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L'idée selon laquelle les peuples de Tripolitaine et de Cyrénaïque ne possédait aucun sentiment national et étaient tous très favorables à l'arrivée sur leur terre des italiens auxquels ils se soumettaient sans la moindre protestation avait été largement mise en avant par les nationalistes durant la campagne qu'ils avaient mené au cours de l'année 1911 en Italie400. Une grande partie de la population italienne, alors favorable à la guerre « italo-turque » du fait de l'exaltation du sentiment national qu'avaient réussi à créer les nationalistes dans la Péninsule, avaient acquis cette idée et cette représentation d'une population autochtone en Libye accueillant les italiens à bras ouvert voir même, combattant l'oppresseur ottoman aux côté de l'armée italienne.

Au début du conflit, c'est-à-dire dès la fin du mois de septembre 1911 jusqu'à celle du mois d'octobre, avant les révoltes arabes, cette idée d'une soumission des tribus arabes est également relayée par la presse italophile, les reportages de Bevione et de Carrère évoquent ainsi plusieurs

398 SINGARAVELOU Pierre (sous la dir. ), Les Empires coloniaux, XIXe – XXe siècle, Paris, Points, 2013 p.58- 59

399Ibid.

fois le fait que des chefs de tribus arabes viennent se soumettre aux italiens ou encore le fait que des notables arabes de Tripoli se positionnent dès le début du conflit à leur côté.

Avant même son arrivée à Tripoli, alors qu'il se trouvait à Malte, Bevione mettait cela en évidence. Dans un article du 27 septembre 1911, le correspondant de La Stampa se trouve sur l'île de Malte, en route vers Tripoli. À cette occasion, Bevione discute de la situation avec les réfugiés européens de Tripolitaine qui, eux, suivent le chemin inverse et fuient Tripoli en vue d'une guerre entre l'Italie et l'Empire Ottoman. Journalistes et réfugiés se croisent ainsi à Malte. Le correspondant italien évoque donc une discussion qu'il a eue avec des réfugiés juifs de Tripolitaine. Selon ces derniers, les « indigènes » de Tripolitaine ne feraient absolument rien pour tenter d'empêcher les italiens de débarquer à Tripoli : « Secondo gli ebrei con cui parliamo, gli indigeni non alzeranno un dito quando avverrà lo sbarco401. » Bevione met ainsi en évidence la complaisance des Arabes envers les Italiens, ou, du moins, leur volonté de ne pas intervenir à l'encontre de l'ambition coloniale italienne.

Ces références à la non-hostilité des populations arabes, voir à leur amitié avec leurs colonisateurs est plusieurs fois mise en avant dans les premiers articles de Bevione sur le conflit. Il décrit ainsi l'enthousiasme des Arabes de Tripoli, à son arrivé dans la ville, qui viennent voir en nombre les manœuvres navales italiennes402. Suite au bombardement et à la prise de Tripoli par la marine italienne, le journaliste italien met toujours en avant le respect des Arabes envers les soldats et les journalistes italiens, afin de démontrer que ceux-ci ne sont pas hostiles à leur arrivée, comme l'avançait la campagne nationaliste : « Gli Arabi ci guardano, passando, dalle soglie, con curiosità e rispetto403. » Bevione va parfois même jusqu'à utiliser l'Islam pour justifier ce respect des populations arabes envers les troupes italiennes, mettant en évidence la figure des italiens comme les libérateurs de la Tripolitaine et non les colonisateurs : « Evidentemente Allah ha indicato per segni troppo chiari che deve essere liberata la Tripolitania, e non c'è che rassegnarsi e tacere404. »

Cet aspect de la soumission immédiate des populations Arabes aux Italiens est également pointé du doigt par Bevione mais aussi par Carrère, dans le premier mois du conflit. Si le

401La Stampa, 27 septembre 1911. Nous traduisons : « Selon les juifs avec lesquels nous avons parlé, les indigènes ne lèveront pas un doigt quand arrivera le débarquement. »

402Ibid. 30 septembre 1911

403Ibid. 10 octobre 1911. Nous traduisons : « Les Arabes nous regardent, en passant, sur les seuils, avec curiosité et respect. »

