre les maîtres du monde de son époque, négociant avec eux comme s’il était « a plenipotentiary for a mighty Jewish empire – while behind him he had no movement and practically no organization, no money and no influence,

46 Par exemple, Shimon Peres, dans son essai romanesque Le voyage imaginaire avec Théodore Herzl en

Israël, raconte le rapport de sa famille à Herzl : « Je suis né à Vichneva [en 1923], en Biélorussie alors

sous domination polonaise, au sein d’une famille profondément sioniste. Herzl, pour nous, était une personnalité d’exception, une sorte de prince de l’exil ou de roi sans couronne ayant indiqué à son peuple la route à suivre. Nul ne remettait en question son autorité et son prestige » (Peres et Girard, 1998: 15-16). Avineri commente que la vie de Herzl « has acquired legendary proportions, his portrait has become one

of the trademarks of Zionism, and the symbolism attached to his personality has become one of the powerful elements of the Zionist creed » (Avineri, 1981: 88).

47 Avineri écrit à ce propos : « Herzl’s acute analysis of the roots of anti-Semitism in the post-Emancipation

era was proceded by the even more analytical writings on this subject by Hess, Lilienblum, and Pinsker ; Herzl’s ideas about the establishment of Jewish national institutions to further the aims of Zionism were preceded by similar ideas – and institutions – dating back to Kalischer, Smolenskin, and the founders of Hovevei Zion movement. And Jewish settlements had been established in Palestine decades before Herzl, and for all their limited scope and mixed success, they had become a focus of attraction and admiration for numerous Jewish organizations in various countries » (Avineri, 1981: 88-89).

and a pawnbroker’s shop was sometimes his only financial support » (Avineri, 1981: 90).

Cela dit, Herzl est loin d’être l’unique émissaire du sionisme. Dès le deuxième Congrès sioniste (1898) et ce jusqu’à la mort d’Herzl (1904), Chaïm Weizmann et lui entrent en vives confrontations sur une diversité de sujets. D’abord, Herzl s’oppose à la proposition de Weizmann qui consiste à inclure, dans les objectifs de l’OSM, l’obligation d’intervenir dans le développement d’institutions culturelles, éducatives et sociales comme façon d’édifier un foyer national juif. Ensuite, Weizmann refuse d’adhérer à un projet politique élaboré seulement par quelques personnalités, un projet qui se limiterait à mener un lobbying auprès des puissants. Enfin, le projet d’État provisoire juif en Ouganda est certainement l’une des divergences les plus importantes entre les deux hommes (et pas seulement entre eux, d’ailleurs !). Particulièrement troublé suite au pogrom de Kishinev (actuelle capitale de Moldavie) en avril 190348, Herzl propose au sixième Congrès sioniste (août 1903) d’établir un refuge provisoire en Ouganda pour les juifs persécutés, et ce conformément à la suggestion de l’offre de Joseph Chamberlain, secrétaire aux colonies de l’Empire britannique. La polémique est alors très vive et la proposition est définitivement rejetée en 190549.

48 « A serious anti-Jewish outbreak occurred in Kishinef April 19-20, 1903, during which 47 Jews were

killed, and 92 severely, and 500 slightly, injured. Great material losses were inflicted on the Jewish community: 700 houses were destroyed; 600 stores were pillaged; 2,000 families were utterly ruined. The outbreak undoubtedly had been planned beforehand, and was not in any degree spontaneous. For six years previous to the outbreak a certain Pavolachi Krushevan, the Moldavian editor of the only daily paper in the city, the “Bessarabetz,” had carried on a campaign against the Jews, publishing various false accusations against them, and not even hesitating to accuse them of ritual murder. Having poisoned the minds of the Christian population, Krushevan availed himself of the opportunity created by the murder of a boy (by his own relatives) in an adjoining village, and the suicide of a Christian girl in the Jewish hospital of Kishinef; he laid both tragedies at the door of the Jews, declaring emphatically that both were murders committed for ritual purposes; he described the incidents of these “ritual murders” with a wealth of sickening detail, and in inflammatory articles appealed to the people for vengeance » (Rosenthal et

Rosenthal, 2002).

