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L'évènement de KAL007 assombrit les relations américano-soviétiques et eut pour effet d'accroitre les suspicions des deux pays l'un envers l'autre. Par contre, cet assombrissement de la relation ne devait pas la condamner à disparaitre. Thomas Simons, un assistant de Shultz, soutenait que c'était important que les sanctions liées à KAL007 dussent concerner l'aspect aérien et qu'il fallait continuer les autres pourparlers310. Aussi,

le sept septembre, Paul Nitze et Yuli Kvitsinsky (le négociateur en chef de l’armement nucléaire) se rencontrèrent à Genève pour continuer les négociations pour limiter les armes nucléaires en Europe. Charles Hill affirmait qu'en réaction à certains actes de l’Union soviétique, il fallait absolument garder son sang-froid, et c'est ce que Shultz s’efforçait de faire: « If they do something wonderful, we don't lose our heart to them; if they do something abominable, we work it out on those terms. We don't let these events pull us back and forth. And that was the sense at the time of the Secretary311. » Gromyko

était également conscient qu’il ne fallait pas couper les liens avec l’adversaire, en

306 Ibid., p.283, 285.

307 Comme expliqué précédemment (cf. page 54, note 207), lors de la parution de ses mémoires, la thèse

officielle du rapport du ICAO de 1984 était incomplète.

308 Ibid., p.286.

309 DOBRYNIN, Anatoly, In Confidence..., p.539.

310 SIMONS, Thomas, « War and Peace in the Nuclear Age; Reagan's Shield; Interview with Thomas

Simons, 1986 », WGBH Media Library & Archives, Boston, [en ligne]

http://openvault.wgbh.org/catalog/V_F91CAA9519404045B97F6D929162F7D1 (page consultée le 26 janvier 2017).

déclarant en revenant de la rencontre de Madrid: « Something has to be undertaken... Otherwise, everything will fall apart312. » Suite à KAL007, Shultz avait l'intention de

créer un système international, auquel l'Union soviétique participerait, afin d'assurer un meilleur suivi des avions de ligne et permettant de les contacter facilement313. Un tel

système aurait pu éviter la tragédie; le rapport officiel de 1993 stipule que le pilote du SU-15 soviétique « did not try to establish radio contact with the aircraft because he would not have had the time to do so, he would have had to tune to that frequency and in so doing he would have lost contact with his ground command314. »

KAL007 envoyait également un message aux Américains sur les lacunes militaires soviétiques, notamment dans la région du Pacifique. Weinberger se rassurait d'un certain amateurisme soviétique dans l'inaptitude du pilote du SU-15 de correctement reconnaitre un Boeing-707 (modèle très semblable de l'avion-espion Boeing RC-135) comparativement au modèle Boeing-747 du vol KAL007315. Weinberger était de ceux

croyant pouvoir soutirer quelques bénéfices géostratégiques suite à l'évènement. Il voulait notamment l'utiliser comme prétexte pour renforcer les alliances asiatiques316. Robert

McFarlane a même écrit un mémo le 10 décembre 1983 destiné à Shultz, lui expliquant que l'incident était une occasion en or pour instrumentaliser la mauvaise image de l'URSS317. À la fin du mois de septembre, Andropov fit un discours à l'ONU très virulent

envers les Américains qui selon lui ont utilisé une provocation sophistiquée318. Andropov

a même remis en question le fait que l'ONU se situe sur le sol américain319. Il faut noter

qu'Andropov, grandement malade, s'est retiré de la vie politique à la fin du mois. Par conséquent, pendant quelque temps, Moscou n'avait pas vraiment de dirigeant.

312 Cité dans: GRINEVSKY, Oleg, « The Crisis that Didn't ..., p.90.

313 SHULTZ, George P., «Interview of George Shultz, Segment III-IV, July 13, 1989 », DOP, p.2. 314 International Civil Aviation Organisation, Report of the Completion ..., p.38.

315 WEINBERGER, Caspar W., « Interview of Caspar Weinberger, May 23, 1990 », DOP, p.1. 316 WEINBERGER, Caspar W., Fighting for Peace, Seven Critical Years in the Pentagon, New York,

Warner Books, 1990, p.259, 264.

317 WILSON, James Graham, The Triumph of Improvisation..., p.77.

318 DOBBS, Michael, « Andropov Blasts U.S. 'Militarist Course' », The Washington Post, September 29,

1983, [en ligne] https://www.washingtonpost.com/archive/politics/1983/09/29/andropov-blasts-us- militarist-course/c116fcff-1d64-460e-b4b9-2eb06af0a9dc/?utm_term=.91c1afff6e8f (page consultée le 15 janvier 2017).