404Ibid. Nous traduisons : « Évidemment Allah a indiqué par des signes trop clairs que la Tripolitaine devait être libérée, et il n'y a plus qu'à se soumettre et se taire. »

correspondant du Temps reste toujours plus nuancé que son collègue italien (Carrère ne nie pas le fait que de nombreux Arabes aient ralliés les rangs de l'armée turque) il met tout de même en évidence le fait que la majorité des chefs des plus importantes tribus arabes de Tripolitaine se soient soumis aux italiens :

Le général Caneva a reçu officiellement le corps consulaire, les chefs arabes et la colonie italienne. Le consul français, M. Seon, a porté la santé du gouvernement, de l'armée et de la marine italienne. Le général Caneva a fait distribuer aux tribus les plus importantes 2 000 quintaux d'orges à semer. L'entente italo-arabe se consolide chaque jour davantage. Les plus notables tribus de la côte se sont soumises à l'Italie. Les autres tribus de l'intérieur envoient des messagers de paix offrir de se rendre. Il semble que la secte religieuse senoussi soit favorable aux italiens405.

Par ces descriptions des relations entre les Arabes et les Italiens au début du conflit, c'est à dire, entre le débarquement de la marine italienne à Tripoli (3 octobre 1911) et les révoltes arabes ( 23 et 26 octobre ) véhiculées par les articles de Carrère ou de Bevione, les prévisions nationalistes semblent se confirmer. Selon les deux journalistes beaucoup de tribus arabes se sont rendues ou offrent de le faire, les Arabes de Tripoli n'ont pas agi contre le débarquement italien, ils viennent en masse assister aux manœuvres navales italiennes, etc. À la vue de ces descriptions les Arabes semblent avoir complètement accepté la présence italienne en Tripolitaine dès le débarquement italien.

Ces représentations que véhiculent Bevione et Carrère sont relativement éloignées de la réalité. En effet, si quelques chefs de tribus et notables arabes s'étaient soumis à l'Italie, la majorité de la population arabe ainsi que certains notables locaux étaient hostiles à l'arrivée de ces européens sur leur terre. Selon Nicola Labanca, non seulement cette large partie de la population arabe n'avait pas accueilli les italiens en libérateur de la Tripolitaine mais elle s'organisait également en groupes armés de résistance à la colonisation italienne406.

Ainsi, lors des révoltes arabes de la fin du mois d'octobre 1911, l'élément de la propagande nationaliste selon lequel ils seraient accueillis « à bras ouverts » par les populations arabes de Tripolitaine se révèle être faux407. Cette image avait pourtant été largement relayée dans la presse par des correspondants comme Bevione ou Carrère. Suite à ces événements mettant en lumière une forte résistance arabe les nationalistes italiens présents sur place ne reconnaissent

405Le Temps, 16 octobre 1911

406LABANCA Nicola, Outre-mer. Histoire de l'expansion coloniale italienne, trad. Ellug 2014 p. 131 407Ibid.

pas leur tort et la faiblesse de cet argument de leur campagne408.

Les journalistes italiens et italophiles cèdent facilement et naturellement à la théorie d'un trahison des arabes tripolitains, permettant ainsi non seulement de masquer le fait que les arguments nationalistes se sont révélés faux mais justifiant également une violente répression409. Pour les italophiles cette théorie permet également de ne pas revenir sur l'image d'une soumission immédiate des arabes dès l'arrivée des troupes italiennes, qu'ils avaient véhiculée dans leurs articles du mois d'octobre. La figure de l'ennemi et en particulier celle de l'arabe est ainsi diabolisée faisant glisser celle-ci d'une figure amicale et soumise à la figure d'une bande de traîtres dont la répression paraît légitime410.

Au lendemain de la première révolte arabe à Sciarat-Sciat, cet argument d'une trahison arabe fait surface dans les articles de Bevione. Dans un article publié dans l'édition du 25 octobre de

La Stampa, dans lequel le correspondant italien décrit le déroulement de la bataille du 23,

l'accent est mis sur le fait que les Arabes aient attaqué les troupes italiennes par derrière, dans leur dos, ce qui constitue déjà une image de trahison, de lâcheté de la part de ceux-ci :

L'attaco di stamane su tre fronti era certamente coordinato con un movimento ostile degli arabi dietro le trincee e intorno alla città. Verso le 11 le truppe collocate nella posizione di Sciarasciat furono proditoriamente attacate alle spalle da un gruppo di arabi […] senza essere avvertiti411.

