• Aucun résultat trouvé

2.1. LES RELATIONS ENTRE L’OCCIDENT ET LE JAPON

2.1.2. LE SAKOKU, UN CONCEPT MITIGÉ

2.1.2.1. DIFFÉRENTES INTERPRÉTATIONS

On aborde souvent la question du sakoku en l’examinant sous l’angle religieux ou politique, et avec raison si on prend en compte la nature des documents officiels qui l’ont créé (édit d’expulsion des Portugais, décret bannissant la religion chrétienne, etc). Mais, on peut retrouver des auteurs dont l’avis diverge quant à cette interprétation et qui apportent d’excellents points de vue.

Gipouloux voit dans le sakoku l’équivalent japonais de la prohibition des activités maritimes chinoises, où la Chine avait instauré, rappelons-le, un système de relations entre les « civilisés » (la Chine) et les « barbares » (ses voisins). Dans son cas, le Japon se considérait comme l’égal de la Chine et, souligne Gipouloux, il cherchait à construire un ordre nippo-centrique en Asie du Nord-Est hors de la tutelle chinoise. Alors que les historiens et les auteurs contemporains (comme Kaempfer) ont généralement perçu le sakoku comme négatif puisqu’il y a une rupture avec les pays européens, il serait plus juste de parler « d’ouverture sélective (sentakuteki kaikoku) » pour le désigner, car le Japon avait décidé et réussi à imposer sa vision des relations

internationales en s’affranchissant de celle de la Chine20. De plus, la prohibition des

19 Ibid, p.56.

40

activités maritimes ne devrait pas non plus être perçue comme une fermeture, mais plutôt comme « une façon de favoriser un ordre des relations internationales pacifiques

et policées »21 ainsi que comme la « première formalisation d’un protectionnisme et

d’un mercantilisme de type japonais »22. En effet, le bakufu n’a pas cherché à

monopoliser le commerce extérieur, bien qu’il l’ait confiné à Nagasaki, et il a même favorisé les intérêts des daimyō de Tsushima et de Satsuma en leur confiant le

commerce avec la Corée et les îles Ryūkyū23. Gipouloux souligne également que, bien

que le volume global du commerce extérieur fût affecté sur la durée, c’est surtout le nombre des fournisseurs qui a été réduit et que donc, les restrictions du commerce prennent une allure de monopole qu’exerçaient les marchands hollandais et chinois de

Nagasaki et les daimyō de Tsushima et de Satsuma24.

Alors que Gipouloux décharge le bakufu, dans une certaine mesure, de toute prétention personnelle au monopole puisqu’il les a accordés à des particuliers, Bernard Bernier a une vision plus centralisatrice de la chose. Citant Ronald P. Toby et son étude State and Diplomacy in Early Modern Japan, il explique que les Tokugawa cherchaient à établir solidement leur hégémonie et leur légitimité à l’intérieur et à l’extérieur du Japon. Pour ce faire, il fallait qu’ils puissent contrôler efficacement les relations extérieures, en empêchant les daimyō d’avoir des contacts avec l’étranger et en nouant des relations d’égalité avec des monarques voisins, comme le roi de Corée, afin d’obtenir la reconnaissance diplomatique de leur pouvoir. L’arrêt des relations

21 Ibid, p.119. 22 Ibid. 23 Ibid, p.118. 24 Ibid, p.119.

41

diplomatiques avec la Chine signifiait donc que les Tokugawa cherchaient réellement à s’affirmer sur le plan international25.

L’insistance sur la légitimité et l’hégémonie des Tokugawa apporte une bonne réflexion sur le point de vue des nouveaux shōgun qui avaient un grand besoin d’établir leur pouvoir dans un pays qui sortait tout juste de près d’un siècle de guerres civiles entre daimyō. Cependant, Bernier souligne que dans son insistance, Toby délaisse un aspect tout aussi important qui était la nécessité pour les Tokugawa de maintenir un certain ordre social où le commerce n’y avait pas sa place. En effet, après avoir mis un terme aux troubles, les Tokugawa ont voulu instaurer un ordre hiérarchique dans lequel, grosso modo, le groupe des guerriers, les samurai, dirigerait celui des paysans et où les marchands seraient tout au bas de la hiérarchie. Dans leur vision, la société devrait être basée sur l’agriculture. Le commerce, qui pouvait être un moyen de parasiter le système pour accumuler de la richesse et donc de se rapprocher de la caste des samurai, ne pouvait que nuire et déstabiliser cet ordre. Ainsi donc, selon l’interprétation de Bernier, il fallait pouvoir contrôler le commerce extérieur, le

restreindre et le confiner pour qu’il soit complètement sous l’autorité du bakufu26.

Un dernier auteur, Stephen A. Lambo, analyse la thèse d’un chercheur japonais, Kawakatsu Heita, publiée dans Bunmei no Kaiyo Shikan [An Oceanic Interpretation of

25 Ronald Toby, State and Diplomacy in Early Modern Japan, Princeton, Princeton University Press,

1984, p.211-230.