À partir de KAL007, certains Américains commencèrent à prendre conscience de l'ampleur de la crainte et de la peur de certains Soviétiques à leur égard. Jack Matlock rencontra Sergei Vishnesky, un journaliste de la Pravda, qui lui confia que l’URSS avait extrêmement mal géré l'affaire. Il souligna à quel point ils avaient très peur des Américains, ce qui pouvait constituer une explication d'un geste aussi précipité320. À

l'opposé, l'ambassadeur Arthur Hartman croyait que cette peur soviétique servait principalement des motivations de propagande afin de faire réagir les Américains321.

Quant à lui, Robert Gates de la CIA confiait à Shultz le 27 septembre que les relations américano-soviétiques atteignaient leur niveau le plus bas depuis la mort de Staline et que Ronald Reagan était le plus craint des présidents américains322.

KAL007 n'a pas profondément transformé la stratégie globale envers l'URSS que mettaient graduellement en place Reagan et Shultz depuis quelques mois. Par contre, l'évènement a considérablement ralenti son processus. Shultz soutenait quelques années après: « If it hadn't been for the KAL, quite conceivably Gromyko might well have come to Washington in 1983 and things might have moved in a little better pace. But anyway, the KAL simply shot it down323. » La première ministre britannique Margaret Thatcher fit

une visite d'État le 29 septembre 1983. Quelques jours auparavant, Shultz suggérait au président quelques sujets potentiels devant être abordés: « You may want to describe our overall approach of maintaining a constructive, but realistic, relationship with the Soviets; we are willing to cooperate where possible to reach agreements which are mutually advantageous, but we will confront the Soviets when they take unacceptable actions324. »

C'était globalement la ligne directrice de Shultz depuis le début de l'année. Anatoly Dobrynin résumait bien le contexte entourant KAL007 ainsi que ses conséquences:

In short, it grew into a major crisis in American-Soviet relations. At first glance the matter might seem out of proportion, since the plane was not an American one and it was indisputably over Soviet territory and off course. But it proved a

320 WILSON, James Graham, The Triumph of Improvisation..., p.77-78.

321 HARTMAN, Art, « Interview of Art Hartman, November 3, 1989, (Part 2 & 3) », DOP, p.30. 322 HOFFMAN, David E., The Dead Hand..., p.86.

323 SHULTZ, George P., « Interview of George Shultz, August 7, 1990. », DOP, p.7.

324 ---, « Shultz briefing for President Reagan (Thatcher meeting) », Reagan Library, European & Soviet

Affairs Directorate, NSC: Records (Thatcher visit - Sep 83 Box 90902), [en ligne] http://www.margaretthatcher.org/document/109389 (page consultée le 8 novembre 2016).

catalyst for the angry trends that were already inherent in relations between Washington and Moscow during the Reagan presidency. It also illuminated the difficult relations and lack of communication between our civilian leaders and our military establishment, the generals being even more isolated from the rest of the world than politicians325.

Conclusion

La tragédie de KAL007 fut le résultat d'un mauvais alignement de plusieurs coïncidences et d'erreurs de jugement. Tout d'abord, les pilotes coréens ont sans savoir survolé l'espace aérien soviétique pendant plusieurs heures. Ensuite, les contrôleurs aériens soviétiques ont confondu l'avion de ligne pour un avion-espion américain et ont décidé de l'abattre selon le protocole prévu. George Shultz a participé activement à l'élaboration d'une réponse officielle américaine. La rhétorique employée fut très dure et condamnait sans équivoque les actions soviétiques. Cependant, fidèle à son approche pragmatique, l'évènement ne devait pas avoir des conséquences profondes dans la relation bilatérale. Les sanctions concrètes étaient minimes, il fallait malgré tout poursuivre (malgré le frein considérable découlant de KAL007) le processus d'ouverture enclenché depuis quelques mois. Shultz était d'ailleurs très satisfait du « carefully calibrated approach » adopté par la Maison-Blanche concernant KAL007326. L'évènement

représentait un choc et une prise de conscience de la dangerosité de l'absence d'un dialogue. Les Américains recevaient des informations comme quoi il y avait une grande méfiance à leur égard en Union soviétique. Par contre, les dirigeants américains n’étaient pas convaincus de la sincérité de cette méfiance, ils croyaient que c’était une forme de propagande. Les potentielles conséquences de l'exercice militaire Able Archer 83 du début du mois de novembre confirmeront le degré d’intensité de cette méfiance ainsi que la nécessité d'un apaisement dans la relation américano-soviétique. Dans ses mémoires, Ronald Reagan écrivait: « If mistakes could be made by a fighter pilot, what about a

325 DOBRYNIN, Anatoly, In Confidence..., p.537.

326 ---, « Shultz briefing for President Reagan (Thatcher meeting) », Reagan Library, European & Soviet

Affairs Directorate, NSC: Records (Thatcher visit - Sep 83 Box 90902), [en ligne] http://www.margaretthatcher.org/document/109389 (page consultée le 8 novembre 2016).

similar miscalculation by the commander of a missile launch crew327? » Le chapitre

suivant examinera la problématique nucléaire dans le même ordre d'idée.

Chapitre 3