Cette trahison et ce que Bevione souhaite faire passer pour de la fourberie, de la lâcheté : attaquer dans le dos des soldats italiens pendant que l'armée régulière turque les attaquent de front, justifie ainsi la répression immédiatement mise en place par le gouvernement italien. Bevione s'emploie ainsi à montrer cela en appelant à la répression en conclusion du même article : « Occorre un'energica repressione di questi parziali tradimenti412. » Le journaliste nuance cependant la nature de cette trahison comme étant partielle, ce qui lui permet de ne pas rentrer immédiatement en opposition avec ce qu'il avançait quelques jours plus tôt concernant l'amicalité des populations arabes de tripolitaine avec les italiens.

Cet argument est repris par Bevione tout au long de la répression italienne, constituant ainsi

408DEL BOCA Angelo, op. cit. p. 111-113 409Ibid. p. 118-120

410Ibid.

411La Stampa, 25 octobre 1911. Nous traduisons : « L'attaque de ce matin sur trois fronts était certainement coordonnée avec un mouvement hostile des arabes derrière les tranchées et autour de la ville. Vers 11 heures les troupes positionnées à Sciarat-Sciat furent traîtreusement attaquées dans le dos par un groupe d'arabes […] sans en être avertis. »

l'un des principaux éléments justificatif de la violence italienne et lui permettant de contrer la campagne initiée par les correspondants étrangers. Son article du 26 octobre s'intitule « I bersaglieri rinnovano con il valore e con la morte la tradizione gloriosa. Gli Arabi traditori sono processati e fucilati in cospetto della folla413. » opposant ainsi le figure glorieuse et courageuse des italiens à la figure diabolisée des traîtres arabes dont les exécutions s'avèrent nécessaires. Les Arabes qui étaient principalement présentés dans les articles du correspondant de La Stampa comme des amis de l'Italie deviennent progressivement des ennemis. Les ennemis ne sont alors plus seulement les Turcs mais les « turco-arabes » au mois de novembre 1911. Le 9 novembre, Bevione titre un article : « Come gli arabo-turcchi furono presi in una morsa di ferro nei fatti del giorno 7414. » démontrant ainsi le glissement du statut des populations arabes d'amis dont la soumission était acquise au début du conflit, à ennemis ayant trahi les italiens suite aux révoltes de la fin du mois d'octobre.

A l'époque du colonialisme contemporain, les soulèvements de populations autochtones apportent moins la victoire à ces populations sur les colonisateurs, qu'une prise de conscience à ces derniers de l'hostilité et du refus de leur politique, ainsi que d'un attachement à leur propre système politique, ici le système ottoman415.

L'idée d'une trahison arabe est moins présente dans les articles de Carrère, sans doute car le correspondant du Temps n'a pas l'idéologie politique de Bevione et ne s'attache pas autant que lui à défendre les arguments de la campagne nationaliste. Ses articles se veulent plus rassurant sur la situation qu'accablant les arabes. Carrère continue ainsi au mois de novembre à décrire certaines scènes de bienveillance des italiens envers les populations arabes de Tripoli et de son oasis. Ainsi, alors qu'il décrit les scènes auxquelles il a assisté lors des fortes inondations qui ont eu lieu dans l'oasis et à Tripoli à la fin du mois de novembre, Carrère s'attache plus à démontrer que les soldats italiens ont un comportement digne avec les arabes, qu'à essayer de prouver la trahison de ces derniers :

Les soldats aux avant-postes sont admirables d'entrain et de bonne humeur. Ils sauvent de l'inondation les Arabes affolés, réparent vaillamment les ravages que les eaux causent dans les tranchées. Il faut écarter absolument toute idée de malveillance comme déjà le bruit en a couru. Ces inondations sont fréquentes par les temps de pluie, et la digue construite récemment était insuffisante : elle a crevé. Les Turcs souffrent beaucoup plus que les italiens,

413Ibid. 26 octobre 1911. Nous traduisons : « Les bersagliers renouvellent avec les valeurs et avec la mort la tradition glorieuse. Les traîtres arabes sont jugés et fusillés en présence de la foule. »

414Ibid. 9 novembre 1911. Nous traduisons : « Comment les arabo-turcs furent pris dans une morsure de fer dans les événements de la journée du 7. »

car les oasis sont inondés416.

