Ronald Reagan chérissait l'idée d'un système défensif depuis qu'il visita le North American Aerospace Defense Command (NORAD) durant l'été 1979. Cette visite provoqua chez lui un véritable électrochoc dans la prise de conscience de l'incapacité des Américains de se protéger d'une possible attaque balistique nucléaire soviétique382. C'est
379 FITZGERALD, Frances, Way Out There..., p.181
380 WOLFOWITZ, Paul, « Preserving Nuclear Peace in the 1980s », Department of State Bulletin, August
1982, p.32.
381 HATFIELD, Jeremy R., For God and Country: The Religious Right, The Reagan Administration, and
the Cold War, thèse de doctorat (histoire), Ohio University, 2013, p.182.
382 Frances FitzGerald décrit en profondeur cette visite, FITZGERALD, Frances, Way Out There..., p.98-
ainsi que l'idée d'un bouclier défensif prit forme, concept encore très vague et extravagant et qui le demeurera d'ailleurs même après son annonce officielle le 23 mars 1983. Cette épée de Damoclès du MAD était insuffisante au point de vue défensif et devait donc disparaitre; le développement de la technologie spatiale allait être un outil pour s'assurer de la sécurité du pays. En juillet 1982 fut signée la directive présidentielle NSDD-42 décrivant les différents objectifs de la politique spatiale américaine dont le principal fut de renforcir la sécurité des États-Unis383. Quant à la directive NSDD-75, elle expliquait
quelques mois plus tard: « Soviet calculations of possible war outcomes under any contingency must always result in outcomes so unfavorable to the USSR that there would be no incentive for Soviet leaders to initiate an attack384. » L'équation était donc très
simple: étant donné qu'il serait impossible pour l’URSS d'atteindre le sol américain par quelconques missiles balistiques, il n'y aurait donc pas de première frappe de leur part. Le Strategic Defense Initiative n’avait pas que des visées défensives. Un bouclier antimissile jumelé à la doctrine du Mutual Assured Destrcution donnerait la possibilité aux Américains d’enclencher le first strike, puisque les représailles soviétiques seraient grandement limitées. C’était la raison principale pour laquelle l’Union soviétique s’inquiétait du développement de ce programme.
Le projet, cyniquement baptisé Star Wars, devait justifier l'investissement massif dans la Défense et consistait en un bouclier devant stopper tout missile nucléaire destiné à frapper le sol américain. SDI était une manifestation concrète de l'administration Reagan de la politique du peace through strength. Reagan dans la directive présidentielle NSDD- 119 résumait la pertinence du programme: « I believe that an effort must also be made to identify alternative means of deterring nuclear war and protecting our national security interests. In particular, the U.S. should investigate the feasibility of eventually shifting
383 NSDD-42, « National Space Policy », 4 juillet 1982, [en ligne] http://fas.org/irp/offdocs/nsdd/nsdd-
42.pdf, (page consultée le 19 aout 2016). Les autres objectifs sont: maintenir le leadership spatial américain; en obtenir des bénéfices économiques et scientifiques; stimuler les investissements du secteur privé; promouvoir des activités coopératives internationales, dans l'intérêt national; et finalement coopérer avec d'autres nations pour maintenir la liberté des activités spatiales.
384 NSDD-75, « U.S. Relations With the USSR », 17 janvier 1983, [en ligne]
toward reliance upon a defensive concept385. » Le SDI n’était pas un projet murement
réfléchi. Seulement six semaines avant son annonce publique, Reagan écrivait dans son journal :
An almost 2 hr. lunch with Joint Chiefs of staff. Most of time spent on MX & the commission, etc. Out of it came a super idea. So far the only policy worldwide on nuclear weapons is to have a deterrent. What if we tell the world we want to protect our people, not avenge them; that we're going to embark on a program of research to come up with a defensive weapon that could make nuclear weapon obsolete? I would call upon the scientific community to volunteer in bringing such a thing about386.
En effet, le 11 février 1983, le Joint Chiefs of Staff a informé Reagan qu'un projet de défense stratégique était techniquement possible, si d'énormes efforts de recherche y étaient consacrés387. Aussi, Reagan croyait que le SDI pouvait avoir un certain rôle au
niveau de la communication, en contenant le mouvement populaire antinucléaire par cette proposition d’une solution à l'hiver nucléaire.
L'annonce publique le 23 mars 1983 du développement du programme d'Initiative de Défense stratégique (SDI) a non seulement surpris la population américaine, mais également une partie du gouvernement américain ainsi que les alliés. En effet, un mois avant l'annonce, Shultz et le département d'État étaient mis à l'écart des détails du projet388. Même le Joint Chiefs of staff était surpris du moment choisi de l'annonce de
Reagan389. Aussi, bien que Weinberger était en Europe quelques jours avant l'annonce,
les alliés de l'OTAN n'ont pas été informés du SDI390. Il y avait quelques inquiétudes que
les alliés de l'OTAN ne soient pas contents. Ces inquiétudes se sont rapidement
385 NSDD-119, « Strategic Defense Initative », 6 janvier 1984, [en ligne]
http://fas.org/irp/offdocs/nsdd/nsdd-119.pdf, (page consultée le 19 aout 2016).
