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CHAPITRE 5 – DISCUSSION (LA « MISE AU MONDE »)

5.1 L’ AXE DU NOYAU SPIRITUEL

5.1.3 La souffrance spirituelle et l’anesthésie épidurale

Si l’on parle de souffrance spirituelle, pourquoi l’anesthésie épidurale peut-elle la pallier, elle qui a pour fonction de soulager la douleur? Une importante confusion est d’abord observable entre douleur et souffrance, alors qu’on se demande : « Où se situe la limite entre la douleur et la souffrance? » (Trélaün, 2012, p. 107) Par sa pratique, Trélaün observe cette confusion : si la souffrance renvoie au latin sufferre en tant que supporter, endurer, subir, aujourd’hui « le mot souffrance signifie aussi bien avoir mal que être mal » (Trélaün, 2012, p. 107) Elle la distingue malgré tout :

[P]arce que la douleur n’est pas un fait biologique brut, mais qu’elle reçoit toujours l’empreinte de la signification que l’Homme lui donne, elle n’est jamais tout à fait hors de son atteinte. Elle est donc supportable. Mais si l’on en vient à devoir la supporter, elle devient insupportable et porte alors le nom de souffrance. Autant la douleur est une alliée qui nous amène à visiter nos résistances, nos limites et donc à nous dépasser, autant la souffrance peut détruire, anéantir, briser. Celui qui souffre […] se coupe aussi de lui, il se coupe de ses ressources. (Trélaün, 2012, p. 108)

La directive clinique émise par la SOGC décrit plusieurs composantes de la douleur, la distinguant de la souffrance ainsi : « On parle de souffrance plutôt que de douleur lorsqu’une femme est incapable d’activer ses propres mécanismes d'adaptation à la douleur, ou lorsque ses mécanismes

137 ne lui permettent pas de faire face à la situation (III). » (Bonapace et collab., 2018, p. 251) On donne ainsi ces exemples :

L’intensité (deuxième composante) et l’aspect désagréable (troisième composante) dépendent de deux voies neurophysiologiques distinctes et, par conséquent, indépendantes. […] L’expérience vécue varie d'une personne à l'autre : certaines femmes peuvent vivre un travail intense (deuxième composante) sans souffrir (troisième composante), tandis que d’autres peuvent vivre un travail non intense, grâce à une péridurale par exemple, tout en souffrant (troisième composante). Ce pourrait être le cas, par exemple, si une femme qui ne voulait pas de péridurale en a reçu une et qu’elle vit cet événement comme un échec. La péridurale peut toutefois, à l’inverse, être à l’origine d’une relaxation physique et d’une diminution de l’intensité de la douleur (deuxième composante) qui, à leur tour, entraînent une relaxation affective et une diminution de l’aspect désagréable de la douleur (troisième composante). (Bonapace et collab., 2018, p. 251)

Alors qu’un sens biologique et physiologique est donné de travailler avec la douleur en ce qu’elle stimule la production d'endorphine et d'ocytocine naturelle au niveau de l'utérus, des changements sont ainsi recommandés:

Afin de prévenir la souffrance, les professionnels de la santé devraient tenir compte de la composante affective de la douleur (aspect désagréable de la douleur). La meilleure façon de prévenir la souffrance est de soutenir la mère et d’utiliser des approches non pharmacologiques de soulagement de la douleur. (Bonapace et collab., 2018, p. 251)

Dans la théorisation ancrée, « me soulager avec l’épidurale » décrit l’anesthésie non pas comme une méthode de gestion de la douleur, mais plutôt un moyen de pallier la souffrance. Cette souffrance (« ne pas me sentir ») est qualifiée ici de spirituelle en tant qu’absence d’une ou plusieurs des dimensions spirituelles (Villagomeza, 2005) tout en s’inscrivant dans une vision holistique : la souffrance ne se divise pas, elle est totale. Nous y reviendrons plus loin (section 5.2.2 L’affirmation spirituelle), mais la douleur est un objet plus facile à « gérer » que l’angoisse plus profonde qu’elle cache.

