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CHAPITRE 5 – DISCUSSION (LA « MISE AU MONDE »)

5.1 L’ AXE DU NOYAU SPIRITUEL

5.1.1 Faire face à l’inconnu : pertinence de la spiritualité comme cadre d’analyse

L’association de l’inconnu à l’accouchement est illustrée de diverses façons : elle est comparée à un voyage en mer, décrivant le profond sentiment d’incertitude et de peur qu’il suscite (Sun et collab., 2011); ou encore, à un pélerinage, indiquant le familier que l’on choisit de quitter pour aller vers l’inconnu, pour en faire l’expérience physique et en revenir transformée. (Lipperini, 2016) Faire face à l’inconnu se trouve au cœur de deux recherches récentes sur l’accouchement, soit celle de Sara Borelli en contexte anglais et celle de Hannah Dahlen en contexte australien. Considérant les similitudes méthodologiques, une comparaison avec ces projets est pertinente. La recherche de Borelli est une démarche doctorale par théorisation ancrée (ici straussienne) auprès de quatorze femmes rencontrées soit à domicile ou dans un café (selon leur préférence) et ayant accouché dans divers lieux d’accouchement (domicile, "freestanding midwifery unit", unité obstétricale). (Borrelli, Walsh, & Spiby, 2018) Bien qu’elle vise les femmes primipares à la fin du troisième trimestre dans l’objectif d’explorer leurs stratégies d’adaptation (coping strategies) adoptées pendant la grossesse et celles prévues pour l’accouchement, les thèmes qui en ressortent recoupent ceux de ce travail. L’accouchement est décrit comme un territoire inconnu (the unknown

territory of labour and birth) qui amène l’adoption de stratégies : se préparer, éviter d’y penser,

considérer cette expérience comme partagée entre femmes, etc. Certaines se fient au système médical et aux techniques de gestion de la douleur pharmacologiques, voyant la douleur comme étant à éviter, alors que d’autres misent sur leur instinct et leur capacité innée de donner naissance. Les approches efficaces pour faire face à l’inconnu sont de relaxer, de ne pas mettre l’emphase sur la douleur, de prendre contrôle sur l’accouchement, d’être rassurée par la présence de quelqu’un qui connaît l’accouchement, et de se concentrer sur l’idée d’une expérience personnelle intense plutôt qu’un supplice horrible ou un processus dégradant. Finalement, une attitude flexible face au plan de naissance, est observée chez certaines : cet état d’esprit ouvert et réceptif aux expériences intérieures a été ailleurs associé à un récit plus positif de l’accouchement (going with the flow, Whitburn, Jones, Davey, & Small, 2014)

122 Dahlen a aussi mené une théorisation ancrée straussienne auprès de dix-neuf primipares, rencontrées à domicile six semaines après l’accouchement (hospitalier ou à domicile). Là encore, plusieurs résultats sont similaires, notamment le processus central identifié, soit de réagir à

l’inconnu. (Dahlen, Barclay & Homer, 2010a; Dahlen, Barclay & Homer, 2010b) Une première

réaction est de choisir un niveau de responsabilité selon certains facteurs médiateurs diminuant la peur, soit : la préparation, le choix et leur sentiment de contrôle, l’information et la communication, et le soutien d’une personne de confiance. On y observe que les femmes accouchant à l’hôpital tendent à vouloir laisser plus de responsabilités aux soignants, alors que celles à domicile se préparent plus, font plus de choix et sont plus en contrôle. Puis, c’est de réagir à la force du travail, c’est-à-dire à cette force puissante qui s’empare des femmes dans une expérience intense, souvent douloureuse. Alors que certaines s’y abandonnent facilement, autant à son pouvoir qu’à la manière primitive à laquelle elles y répondent, d’autres la combattent, cette force les rendant confuses, terrifiées, voire même qui les embarrassent. Ces réactions, mais aussi le fait de ne pas pouvoir s’ajuster à un accouchement très différent à ses attentes, amènent la femme à respectivement se connecter ou se déconnecter (notamment avec l’épidurale) du travail, mais aussi de l’enfant. De plus, cette réaction déterminerait si l’expérience d’accouchement est vécue comme une expérience de pouvoir (empowering) ou de trauma.

Comme mon étude, ces recherches s’articulent autour de l’inconnu de l’accouchement, le liant indirectement à la question de l’épidurale :

1. L’accouchement est un inconnu, communément associé à de la peur (peur de l’inconnu); 2. Ceci suscite l’adoption de différentes stratégies selon les femmes en prénatal selon le

niveau de responsabilité choisi (stratégies anténatales);

3. Les femmes réagissent aussi différemment lorsqu’elles en font l’expérience pendant l’accouchement, notamment en utilisant l’épidurale (réactions per partum);

4. Ces différentes stratégies et réactions amènent à se connecter ou déconnecter de l’expérience (conséquence immédiate de (dé)connexion); et

5. Cette expérience peut être vécue comme me redonnant du pouvoir (empowering) ou étant traumatisante (conséquence expérientielle).

Ces constats ne répondent toutefois pas à la question sous-entendue : comment expliquer les différences entre les femmes en termes de stratégies, de réactions et d’expériences face à cet

123 inconnu, touchant notamment la question de l’épidurale? L’angle de la qualité de la relation de soins, suggérée dans ces deux recherches, demeure une lecture insuffisante : si la critique de la médicalisation de la naissance est nécessaire, elle ne doit pas se faire aux dépens de la question plus large et profonde de la spiritualité, moins abordée. (Possamai-Inesedy, 2009)

L’enjeu de la spiritualité émerge de la tension décisionnelle/existentielle, dans laquelle l’inconnu de l’accouchement introduit les femmes. Existentielle puisqu’engendrant le questionnement, voire l’angoisse métaphysique. Si toute situation-limite peut susciter cette tension, l’accouchement comporte un paradoxe inhérent qui en a fait un objet de métaphore de la crise existentielle utilisé depuis longtemps (Bergmann, 2008; Stovell, 2012). Ainsi, si l’on cherche normalement à éviter l’inconnu et la souffrance qui l’accompagne, dans l’accouchement, on le désire: ‘women who want

the experience of childbirth are in the curious position of desiring the unknown’ (Greer 1984, cité

par Borrelli et collab., 2018). C’est un rendez-vous programmé de situation-limite, un moment de « peur-excitation » (Bélanger-Lévesque, 2012). Cette tension est aussi décisionnelle puisque déterminante, comme nous le verrons, autant pour le choix face à l’épidurale que pour l’expérience du processus spirituel. Une analyse avec un cadre conceptuel de la spiritualité est ainsi pertinente, car elle jette un éclairage nouveau sur l’inconnu de l’accouchement afin de mieux comprendre la souffrance qui peut y être vécue, mais aussi l’expérience transformatrice: il s’agit, comme le nomme la participante Caroline, d’oser parler de l’expérience intérieure et inconnue.