386 BRINKLEY, Douglas ed., The Reagan Diaries, New York, HarperCollins, 2007, p.130.
387 LARSON, Deborah W., Anatomy of Mistrust, U.S.-Soviet Relations During the Cold War, Ithaca and
London, Cornell University Press, 1997, p.195.
388 SHULTZ, George P., « Interview of George Shultz, August 7, 1990 », DOP, p.9., SHULTZ, George P.,
« Interview of George Shultz, Segment I, July 11, 1989 », DOP, p.9.
389 LARSON, Deborah W., Anatomy of Mistrust,... p.195
390 ZIMMERMANN, Karsten, « Decision in March: The Genesis of the “Star Wars” Speech and the
Strategic Defense Initiative (SDI) », dans Hafterndorn, Helga & Jakob Schissler (dir.), The Reagan
confirmées, les réactions des alliés principalement français et ouest-allemand étaient très critiques391.
Une arme virtuelle
Cependant, c'était un projet pratiquement irréalisable dû notamment à son coût monstrueux ainsi qu'à la prouesse technologique qu'impliquait son efficacité infaillible. En effet, afin de réellement rendre l'arme nucléaire obsolète, SDI devait avoir un taux d'efficacité parfait. Si le taux d'efficacité du programme était de 99% et que les Soviétiques envoyaient 10 000 missiles, une centaine atteindraient tout de même leur cible américaine392. Par conséquent, l’objectif de l’idéalisme de Reagan était
matériellement inatteignable à court terme, ce qui décrédibilisait ses intentions pacifistes prononcées publiquement. Par contre, un taux d’efficacité imparfait imputerait tout de même la capacité de first strike aux Américains en déséquilibrant le MAD puisque l’URSS ne pourrait plus assurer la destruction de l’adversaire. La classe politique, la population et les scientifiques se doutaient que le degré de faisabilité du programme SDI était très faible. Cependant, ce qui importait était principalement la symbolique que représentait le SDI, c'est-à-dire la supériorité technologique et militaire qu'elle octroierait aux États-Unis. Ainsi, SDI devait représenter symboliquement le point culminant de la course aux armements à laquelle les Soviétiques ne pouvaient plus faire face. McFarlane l'affirmait clairement: « we might leverage the Russians better by investing heavily in high technology, which is what we do best393. »
Dans l'administration, les avis étaient partagés concernant le programme. Caspar Weinberger et le Pentagone s'en réjouissaient, Fred Iklé du département de la Défense, avançait l'idée que c'était plus sain pour les deux superpuissances de compétitionner dans une course défensive, au lieu d'une course offensive394. À l'opposé, le sénateur Ted
391 Voir: YOST, David S., « Les inquiétudes européennes face aux systèmes de défense anti-missiles »,
Politique étrangère, Vol. 49, No. 2, 1984, p.381.
392 Richard Nixon a déclaré: « With 10,000 of those damn thing [nuclear warheads] there is no defense. »,
cité dans: FITZGERALD, Frances, Way Out There..., p.251.
393 McFARLANE, Robert, « Interview of Bud MC Farlane - I, October 9, 1989 », DOP, p.5.
394 WEINBERGER, Caspar W., « APA: War and Peace in the Nuclear Age; Reagan's Shield; Interview
Kennedy croyait que le programme SDI était ridicule395. McFarlane pensait que c'était
très exagéré que d'affirmer que le SDI allait éliminer totalement l'armement nucléaire396.
Dans le même ordre d'idée, Shultz trouvait naïf ce genre d'argument avancé par le président397. Il se montrait sceptique aux bienfaits d'un tel projet et devait minimiser les
conséquences fâcheuses de son annonce tout en maximisant son impact diplomatique positif, car SDI devait représenter la porte de sortie du MAD. Quelques années plus tard, il apportera une nouvelle nuance au projet: « [SDI] is not against nuclear weapons, it's against ballistic missiles. And nuclear weapons can be delivered in lots of ways398. » Cet
entourage de Reagan savait que l’URSS n’allait pas bien réagir à l’annonce du SDI qui allait conférer aux États-Unis une supériorité technologique et la capacité de first strike.