Pourquoi la femme demande-t-elle l’analgésie épidurale? La majeure partie du temps la demande correspondra à une peur. Peur de se confronter à une épreuve, peur de ne pas y arriver, peur de craquer et de lâcher l’aspect ‘socialement correct’, peur de mourir, peur de se perdre, peur de devenir folle, peur de crier, peur de devenir maman, peur de rencontrer son bébé… (Trélaün, 2012, p. 114)

Alors que 72% des accouchements vaginaux se déroulent sous anesthésie épidurale, cette souffrance individuelle pourrait être révélatrice d’un enjeu social plus profond : nous favorisons

138 les moyens pharmacologiques (notamment en les offrant gratuitement) à des approches qui alimentent les différentes dimensions spirituelles de la personne (sens, paix, relation, transcendance). De même, on peut élargir cette hypothèse à l’ensemble de notre réaction sociale : face à la douleur et la souffrance qui la sous-tend, on choisit socialement une réponse analgésique. On observe ainsi une mouvance similaire dans d’autres domaines de la vie, par exemple la prédominance de la médication en santé mentale ou, en fin de vie, l’augmentation du recours à la sédation palliative continue et l’aide médicale à mourir suivant la Loi 2 sur les soins palliatifs. Ainsi, l’enjeu pourrait ne pas être que le noyau spirituel soit suffisant pour « faire face à l’inconnu », mais qu’il ne soit pas systématiquement sollicité, ni par la personne et ni par l’environnement de soins ou encore qu’en plus de « faire face à l’inconnu », il doive aussi faire face au système de santé avec ses limites actuelles. D’autant plus que chacune devrait d’abord être informée que l’épidurale n’est pas une « solution magique », comme on la perçoit encore trop souvent : les participantes ainsi en colère lorsque l’épidurale ne fonctionne pas, lorsqu’elles attendent une heure avant de la recevoir, etc.

Ce qui amène à une seconde question : l’épidurale est-elle une réponse adéquate à la souffrance spirituelle? L’épidurale peut être une réponse adéquate à des besoins spirituels qui ne peuvent autrement être répondus : pallier la souffrance est mieux que laisser souffrir. L’épidurale soulage réellement les femmes, leur offre un répit, particulièrement lorsqu’il y a accumulation de ces besoins : « Une femme qui entre dans la souffrance a besoin d’aide. Cette aide peut être l’analgésie péridurale. » (Trélaün, 2012, p. 112) Trélaün précise toutefois :

Par contre, il convient de l’utiliser à bon escient. Autant je la propose sans hésitation à une femme qui se trouve dans l’impasse engendrée par la souffrance et qu’aucune autre solution ne parvient à l’aider, autant je pose la question de l’utilisation systématique de l’analgésie péridurale pour supprimer la douleur physiologique de l’enfantement. (Trélaün, 2012, p. 113)

Ainsi, pallier la souffrance n’est pas se pencher sur la source de cette souffrance. En offrant, avec l’épidurale, une prise en charge d’ordre technique à un besoin d’ordre spirituel, le besoin initial demeure entier, non-répondu.

Peut-être pourrions-nous donc entendre sous une même demande (je veux une péridurale), les affirmations suivantes : j’ai mal, je suis fatiguée, j’ai besoin d’aide… […] ne pourrait-on pas essayer d’entendre sous la demande de péridurale la peur qui est exprimée, de ressentir le besoin qu’elle cache et d’apporter une aide appropriée? (Trélaün, 2012, p. 114)

139 Cette souffrance entraîne pourtant des conséquences importantes :

Because birth is so commonly experienced as a techno-medical event, no one guesses that the depression and spiritual distress that often follow are reflective of a system (and a discourse) at odds with women’s physiology and needs. (Moloney, 2007, p. 2)

De plus, et ceci constituera le cœur de la deuxième section de cette discussion, pallier la souffrance avec l’épidurale nuit au processus spirituel en y limitant l’accès.