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Conclusion : La recherche comme démarche de décentration culturelle En réalité, je n’avais jamais réalisé, avant d’expérimenter la vie en Palestine, à

quel point j’étais un Québécois catholique, et ce même si j’avais fait le choix très récemment d’un groupe religieux différent de celui de mes parents (le protestantisme). En jetant un regard rétrospectif, je réalise que les expériences que j’ai vécues à l’étranger (au Kenya, en Jordanie, en Israël, en Palestine et en Turquie, sans compter les pays européens visités) ne m’ont pas permis d’échapper, même pendant quelques heures, à mes habitudes touristiques et ethnocentriques. À chaque fois, j’analysais mes observations à partir de mes propres références sans jamais me questionner sur celles des autres, prenant pour acquis que ma façon de faire, de voir et de sentir était la seule valable, que la logique de mon fonctionnement était celle de tout être humain. J’étais beaucoup trop enfermé dans mon propre schéma organisateur29 et dans mes propres modèles d’action (au point même de ne pas les percevoir). Conséquemment, je n’ai jamais réellement dépassé, lors de ces voyages, la structure que Perrenoud, docteur en sociologie et anthropologie, décrit ici :

« Grâce à cette “structure structurante”, à cette “grammaire génératrice de pratique” (Bourdieu, 1972), nous sommes capables de faire face, au prix d’accommodations mineures, à une grande diversité de situations quotidiennes. Les schèmes permettent au sujet de n’adapter que marginalement son action aux caractéristiques de chaque situation courante ; il n’innove que pour tenir compte de ce par quoi elle est singulière. Lorsque

29 Le schéma organisateur dénote le rapport au monde d’un acteur donné, au cours d’une période temporelle

précise. Il s’agit d’un « modèle concret de connaissance qui relève de l’expérience sociale des personnes puisque la connaissance est posée comme ce qui permet de se retrouver dans le monde et d’y agir » (Sabourin, 2003: 383) Un acteur social n’a donc qu’un seul schéma organisateur à la fois, quoique celui-ci puisse se transformer avec le temps. L’analyse de discours s’intéresse aux règles implicites qui structurent ce schéma organisateur et à ses transformations avec le temps.

l’adaptation est mineure ou exceptionnelle, il n’y a pas en général d’apprentissage » (Perrenoud, 1998: 182).

En somme, mes expériences de terrain ne m’ont pas permis de transformer mon rapport au monde ou de comprendre des rapports au monde différents du mien parce que j’ai refusé d’analyser en quoi mon schéma organisateur me permettait d’observer mieux certaines dimensions du réel, alors qu’il me rendait totalement aveugle à d’autres que j’avais justement la prétention de voir. Au fond, pour le dire dans les mots de Maurice Tardif†, je portais un « savoir tacite » se référant « aux traditions, aux routines, aux modèles standardisés d’action développés avec le temps » (Tardif, 1993 : 68) dans ma propre culture qui m’empêchait de réellement rencontrer l’autre tel qu’il est.

Pour sortir de l’ethnocentrisme et parvenir à une rencontre authentique et décentrée, mon défi est désormais d’apprendre à dialoguer avec des gens qui partagent différents suppositions de base, tout en adoptant un système éthique d’autoévaluation pour ne pas tomber dans le relativisme radical ou dans le dogmatisme absolu. Ce défi, j’ai commencé à le relever par mes recherches interdisciplinaires et interculturelles au sein d’un groupe de collègues appartenants à différentes traditions idéologiques et théologiques. Auprès de ces collègues, j’ai commencé à remettre en question les systèmes de représentations auxquels j’ai adhéré jusqu’ici. Jusque-là, je n’avais jamais réalisé à quel point ma façon d’agir, autant que ma façon d’écrire, mettent en lumière ce qui m’a été transmis dans ma formation familiale, scolaire et religieuse.

