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Les militants israéliens des camps de la pa

3.2 La complexité des réseaux sociaux militant pour la paix en Israël

3.2.1 Les camps de la paix israéliens sous différents angles

Quelles sont les différentes communautés culturelles présentes en Israël ? Simplement à partir de ce que je connais des tensions entre francophones et anglophones au Québec, il est facile d’imaginer que de semblables tensions se jouent en Israël. À ce propos, Kimmerling identifie sept cultures :

The seven cultures, which are each presently in different stages of crystallization, are the previously Ashkenazi upper middle class, the national religious, the traditionalist Mizrahim (Orientals), the Orthodox religious, the Arabs, the new Russian immigrants, and the Ethiopians. Although none of these social groups is homogeneous, and most of them harbor deep political and ideological divergences (e.g., “hawks” vs. “doves”), each still holds on to a separate collective identity and also wages an open cultural war against the others (Kimmerling, 2001: 2).

Néanmoins, d’autres chercheurs israéliens arrivent à des subdivisions différentes. Par exemple, Yiftachel identifie trois cultures fondatrices dont découlent plusieurs sous- communautés culturelles hiérarchisées (voir la Figure 4) : la culture juive-hébraïque

111 « Un réseau social est généralement défini comme un ensemble de relations d’un type spécifique (par

exemple de collaboration, de soutien, de conseil, de contrôle ou d’influence) entre un ensemble d’acteurs. L’analyse de réseaux est une méthode de description et de modélisation inductive de la structure relationnelle de cet ensemble. Les relations entre acteurs y sont donc premières et les caractéristiques ou attributs individuels ne viennent qu’en second lieu dans l’ordre des priorités de l’analyse » (Lazega, 1994: 293).

(incluant les achkenazim séculiers, les masoratim* et les Russes), la culture juive orthodoxe (incluant les haredim achkenazim, les orthodoxes nationaux datim leumim et les mizrahim orthodoxes), et, au bas de l’échelle, la culture arabe palestinienne (incluant les chrétiens, les druzes, les musulmans et les bédouins) (Yiftachel, 2006: 289).

Figure 9 : Les ethno-classes de la société israélienne (Yiftachel, 2006 : 127)

Or, comment chacune de ces communautés se représente-t-elle la paix et quel impact la culture a-t-elle sur ces représentations ? Adopter le point de vue d’une des communautés marginalisées – par exemple les juifs d’origine orientale ou mizrahim – peut en donner une idée. D’entrée de jeu, Yiftachel précise la dualité, l’ambivalence et la bidirectionnalité de l’identité mizrahi.

D’une part, les mizrahim sont soumis à toutes sortes de difficultés, à la discrimination et au confinement des villes périphériques, principalement durant les années 1950 et 1960. Conséquemment, ils sont pauvres et marginalisés, et jouissent d’une faible mobilité sociale. D’autre part, plusieurs d’entre eux (mais non pas tous112) en sont venus à accepter et même à soutenir le projet colonial sioniste, le projet même qui les marginalise au sein de la société israélienne à cause de leur identité arabe,

112 Différents mouvements ont émergé au cours des 30 dernières années, dont les Blacks Panthers

dans les années 1970, le Tent Movement et le Shas dans les années 1980, ou encore le Hakeshet Hademokratit Hamizrahit en 1996 (la Coalition démocratique de l’arc-en-ciel mizrahi). Plusieurs activistes

mizrahim défendent l’importance de « dé-sioniser » l’histoire des mizrahim en l’articulant avec celles des

éthiopienne ou yéménite. (Yiftachel, 2006: 211). Ella Shohat†, sociologue juive-arabe israélienne, commente à ce propos :

Deliberate government policy favored the ‘modernization’ of ‘primitive’ Easterners into ‘civilized’ Israelis. As Mizrahim arrived in Israeli, violent measures were taken to strip them of their heritage. [… they] were made to feel ashamed of their dark, olive skin, of their guttural language, of the winding quarter tones of their music, even of their traditions of hospitality. […] The “Arabness” of the Mizrahim not only threated the Zionist ego-ideal fantasizing Israel as a prolongation of Europe “in” but not “of” the Middle East, it also embodied the perceived reminiscence of an “inferior” Diaspora Jewishness (This attitude was at times expressed toward Ashkenazi newcomers as well) (Shohat, 1999a: 15-16).

