• Aucun résultat trouvé

Du 2 au 11 novembre 1983, l'OTAN a conduit l'exercice militaire Able Archer 83 faisant partie d'une opération de plus grande envergure nommée Autumn Forge 83. L'exercice était dirigé en Belgique à partir du Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE). C'était une simulation des ordres qui seraient donnés en cas d’usage d’armes nucléaires en Europe suite à une guerre déclenchée contre les pays du pacte de Varsovie. L'historien Gregory Pedlow en 2013 a mis en place deux documents pour le compte de SHAPE résumant avec précision l'exercice étant donné que les détails sont encore classifiés. Un objectif principal était de pratiquer la nouvelle procédure menant à la possible utilisation de l'arme nucléaire en se concentrant sur le processus décisionnel. C'était un exercice purement militaire, le quartier général de l'OTAN n'y participait pas433. Cependant, des véhicules de l'OTAN ont été déployés en Allemagne de l'Ouest et

de faux rapports radiophoniques ont été délivrés décrivant l'invasion de troupes soviétiques et est-allemandes en République fédérale434. Au fil des jours, le

commandement érigea les différents stades de la préparation d'une guerre nucléaire. Ronald Reagan considérait l’opération comme étant « a scenario for a sequence of events that could lead to the end of civilization as we knew it435. » Le président n'y participait

pas, le conseiller John Pointdexter rappelait que le président n'était jamais mis en simulation d'un processus décisionnel de cette envergure436.

433 PEDLOW, Gregory, « Exercise Able Archer 83: Information from SHAPE Historic Files », Supreme

Headquarters Allied Powers Europe, 28 march 2013, disponible à cette adresse:

http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB427/docs/6.a.%20Exercise%20Able%20Archer%20SHAPE% 20March%202013%20NATO.pdf (consulté le 10 novembre 2016).

434 RAFFENSPERGER, Todd Avery, « How Close did the World Come to a Nuclear War in 1983? The

Fierce Rhetoric of President Ronald Reagan Certainly Rattle the Russians », Military Heritage, 14, 1, 2012, p.21.

435 Cité dans: OBERDORFER, Don, From the Cold War to a New Era, The United States and the Soviet

Union 1983-1991, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1998 (1991), p.65.

436 La raison pour laquelle le président ne participait pas à ce genre d’exercice était pour éviter que ces

simulations puissent influencer une décision lors d’une réelle situation. Reagan avait démontré lors d’un exercice de commande en cas de guerre nucléaire au printemps 1982 qu’il n’était pas très doué dans ce genre de situation. Un militaire présent rapportait qu’il était maladroit et semblait mal à l’aise : « What do I do now? Do I push this button », déclarait-il. Voir: FREDA, Isabelle, Screening Biopolitics: The

La grande méfiance soviétique

Il faut tout d'abord rappeler qu'une semaine avant Able Archer 83, soit le 25 octobre 1983, les États-Unis ont envahi la minuscule île de Grenade, dans les Caraïbes. L'armée américaine considérait cette opération « Urgent Fury » avec beaucoup de sérieux et a facilement neutralisé les deux factions communistes qu'elle combattait. Depuis 1979, Maurice Bishop régnait sur l'île suite à son coup d'État, mettant en place un gouvernement procubain et d'idéologie marxiste-léniniste. Cette intervention éclair fut ressentie par l’URSS comme un avertissement que les Américains pouvaient user de la force afin de renverser des régimes communistes. Le KGB craignait que les sandinistes du Nicaragua soient la prochaine cible des Américains suite à cette intervention à la Grenade437.

Ainsi, suite aux extrêmes tensions depuis KAL007, l'opération RYaN était à son apogée. Aussi, à partir de l'automne 1983, les dirigeants soviétiques se sont conscientisés aux études des scientifiques concernant l'hiver nucléaire. Ils adhéraient à la théorie, et cela les confortait dans leur peur du militarisme américain438. Selon Oleg Gordievsky,

durant Able Archer 83, le KGB produisait des rapports alarmistes concernant le mouvement des troupes de l'OTAN: « In the tense atmosphere generated by the crises and rhetoric of the past few months, the KGB concluded that American forces had been placed on alert - and might even have begun the countdown to nuclear war439. » Les huit

et neuf novembre, le KGB et le GRU (le service de renseignement militaire) se sont mis en état d'alerte, des pilotes de l'armée de l'air soviétique étaient prêt à décoller et la flotte se déplaçaient dans les mers du Nord et Baltique440. Plusieurs bombardiers soviétiques

pouvant contenir des armes nucléaires ont été transférés en Allemagne de l'Est441. Il est

important de noter que l'état d'alerte était propre au KGB et toutes les informations 2009, p.305-306 et FORD, Daniel, « A Reporter at Large, The Button - 1 », The New Yorker, April 1 1985, p.43-91, POINDEXTER, John, « Inteview of John Poindexter, November 1, 1990 », DOP, p.16.

437 GORDIEVSKY, Oleg & Christopher M. ANDREW, KGB: The Inside Story..., p.599.

438 RUBINSON, Paul, « The Global Effects of Nuclear Winter: Science and Antinuclear Protest in the

United States and the Soviet Union During the 1980s », Cold War History, Vol.14, No.1, 2014, p.62.