Cela m’est apparu d’autant plus clairement en complétant mes deux premiers travaux en sociologie : l’analyse de discours de Jimmy Carter, un évangéliste, et de Nelson Mandela, un méthodiste, le premier étant un président devenu activiste, et le second, un activiste devenu président. Ainsi, même si leur trajectoire sociopolitique donne l’impression qu’ils ont connu de grands changements au cours de leur vie, il a été surprenant de constater la stabilité de leur schéma organisateur. Par exemple, Carter avait un rapport religieux à la Terre sainte, de même qu’un rapport à l’histoire et une représentation de la colonisation étasunienne qui favorisaient une idéalisation des objectifs israéliens. Seule la découverte bouleversante de la réalité palestinienne, bien longtemps après la fin de son mandat à la Maison Blanche, lui a permis de recadrer totalement son interprétation du conflit israélo-palestinien.

De même, l’analyse de Mandela m’a permis de comprendre que les valeurs qu’il a privilégiées au cours de sa résolution de conflit (les négociations menant à la fin de l’apartheid) étaient fortement inspirées de l’Occident. D’une part, ces valeurs tiraient racines des liens qu’il a entretenus pendant des années avec le courant pan-africaniste, un courant possédant de fortes affinités avec le mouvement noir américain qui privilégie lui-même des valeurs comme le libéralisme, la méritocratie, l’individualisme, l’amour, etc. D’autre part, ces mêmes valeurs coïncidaient avec l’éducation qu’il a reçue dans les écoles sud-africaines mises sur pied par les missionnaires méthodistes responsables de l’éducation d’une élite noire (des Black Englishmen)30. Conséquemment, même si Mandela a exploré d’autres conceptions du monde et qu’il a été en relation avec d’autres systèmes de valeurs avant d’aller en prison de 1964 à 1990, cela ne semble pas avoir altéré son schéma de Black Englishman31.

En somme, c’est à partir de ces deux expériences de recherche que j’ai commencé à comprendre comment le schéma organisateur d’un individu ouvre sur un rapport au monde spécifique à une trajectoire individuelle et à une localisation sociale. Cela m’a aussi fait prendre conscience de l’importance de développer la plus grande compétence culturelle possible d’une région (Houle, 1979: 125) avant de faire l’analyse du schéma organisateur d’un individu et des modèles d’action qui lui permettent généralement de réagir adéquatement dans sa société, alors que ces mêmes modèles l’handicapent totalement à l’étranger. C’est pourquoi il convient désormais de se tourner vers l’histoire afin de comprendre comment a émergé la nation israélienne et combien les camps de la paix judéo-israéliens sont intimement liés aux projets sionistes.

30 Comme il le rapporte lui-même à propos de ses années au collège wesleyen Healdtown en Afrique du

Sud, « The principal of Healdtown was Dr. Arthur Wellington, a stout and stuffy Englishman who boasted

of his connection to the Duke of Wellington. At the outset of assemblies, Dr. Wellington would walk on stage and say, in his deep bass voice, “I am the descendent of the great Duke of Wellington, aristocrat, statesman and general, who crushed the Frenchman Napoleon at Waterloo and thereby saved civilization for Europe – and for you, the natives.” At this, we would all enthusiastically applaud, each of us profoundly grateful that a descendant of the great Duke of Wellington would take the trouble to educate natives such as ourselves. The educated Englishman was our model; what we aspired to be were “black Englishmen,” as we were sometimes derisively called. We were taught – and believed – that the best ideas were English ideas, the best government was English government, and the best men were Englishmen »

(Mandela, 1995: 37).

31 Il est démontrable que les dernières années d’isolement en prison, puis de négociations secrètes avec

l’élite blanche (1985-1990), ont accentué son adhésion déjà forte aux valeurs protestantes. Il faut lire son « ode à la liberté » (Mandela, 1995: 623-624) en conclusion de son autobiographie pour s’en convaincre.

Chapitre 2

Émergence en tensions de la nation israélienne (1881-1948)