Comme le commente Yiftachel, leur position est typique de celle de l’immigrant : ils sont coincés à l’intérieur du projet ethnocratique israélien parce qu’ils sont juifs, tandis que les Palestiniens (comme habitants autochtones) sont coincés à l’extérieur du projet colonial (Yiftachel, 2006: 212). Cette tension entre la marginalisation et la participation au projet de société israélien rend très difficile toute unité contre l’élite ackhenazi. Le paradoxe est fascinant : quel genre d’alliance pour la paix peut-il y avoir entre les pauvres ? Ou comment parvenir à la paix dans une société pluriculturelle basée sur l’immigration, une société où l’idéal d’Herzl de faire de l’État juif un avant-poste occidental contre la barbarie semble donc avoir fait son chemin ?

Une question semblable peut se poser d’un point de vue économique : quel impact la classe sociale a-t-elle sur les représentations de la paix et du conflit ? Par exemple, comment les tout près de 200 000 Bédouins semi-nomades peuplant le Négev, au sud d’Israël, se représentent-ils la paix ? Alors que de 85 à 90% de cette population est chassée de son territoire en 1948 par les milices sionistes, les quelques 11 000 individus demeurés chez eux ont été transférés dans une zone close (siyag), un endroit peu fertile au nord-est de Beer-Sheva où il leur est interdit de construire quoi que ce soit et de se déplacer sous le régime militaire de 1948 à 1966. Pendant la même période, 95% des terres où ils vivaient, pratiquaient l’agriculture, commerçaient et faisaient paître leurs troupeaux sont nationalisées. Dans les années 1970 et 1980, Israël tente d’implanter une politique d’urbanisation forcée des Bédouins et de les concentrer dans sept nouvelles villes à l’intérieur du siyag où ils deviennent alors la main-d’œuvre bon marché des mizrahim.

Cette tentative de transformation de leur weltanschauung* est radicale et n’est pas sans rappeler ce que les nations autochtones du Canada, des États-Unis ou de Nouvelle-Zélande ont vécu et vivent toujours. Law-Yone (2003) explique cette situation ainsi :

Hierarchies of space based on tribal social structure were replaced by repetitive lots of uniform size, shape, and orientation. Gradations of proximity, enclosure, and openness of the desert were replaced by the spatial logic of European urban form. New and strange definitions of private and public spheres were grafted onto a society that had its norms, which were no longer considered valid » (cité dans Abu-Saad, 2005: 36).

Préférant s’organiser sous forme de villages ruraux, les hameaux bédouins deviennent en quelque sorte des bidonvilles constitués de tentes et de cabanes sans aucune infrastructure publique (électricité, eau, routes) et sans cesse menacés d’éviction113. Ils sont aujourd’hui entre 80,000 à 100 000, habitant (sur un total de près de 200 000 habitants) 46 localités absentes des cartes officielles de l’État (Abu-Saad, 2008; Yiftachel, 2006: 197-200). Le rapport Goldberg (un ancien juge de la cour suprême israélienne) recommandait, en décembre 2008, de reconnaître ces villages bédouins (Curiel, 2009). Toutefois, les démolitions d’infrastructures par l’État israélien se poursuivent toujours, ce qui ne donne guère envie de militer pour la paix !

Une autre question à se poser est celle de l’impact qu’a la tendance politique sur la représentation de la paix. Quelle différence y a-t-il entre la gauche et la droite ? Selon Pappe,

[i]mmediately after the end of the June 1967, the fate of the occupied territories became the criterion for left and right in Israel, pushing aside all other economic, social or cultural policy lines. […] Thus the new Israeli “left” was born : an uneasy alliance centered solely on the demand to leave the occupied areas, consisting of communists, socialists, liberals, capitalists, Jews and Arabs, all sharing the vision that had been pronounced clearly for the first time in the Israeli polity by the communist party: two states for two peoples (Pappe, 2004b: 75-76).