49 Des démarches sont toutefois poursuivies par les tenants du « sionisme territorialiste » alors que « Nahum

Syrkin and Israel Zangwill called an alternative conference to continue the plan of the Uganda scheme.

[…] After the rejection of the Uganda scheme on the grounds of impracticability by the British, Zangwill

turned his attention to settlement in Canada and Australia. But opposition from local residents led him to abandon the scheme. Expeditions were sent to Mesopotamia (Iraq), Cyrenaica (Libya) and Angola but little came of these expeditions. A project that had some concrete success was the Galveston scheme which contemplated the settlement of Jews in the American Southwest, in particular in Texas. The project received the assistance of Jacob Schiff, the American Jewish banker, and some 9,300 Jews arrived in that area between 1907-1914, through the Emigration Bureau of the Territorialist organization » (AICE,

Au fond, l’approche de Weizmann est foncièrement pragmatique : le « sionisme synthétique » qu’il défend consiste à valoriser simultanément la colonisation (le travail concret) et la diplomatie. Cette synthèse caractérise aussi sa philosophie politique : il supporte le développement des kibboutzim, tout en défendant le libéralisme économique (il intègre d’ailleurs les non-sionistes, en 1929, dans le soutien financier des colonies juives). C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles il est associé à la « faction démocratique » de l’OSM. N’empêche que, en tant que scientifique et petit bourgeois, il travaille en étroite collaboration avec les gouvernements britannique et américain auprès desquels il a ses entrées. Plusieurs sources avancent qu’il serait derrière la déclaration Balfour de 1917, derrière l’inclusion du droit à l’auto-gouvernance pour les juifs dans le mandat de la Société des Nations sur la Palestine en 1922, ou encore derrière le support du plan de partition onusien de 1947 par le président Truman (Ministère des Affaires étrangères israélien, 1999; Smith, 2007: 73-78, 201-202).50

Évidemment, autant les Britanniques que les Américains trouvent aussi leur compte dans ces alliances avec les sionistes. Comme le souligne Walid Khalidi, au moment de la Déclaration Balfour en 1917, Londres a besoin d’une zone tampon peuplée d’Européens entre le Sinaï et le Moyen-Orient afin de protéger le canal de Suez et les communications impériales vers l’Inde. De plus, l’immigration juive en provenance de l’Europe de l’Est atteint, au début du XXe siècle, des proportions sans précédent en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ce qui ne manque pas de créer des problèmes domestiques et intercommunautaires. La réorientation du courant migratoire vers la Palestine (à la suggestion d’Herzl lors de sa visite à Londres en 1901) semble donc retenue tant par le cabinet de Lloyd George que par l’administration de Woodrow Wilson qui peuvent « exporter » leur problème juif51 (W. Khalidi, 1992a: 24-25). Du

2009a). La Déclaration Balfour semble toutefois sonner le glas de toutes les autres approches territorialistes puisque la colonisation d’Eretz Israël était désormais légalement possible.

50 La Déclaration Balfour est une lettre adressée à Lord Lionel Walter Rothschild par Arthur James Balfour,

le ministre britannique des Affaires Étrangères, le 2 novembre 1917. Elle stipule que « His Majesty’s

Government views with favour the establishment in Palestine of a national home for the Jewish people, and will use their best endeavours to facilitate the achievement of this object » (cité dans Smith 2007 :

103).

51 « Behind the ostensible biblical sentimentality, there stood two decisive motives for Western sponsorship

of Zionism: strategic evaluations and the pressure of Jewish immigration on Britain and the United States. Herbert Sidebotham, himself an ardent Anglo-Zionist, and an architect of the Balfour Declaration,

côté sioniste, la déclaration Balfour semble avoir un double impact : non seulement elle accorde une légitimité renouvelée au projet de « foyer national juif », mais elle fait de la Palestine une destination « officielle » de l’immigration juive. Or, jamais avant 1917, le mouvement sioniste n’avait pu rivaliser avec l’immigration juive vers l’Europe de l’Ouest et les États-Unis (en 1914, les juifs vivant en Palestine représentent moins de 1% de la population juive mondiale) (Yiftachel, 2006: 54).