439 GORDIEVSKY, Oleg & Christopher M. ANDREW, KGB: The Inside Story..., p.600. 440 Ibid., p.600, RAFFENSPERGER, Todd Avery, « How Close did ..., p.21.

n'étaient pas systématiquement reléguées aux instances politiques du Politburo442. Le

KGB savait que les bases militaires américaines étaient elles aussi en état alerte depuis le bombardement d'un baraquement au Liban faisant 241 victimes deux semaines auparavant.

Le transfuge Oleg Gordievsky a joué un rôle important dans Able Archer 83, puisqu’il a informé le MI6 britannique du niveau très élevé de l'intensité de la méfiance soviétique provoquée par l'opération, information immédiatement relayée à la CIA. Le directeur de la CIA William Casey a ensuite retransmis ces informations à Robert McFarlane qui lui-même les a communiqués au président443. Washington a donc essayé

autant que possible de contacter et de convaincre Moscou que ce n'était qu'un exercice de l'OTAN, et Reagan a envoyé son conseiller Brent Scowcroft en Union soviétique pour les rassurer. Par contre, certains Américains pensaient que cette méfiance soviétique était peut-être une tactique pour alarmer les Européens afin qu'ils mettent de la pression sur Washington444. Dans son ouvrage KGB : The Inside Story, Oleg Gordievsky soutenait

qu’il n’y avait pas nécessairement consensus chez les dirigeants soviétiques quant à la peur d'une guerre nucléaire. Gordievsky et un de ses collègues à Londres auraient averti le chef de la résidence londonienne que les instructions du Centre provoquaient une spirale paranoïaque vicieuse à Moscou créant des tensions malsaines445.

Au moment même de l'opération, le haut commandement à SHAPE ne se doutait pas d’une certaine panique à Moscou. Un des commandants de l'exercice, Peter Terry, affirmait en 2006 qu'aucune réaction soviétique inhabituelle n'a été observée durant l'opération446. Weinberger ne s'en doutait pas non plus, il considérait cet exercice militaire

comme tout à fait normal447. Quelques années plus tard, McFarlane soulignait que la

réaction soviétique était absurde étant donné que Able Archer 83 s'était déroulé quelques

442 MASTNY, Vojtech, « How Able Was 'Able Archer'..., p.119. 443 RAFFENSPERGER, Todd Avery, « How Close did ..., p.21.

444 McFARLANE, Robert, « Interview of Bud MC Farlane - II, October 18, 1989 », DOP, p.3 445 GORDIEVSKY, Oleg & Christopher M. ANDREW, KGB: The Inside Story..., p.592-593.

446 PEDLOW, Gregory, « Exercise Able Archer 83: Information from SHAPE Historic Files », Supreme

Headquarters Allied Powers Europe, 28 march 2013, disponible à cette adresse:

http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB427/docs/6.a.%20Exercise%20Able%20Archer%20SHAPE% 20March%202013%20NATO.pdf (consulté le 10 novembre 2016).

jours après l'invasion de la Grenade et de l'explosion du baraquement des marines au Liban. Ils auraient dû, selon lui, calculer qu'une attaque de l'OTAN de ce type et de cette envergure était presque totalement improbable448. La situation était bien entendu plus

complexe, c’était plutôt les Occidentaux qui avaient mal calculé les conséquences dangereuses de l’opération. De plus, à la fin du mois de novembre, les Américains installèrent les missiles Pershing-II en RFA. En réponse, l’URSS se désista des pourparlers de limitation des armements, que ce soit INF, START ou MBFR : « For the first time in 15 years the Americans and Soviets were not even talking to one another449. »

L'historien Jonathan DiCicco souligna que Able Archer 83 ne pouvait pas réellement être considéré comme une crise, car Moscou n'y avait pas officiellement réagi; il s'agirait plutôt d'une « quasi-crise450. » Quant à lui, Arnav Manchanda nota plusieurs

raisons pour lesquelles cette « quasi-crise » ne s'était pas envenimée. Premièrement le rôle joué par certains Occidentaux comme McFarlane, qui, grâce à Gordievsky, prirent au sérieux l'extrême méfiance des dirigeants soviétiques. Ensuite, malgré toutes les peurs engendrées et les télégrammes émis par le KGB à ses différents Centres, conformément à l'opération RYaN, le KGB n'avait pas concrètement considéré déclencher une première frappe. Finalement, les différentes informations récupérées par RYaN étaient demeurées aux mains du KGB et n'avaient pas été retransmises au Politburo ni au ministère de la Défense451. Cela dit, même si Able Archer 83 est perçu de nos jours comme une « quasi-

crise », ce qui est important est la perception de l’évènement par les deux camps à l’époque qui eux considéraient l’exercice de l’OTAN et ses conséquences comme une crise réelle. De plus, bien qu'aucune conséquence désastreuse concrète ne découlât d'Able Archer 83, ce fut quand même une prise de conscience de part et d'autre de la nécessité d'établir un certain dialogue entre les deux adversaires afin d'éviter qu'un imbroglio de ce type ne puisse résulter à un conflit d'envergure.

448 McFARLANE, Robert, « Interview of Bud MC Farlane - II, October 18, 1989 », DOP, p.2.

449 HOPKINS, Michael, « Ronald Reagan's and George H. W. Bush's Secretaries of State: Alexander Haig,

George Shultz and James Baker », Journal of Transatlantic Studies, 6, 3, p.236.

450 DICICCO, Jonathan M., « Fear, Loathing, and Cracks in Reagan's Mirror Images: Able Archer 83 and

an American First Step toward Rapprochement in the Cold War », Foreign Policy Analysis, 7, 2011, p.261.