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CHAPITRE 3. L’EXPÉRIENCE DE L’ALTÉRITÉ DANS LE HAUT-LAC-SAINT-JEAN

3.2 La méconnaissance des réalités de l’immigration

3.2.1 La perception de la différence

3.2.1.1 La visibilité

« Tu vois bien la madame qui tape son chum, son vieux monsieur qui conduit, là : "Check, check, check, check un monsieur noir!" » (Informateur d’Afrique des Grands Lacs).

À Dolbeau-Mistassini, l’altérité est une histoire de couleur. Nous l’avons constaté très peu de temps après notre arrivée sur le terrain, et nos entretiens nous l’ont confirmé. À ce sujet, Tremblay et al indiquent, à propos du Saguenay-Lac-Saint-Jean : « Malgré la difficulté à définir au-delà de tout doute ce qu’il faut entendre par « visibilité » […], il a

semblé qu’on ne pouvait la négliger lorsqu’il s’agit d’une région célèbre pour son homogénéité ethnique. En conséquence, la visibilité ou la non-visibilité de la personne immigrante pourrait influencer son rapport à l’environnement social » (1997 : 185). La visibilité, à l’instar de l’altérité, comporte une dimension contextuelle : le Noir ne devient différence que sur la figure de fond blanche du Lac-Saint-Jean, tout comme l’Arabe n’est devenu véritablement apparent qu’après le 11 septembre 2001. Il serait inutile de fournir ici une définition exhaustive du concept de visibilité; nous en proposons plutôt une explication adaptée au contexte étudié. Dans la MRC de Maria-Chapdelaine, l’équation est fort simple : l’immigrant visible est celui qui a la peau noire. C’est la définition même de l’Autre. L’altérité correspond au phénotype du Noir, qu’il soit Africain ou Caribéen, métis ou « pur », pâle ou foncé, brun ou ébène. Les autres immigrants, latino-américains, maghrébins et asiatiques, sont souvent écartés du discours, d’une part parce qu’ils sont beaucoup moins nombreux que les Noirs, et d’autre part car ils sont perçus comme moins différents du point de vue de l’apparence physique.

Il y a certaines personnes qui sont des immigrants, mais parce que la couleur de leur peau ressemble un peu plus à la couleur de peau des Jeannois, ils sont moins vus comme des immigrants, mais c’est quand tu connais la personne que tu sais que c’est un immigrant. […] Quand tu es noir, automatiquement, on sait que tu viens d’ailleurs, donc ça fait la différence, quoi. (Informateur

d’Afrique de l’Ouest).

« La barrière peut paraître peut-être moins grande entre la population locale et quelqu’un qui a la peau d’Europe de l’Est », appuie Gabrielle, agente de POL.

Or, et il s’agit là d’un énoncé fondamental, « [l]a "visibilité" de la race n’a de sens que si on lui attribue une valeur sociale » (Schnapper 1998 : 76). Il semble que dans le cas qui nous occupe, un ensemble de croyances et de représentations sociales, souvent infériorisantes, sont attribuées aux individus visibles. Lapeyronnie explique à ce sujet que « [l]a séparation et la distance sont à la source de l’identité : l’immigré est fondamentalement défini par la distance de son identité à l’identité dominante.

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L’immigré, ou les immigrés, sont ceux dont l’identité est trop lointaine pour qu’il soit possible de leur laisser passer la frontière » (1999 : 254). Dans le cas étudié, ceux qui sont perçus comme trop distants sont les Noirs. Cela expliquerait pourquoi les ressortissants de certains pays ne sont pas considérés par les Jeannois comme des immigrants (notamment les Européens et les Latino-américains) et ce, même si leur langue maternelle est étrangère.

Les individus visibles sont malgré eux la source d’un discours bien nourri à leur égard. Les conversations les prenant pour cibles sont encore plus fréquentes en période estivale, avec la présence des travailleurs sylvicoles africains dont il sera question plus loin.

Crois-moi sur parole qu’il y en a qui disent : « Hèye! C’est rendu qu’il y a des Noirs ici, il y en a plein, ces temps-ci, là! ». À l’école! Juste à l’école, on parle à la pause : « Ouais, c’est vrai, hier j’ai vu des Noirs », tu sais, tu entends une fille qui dit ça… « J’ai vu plein de Noirs, là, assis chez Couche-Tard, comme ça… » « Oh oui, oh oui… » « Tu sais, le camp [forestier] a fermé », moi je dis ça comme ça. « Oh oui, oh oui, ça doit, parce que là il y en a plein, plein, esti! ». Tu vois qu’en disant ça, il y a comme une sorte de méfiance. « Il y en avait plein, tu sais. » On est une minorité visible, il y a une jasette qui se crée en regardant ça…

(Informateur d’Afrique des Grands Lacs).

Ils sont évidemment conscients de leur visibilité et en parlent d’eux-mêmes : « Nous les

Noirs on est visibles! Moi en traversant [le boulevard] Wallberg et la 8e avenue, je suis assez visible. Faut voir que la plupart des gens dans leur char [voiture] ils me fixent, ils me regardent. » (Informateur d’Afrique des Grands Lacs). Certaines anecdotes, lorsqu’elles

nous sont rapportées, deviennent presque cocasses :

Une fois j’étais chez Métro. Il y avait un immigrant qui travaillait là, [un Africain]. Une madame est arrivée à côté [de lui] et a demandé quelque chose. [Il] s’est tourné et la madame était comme paralysée, carrément! Après ça j’ai continué de faire mes affaires et j’ai écouté la madame parler avec une autre madame :

« Il y a un Noir dans les légumes! Il y a un Noir, je te jure, il y a un Noir! » C’est spécial. (Informateur d’Amérique latine).

L’effet de rareté semble être à la base de ces réactions. Même pour un œil qui a l’habitude de la diversité ethnique, la situation prend un aspect inusité à Dolbeau-Mistassini. Un informateur s’interroge : « […] ici à Dolbeau, je dois m’imaginer la première fois qu’ils ont

vu des Noirs dans les années 2000, quand ils ont vu le premier attroupement de Noirs, ça a dû être comme voir des Martiens. » En toute franchise, nous devons admettre avoir nous-

même été étonnée : « Même moi, je me surprends à être surprise de voir "autant" de Noirs

dans le mail [centre commercial] » (carnet de terrain, 13 septembre 2011).

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