42

Civilization] en 199727. Les points qu’apporte Kawakatsu sont largement critiqués par Lambo, mais son point de vue, notamment du fait qu’il est un des rares auteurs japonais abordés dans ce travail, est assez original pour mériter d’être mentionné. Kawakatsu cherche à délaisser l’interprétation populaire et largement européocentriste, qui place l’Europe au centre du problème du sakoku, pour insister sur les relations commerciales plus anciennes du Japon avec ses voisins, notamment la Chine. Il interprète la période du sakoku comme une ère d’import-substitution où le bakufu força l’économie japonaise à produire des biens qui étaient auparavant importés de la Chine. Avant cela, écrit-il, le Japon n’avait que des métaux précieux (or, argent et cuivre) à offrir comme exportations en échange de produits chinois, ce qui résulta en une pénurie de ces métaux précieux. De plus, au moment où les Tokugawa prennent le pouvoir, les produits locaux japonais étaient apparemment menacés par le système économique chinois de la mer de Chine. Ainsi, la fermeture du Japon au commerce extérieur serait, selon Kawakatsu, une mesure en réponse au commerce avec la Chine plutôt qu’avec

l’Europe28. Mentionnons également que Kawakatsu appliqua le concept braudélien de

la Méditerranée comme une macro-unité géographique et historique aux différentes mers asiatiques (de la mer du Japon jusqu’à celle des Philippines), qu’il a appelé le Sea Crescent, dans sa tentative de replacer le développement historique du Japon dans son contexte asiatique29.

27 Kawakatsu Heita, Bunmei no Kaiyo Shikan [An Oceanic Interpretation of Civilization], Tokyo,

Chuo Koron Press, 1997.

28 Stephen Alfred Lambo, Japan’s Oceanic Ascendency, p.54-55. 29 Ibid, p.58.

43

Cependant, comme le montre Lambo, l’interprétation de Kawakatsu manque de preuves à savoir si le bakufu a véritablement pensé en des termes aussi commerciaux et matérialistes. Le bakufu croyait-il réellement que la protection des produits japonais serait le garant de l’harmonie du pays et avait-il seulement accès aux données économiques pour arriver à de telles conclusions ? De plus, si le commerce avec la Chine était un problème, on pourrait alors se demander pourquoi le bakufu avait autorisé les marchands chinois à poursuivre leur commerce à Nagasaki. Et finalement, retirer les Européens du problème était très imprudent puisqu’ils étaient effectivement une menace idéologique pour le Japon sous une forme religieuse, ce que la Chine

n’était pas, du moins, pas de l’envergure du christianisme30.

L’interprétation de Kawakatsu, bien qu’elle ait ses défauts, a au moins le mérite d’essayer d’innover hors des sentiers battus, qui sont largement dominés par une interprétation européocentriste. Étant donné que ce travail traite en grande partie de la question des relations entre le Japon et l’étranger, spécialement les Anglo-américains, précisons quelque chose. Il y a une tendance dans l’historiographie à considérer que les Occidentaux ont provoqué tout ce qui arriva dans l’histoire de l’Asie depuis qu’ils y sont arrivés, ce qui peut, selon les points de vue, réduire l’importance des propres initiatives et actions des Asiatiques. Malheureusement, nous ne pouvons pas aborder cette question puisque ce n’est pas notre but premier et que cela rallongerait davantage nos recherches. Nous resterons conscients cependant de cette réflexion, car il est

44

fortement possible que ce travail aille dans cette idée puisqu’il aborde le point de vue des Anglo-américains.

Les Occidentaux (dans ce cas-ci, les Espagnols et les Portugais) ont certainement causé le sakoku, mais il y avait également d’autres causes sous-jacentes qui ont convaincu les dirigeants japonais de fermer les frontières de leur pays, qui étaient une volonté d’instaurer des relations internationales où le Japon ne serait plus subordonné symboliquement à la Chine et la nécessité de maintenir un ordre social intérieur qui avait été fragilisé après de longues guerres civiles. Ces deux objectifs passaient par un contrôle plus rigoureux des échanges extérieurs.

De plus, il est vrai que deux des grands tournants de l’histoire du Japon sont causés par des Occidentaux; le début et la fin de la période du sakoku. À la suite de l’expulsion des Portugais et de tous les catholiques, ce fut ensuite tous les étrangers avec lesquels le Japon n’avait pas maintenu de relations qui furent exclus du pays. Les relations diplomatiques avec la Corée finirent par diminuer après 1700. De plus, de nouvelles restrictions furent imposées aux Hollandais et aux Chinois de Nagasaki par rapport à leur confinement, ce qui isola davantage le Japon et le ferma suffisamment pour que les évènements majeurs en Asie ne troublent pas ou peu son développement

interne31. Grâce aux Chinois et aux Hollandais, ces évènements étaient bien connus et

c’est ce qui permit aux dirigeants japonais de répondre efficacement aux demandes

occidentales du milieu du XIXe siècle.

45

2.1.3. LES PREMIERS CONTACTS AVEC LES BRITANNIQUES ET