113 Ismael Abu-Saad spécifie à ce propos : « The unrecognized villages and hamlets are denied services such

as paved roads, public transportation, electricity, running water, garbage disposal, telephone service, community health facilities, and so on. Bedouin in the unrecognized villages are also denied licenses for building any sort of permanent housing. All forms of housing (except for tents) are considered illegal, and are subject to heavy fines and demolition proceedings (Abu-Saad, 2005; Falah, 1989; Maddrell, 1990;

Shamir 1996; Yiftachel 2003, 2006). From 1992 to 1998, a total of 1,298 buildings were demolished and

869,850 NIS [New Israeli Shekels] (approximately $220,000) in fines were paid, because of the “illegal” status of these buildings (Statistical Yearbook of the Negev Bedouin, 1999) » (Abu-Saad, 2008: 1736-

Cette définition de la gauche est loin de faire l’unanimité, d’autant plus qu’il semble y avoir une distinction entre, d’une part, la gauche parlementaire (celle des partis politiques), que Grinberg associe au Parti travailliste et qui a sans relâche travaillé à la colonisation d’Israël comme des territoires conquis en 1967 (Grinberg, 2004: 91-92); et, d’autre part, la gauche extraparlementaire (celle des activistes) qui est souvent associée à la classe moyenne achkenazi et qui milite généralement, depuis 1967, pour que les territoires alors conquis soient restitués aux Arabes contre la paix. Un problème majeur est donc de déterminer qui constitue la gauche et comment tracer la ligne de démarcation alors que les préoccupations sont si différentes d’un groupe d’appartenance à l’autre en Israël. Ainsi, s’il est facile pour un achkenazi séculier de la classe moyenne de s’identifier comme pacifiste et de participer aux manifestations de Shalom Akhshav (La Paix maintenant) le samedi, qu’en est-il d’un juif éthiopien ou marocain, juste au-dessus de l’échelon social des Palestiniens israéliens au bas de l’échelle (Yiftachel, 2006: 127), lesquels doivent souvent privilégier leur survie avant de se consacrer à la paix et dont le silence est le prix de cette survie dans le contexte d’une société fortement militarisée ?

Une autre avenue à explorer serait de tenir compte du positionnement de différents groupes par rapport au sionisme : sont-ils sionistes, néo-sionistes, postsionistes, non-sionistes ou anti-sionistes ? Évidemment, cela pose au moins deux problèmes : le premier est de définir le sionisme. Par exemple, parle-t-on du sionisme travailliste socialiste à la Ben Gourion, du sionisme révisionniste libéraliste à la Jabotinsky ou encore du sionisme pacifiste mystique de Martin Buber† ? Parle-t-on d’un sionisme séculier ou religieux ? Et puis, second problème, qu’inclut-on dans les particules « néo- », « post- », « non- » et « anti- »? Par exemple, Uri Avnery soutient qu’après la création de l’État d’Israël, l’idéologie sioniste a accompli sa mission et qu’elle peut être abandonnée (Avnery, 1970). De son côté, Pappe, en tant qu’intellectuel de carrière, considère le postsionisme comme un courant académique apparu dans les années 1980 à partir d’études qui contredisaient la narration historique officielle israélienne, critiquant par le fait même les institutions académiques antérieures qui avaient forgé l’image que se fait de lui-même le sionisme, une image amnésique du mal produit par la réalisation du projet sioniste et par la fondation de l’État d’Israël (Pappe, 2004b: 80-81).

En somme, simplement définir les critères permettant de délimiter différents groupes formant les camps de la paix israéliens est un gros défi. Dans un premier temps, j’ai donc choisi d’approfondir en particulier deux groupes sociaux : les séculiers achkenazim (qui affirment être à l’origine « du » camp de la paix israélien) et les religieux haredim anti- ou non-sionistes (qui revendiquent d’avoir toujours compris les intentions de guerre des colons juifs européens). Cela dit, approfondir, c’est un bien grand mot. Je suis très conscient qu’il ne s’agit que d’un survol. C’est pourquoi bien d’autres groupes devront être explorés dans des études ultérieures pour traduire minimalement la structure de la société israélienne, et ce d’autant plus que la présente sélection ne tient pas compte des séculiers anti- ou non-sionistes (par exemple les communistes) ni des religieux sionistes (par exemple les nationalistes religieux ou datim leumim). D’autre part, je tiens à préciser que mes connaissances de la sociologie du judaïsme et de ses différents courants théologiques sont plus qu’élémentaires114. Néanmoins, il faut bien commencer quelque part !