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3.1 BREF PORTRAIT DÉMOGRAPHIQUE

3.1.3 LA SITUATION FÉMININE

À Yokohama, comme ailleurs dans les autres ports de traité, la proportion de chaque sexe et les catégories de tranches d’âge n’étaient pas équilibrées. Malheureusement, nous ne pouvons pas savoir les proportions des différentes tranches d’âge en raison des problèmes de recensement et de la rareté des sources qui en font mention. Par contre, la situation féminine est documentée dans une certaine mesure. Murphy indique que le déséquilibre homme-femme était un trait caractéristique très présent des sociétés des ports de traité, ce qui donna lieu à des situations assez particulières.

La communauté commerciale de Yokohama n’attirait pas la gente féminine autant que celle masculine. Nous savons que certains marchands, missionnaires et employés du gouvernement japonais ont amené leur famille avec eux, mais la majorité des résidents restait masculine et célibataire. Les quelques rares femmes non mariées présentes étaient souvent aptes à devenir missionnaires et le devenaient, et donc elles

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devenaient indisponibles sur le marché du mariage16. De plus, les jeunes employés

masculins des firmes et compagnies étaient fortement découragés de se marier pour éviter les risques de vols et de détournements de fonds. En effet, selon l’expérience des patrons, un jeune employé avec un salaire bas et une famille à faire vivre était plus à risque de trouver d’autres sources de revenus au détriment de son patron ou de la compagnie. Chez Augustine Heard and Company, les jeunes employés étaient

découragés de se marier, car c’était la compagnie qui payait leur pension17.

Ce déséquilibre des sexes donna naissance à une pratique peu orthodoxe pour compenser la solitude maritale des hommes, le système des musume. Une musume (qui veut dire « fille ») était une jeune japonaise qui offrait ses services pour entretenir une

relation intime et généralement à long terme avec un résident du port, imitant une

relation de couple. La musume recevait quatre dollars de son futur amant, avec lesquels elle pouvait acheter un permis auprès des douanes japonaises afin qu’elle devienne sa

maîtresse pour un mois18. Si l’étranger était satisfait de sa relation après un mois, il

pouvait la renouveler, louer une chambre et un domestique pour elle ainsi que lui payer

une allocation de vingt-cinq dollars par mois pour acheter sa fidélité19.

Ce système fut apparemment très populaire à Yokohama, où 30 des 57 résidents

du port pour l’année 1861-62 furent enregistrés avec une musume20. Cependant, même

16 Kevin C. Murphy, The American Merchant Experience, p.85. 17 Ibid, p.86.

18 Ibid, p.88. 19 Ibid. 20 Ibid.

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si cette relation était monnayée, nous savons que la musume différait énormément d’une simple prostituée. Cette relation était basée sur le besoin d’avoir une présence féminine à ses côtés et le besoin de reproduire le modèle social dans lequel ces hommes ont grandi et vécu avant d’arriver dans cette « frontière de la civilisation » qu’a été Yokohama. À cette époque, en Amérique du Nord ou en Grande-Bretagne, les jeunes hommes et femmes n’avaient pas tant de difficultés à se trouver un partenaire de vie issu du même milieu qu’eux et de la même classe sociale. À Yokohama, les choses étaient différentes. Ceux qui étaient mariés étaient souvent ceux qui occupaient des hauts postes dans des compagnies marchandes. Les jeunes femmes en âge de se marier devenaient souvent missionnaires ou étaient parfois filles de grands marchands et donc se mariaient avec des hommes issus de cette même classe économique. Dans cette micro-société où les femmes étaient rares et où la quête de profit était incertaine et chaotique, le besoin d’une relation stable et à long terme était très important. Les musume furent un moyen qui permit de combler quelque peu cette lacune.

Cette cohabitation mena quelquefois à des mariages et à des histoires très touchantes mais dont on ne connait que très peu, pourvu qu’elles aient été mises sur papier et retrouvées par des historiens. Il y avait souvent un grand écart d’âge entre les époux, car si mariage il y avait, c’était souvent lorsque le fiancé avait enfin une situation financière stable. Ainsi, J. J. McGrath avait 51 ans lorsqu’il se maria avec Sunoda Rhew (Ryu). William Copeland avait 46 ans et sa fiancée Katsumata Ume, 21 ans. Arthur Otis Gay avait atteint d’âge vénérable de 71 ans, alors que sa fiancée Hida Toyo n’en avait que 27. S’ils ne s’étaient pas tous mariés, nous pouvons retrouver des traces de cohabitation entre étrangers et japonaises, comme la pierre tombale de

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l’enfant d’Edward Lake, un marchand de Nagasaki, où il y est inscrit Lily Ito Lake21,

et les correspondances de Yamada Cho, une jeune Japonaise de 17 ans vivant à Yokohama en 1879, qui avait eu une fille de Matthew Scott, un employé américain des

douanes de Kobe22. Ces histoires inspirèrent également des œuvres fictives, comme

l’opéra Madama Butterfly qui, bien que Cio-Cio-san ne soit pas spécifiquement une musume, montre de manière romancée comment ces relations pouvaient naître et se terminer23.

Ainsi, différentes solutions furent trouvées pour pallier ce manque de femmes. En plus du système des musume, il y avait la prostitution qui fleurissait dans tous les ports. Mais la prostitution et le domaine du divertissement étaient une véritable entreprise à l’époque, ainsi nous reviendrons sur ce sujet dans une autre partie.