Pour le président, SDI était à son annonce encore un projet abstrait, il écrivait dans une lettre: « Frankly, I have no idea what the nature of such a defense might be. I simply asked our scientists to explore the possibility of developing such a defense399. » Il
croyait cependant que le programme défensif pouvait mener à des négociations permettant l'élimination totale des armes nucléaires400. McFarlane soutenait que Reagan
ne prenait pas vraiment en considération le rôle d'arme virtuelle du SDI, il croyait que c'était principalement au premier degré un outil de protection du territoire américain401.
Quatorze mois avant le discours de Reagan, la CIA avait calculé la potentielle réaction soviétique à l'annonce d'un tel programme qui, par conséquent, entrainerait une réelle détérioration des relations américano-soviétiques et pourrait même stimuler le développement militaire soviétique402. Néanmoins, l'atout en réserve (bargaining chip)
http://openvault.wgbh.org/catalog/V_68874174EEBB4E4396FFD194DF0EE934 (page consultée le 26 janvier 2017), pour Fred Iklé, voir: WILSON, Benjamin Tyler, Insiders and Outsiders..., p.398.
395 Ibid., p.401; SHAW, Emily D., The Heroic Framing of US Foreign Policy, thèse de doctorat (science
politique), University of California (Berkeley), 2010, p.144.
396 McFARLANE, Robert, « APA: War and Peace in the Nuclear Age; Missile Experimental; Interview
with Robert C. McFarlane, 1987 », WGBH Media Library & Archives, [en ligne]
http://openvault.wgbh.org/catalog/V_6CADA24238544B6FA8556E30E81549C5 (page consultée le 26 janvier 2017).
397 SHULTZ, George P., « Interview of George Shultz, August 8, 1990 », DOP, p.20.
398 SHULTZ, George P., « Interview of George Shultz, Segment I, July 11, 1989 », DOP, p.10. 399 SKINNER, K, A. ANDERSON & M. ANDERSON ed., Reagan, A Life in Letters, New York, Free
Press, 2003, p.425.
400 Ibid., p.424.
401 McFARLANE, Robert, « Interview of Bud MC Farlane - I, October 9, 1989 », DOP, p.5-6. 402 GATES, Robert M., From the Shadows..., p.264
que représentait le SDI était un risque à prendre qui valait le coût, selon plusieurs membres de l'administration Reagan.
La réception soviétique: une grande inquiétude
Les dirigeants soviétiques prenaient très au sérieux cette annonce américaine : pour eux, c'était en quelque sorte une des preuves des intentions militaristes de la nouvelle administration américaine. Andropov soutenait dans la Pravda que le SDI était irresponsable. L'ambassadeur Dobrynin affirmait que Reagan était perçu avec beaucoup d'indignation et de suspicion parce qu'il tentait de renverser la parité militaire et stratégique, ce qui conservait un aequilibrium dans l'échiquier mondial403. Akhromeyev
affirmait que le SDI « worsened our relationships as a whole404. » L’URSS percevait le
SDI comme étant un manquement aux traités d'armements et la volonté de considérer l'espace comme un nouveau terrain de la course à l'armement. Oleg Grinevsky, un proche conseiller d'Andropov, soutenait que le dirigeant soviétique était réellement intrigué par l'annonce du SDI. Il qualifiait l'annonce de « mascarade » et s'était fait dire par des scientifiques que c'était technologiquement très improbable que les Américains possédassent déjà l'expertise nécessaire pour mener à terme le projet405. Il voyait juste.
Néanmoins, durant l'été 1983, l’Union soviétique voulait faire passer à l'ONU un traité prohibant l'utilisation de l'espace à des fins militaires406. Le débat à savoir si les
Américains possédaient déjà la technologie requise pour mener à terme le SDI n’était pas prioritaire. L’Union soviétique devait maintenant faire face à une administration américaine prête à développer un projet déstabilisant le MAD en leur conférant la capacité de « première frappe. » Le SDI deviendra un enjeu majeur dans les relations américano-soviétiques durant les années quatre-vingt407.
403 DOBRYNIN, Anatoly, In Confidence..., p.483-484.
404 AKHROMEYEV, Sergei, « Interview of Marshal Sergei Akhromeyev, January 10, 1990 », DOP, p.2. 405 GRINEVSKY, Oleg, « The Crisis that Didn't Erupt…, p.70-71.
406 United Nations General Assembly, « Soviet Drafft Treaty on the Prohibition of the Use of Force in
Outer Space and From Space Agaisnt the Earth », U.N. General Assembly, document A/38/194, Aug. 22, 1983 [en ligne] https://www.princeton.edu/~ota/disk2/1985/8502/850210.PDF (page consultée le 22 juillet 2017).
407 Quelques années plus tard, Gorbatchev soutenait en 1987: « Le gouvernement [américain] conditionne
l'opinion publique, l'intimide avec une prétendue menace soviétique s'y employant avec un entêtement particulier dès qu'il s'agit de faire voter de nouveaux crédits militaires devant le Congrès. » Il dénonçait