Pour Carrère, seuls certains arabes « rebelles » ont trahi les italiens, la majorité de la population de Tripoli et de l'oasis ne sont pas forcément hostiles à l'occupation italienne. Le correspondant français n'accable ainsi pas la population arabe entière mais, dans une analyse peut-être plus réfléchie que celles de Bevione sur la situation en Tripolitaine, démontre tout de même, dans un article du 5 décembre 1911, qu'à partir de la journée de Sciarat-Sciat les italiens ont été confronté à un nouvel ennemi : les arabes. Dans cet article posté quelques heures avant son agression, Carrère résume et analyse les événements qui se sont déroulé en Tripolitaine depuis le début du conflit. Selon lui, c'est avec l'arrivée en Tripolitaine du général Fethy Bey aux alentours du 15 octobre que la situation a changé. Le projet de Fethy Bey aurait été de reprendre rapidement Tripoli aux italiens, ce qu'il tenta ainsi de faire le 23 octobre. Pour mener à bien ce projet, le général ottoman « rétablit la discipline, fit cesser toute discussion, recruta et enrégimenta les Arabes du désert, entretint par ses espions des intelligences avec les Arabes de Tripoli et de l'oasis, et se prépara rapidement à entrer dans Tripoli et à y exterminer l'armée italienne417. »

C'est ainsi, selon la vision de Carrère véhiculée dans Le Temps, que les événements aboutir à l'offensive de Sciarat-Sciat et à ce que Bevione nomme la « trahison » des Arabes. Pour le journaliste français cette journée de révolte est plutôt dû aux actions tactiques du général Fethy Bey qu'à une réelle trahison Arabe. Cependant, il n'échappe pas au jugement de Carrère qu'à partir de là, les Arabes passent du statut d'amis à celui d'ennemis des italiens en Tripolitaine :

Mais les conséquences n'en furent pas moins très importantes. Toute la situation était modifiée. Les Italiens se trouvaient tout à coup en présence d'un nouvel ennemi qu'ils ne soupçonnaient pas, c'est à dire l'Arabe de la ville et de l'oasis, cet Arabe fanatique, courageux, féroce, implacable, qui chaque nuit harcelait les troupes sur tous les points de l'oasis, mutilait ou crucifiait les blessés et faisait subir à ceux qui tombaient dans ses mains les supplices les plus effroyables418.

Le jugement de Carrère se veut ainsi moins marqué que celui de son confrère italien au sujet d'une trahison des Arabes de Tripolitaine. Le correspondant français insiste plus sur les atrocités et la nature barbare de ces derniers que sur une éventuelle trahison de ceux-ci envers les italiens. À partir de la journée de Sciarat-Sciat, ils passent tout simplement à un statut d'ennemis de l'Italie à cause des fines manœuvres d'un général ottoman. Cependant, Carrère n'englobe pas

416Le Temps, 19 novembre 1911 417Ibid. 5 décembre 1911 418Ibid.

dans ce jugement toute la population arabe de Tripoli.

Le sentiment d'une trahison des populations arabes constitue ainsi un argument important dans la justification des violences et des atrocités commises par l'armée italienne en Tripolitaine à partir de la fin du mois d'octobre 1911. Cet argument est particulièrement utilisé par les nationalistes comme Bevione car il permet de ne pas reconnaître la nature erronée de l'un de leur principal argument : celui d'une soumission et d'une non-résistance des Arabes à la colonisation italienne. Pour Carrère, italophile certes mais pas nationaliste, cet argument est moins visible et moins utilisé que la mise en avant des atrocités commises par les Arabes sur les italiens. Cependant, il est à noter que la figure de l'Arabe glisse d'une nature amicale et soumise dans les articles des deux correspondants au début du conflit, à celle d'un ennemi associé à l'armée turque suite aux révoltes arabes des 23 et 26 octobre 1911.