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Partie 1- De la mise en œuvre à la remise en question d’une stratégie

A- La rationalité limitée des projets migratoires

Il s’agit d’abord d’un projet flou où différentes motivations s’entremêlent. Ainsi, est souvent évoquée l’idée qu’il existerait un « eldorado » britannique pour reprendre l’expression utilisée dans plusieurs articles de journaux68, ou du moins une idée de cet eldorado qui pousserait les individus à vouloir se rendre au Royaume-Uni. Néanmoins, les individus qui souhaitent rejoindre le Royaume-Uni évoquent différentes raisons que nos entretiens ont permis de mettre en évidence. D’abord, une raison que toutes les personnes interrogées, souhaitant à un moment de leur parcours rejoindre le Royaume-Uni mettent en évidence est celle de leur maîtrise de la langue anglaise. En effet, les enquêtés parlent tous anglais, et ont utilisé cette langue au cours de leur voyage. Aujourd’hui, quatre des cinq

68 Boudet Alexandre, « Migrants à Calais : pourquoi la Grance-Bretagne est vue comme un eldorado »,

Huffingtonpost, le 30/07/2015, consulté le 19/05/2018.

<https://www.huffingtonpost.fr/2015/07/30/migrants-calais-pourquoi-grande-bretagne- eldorado_n_7901484.html>

Burel Lucas, « Le Royaume-Uni, « Eldorado des migrants » : vraiment ? », L’obs, le 30/07/2015, consulté le 19/05/2018.

<https://www.nouvelobs.com/societe/20150729.OBS3354/le-royaume-uni-eldorado-des-migrants- vraiment.html>

Millard Robin, « Pour les migrants, l’eldorado britannique tant convoité peut avoir un goût amer », Le Point, le 01/08/2015, consulté le 19/05/2018.

<http://www.lepoint.fr/monde/pour-les-migrants-l-eldorado-britannique-tant-convoite-peut-avoir-un-gout- amer-01-08-2015-1954046_24.php>

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enquêtés l’utilisent encore en complément du français, du fait qu’ils la maîtrisent souvent mieux. Les personnes interviewées présentent la maîtrise de l’anglais comme l’une des raisons pour eux de rejoindre le Royaume-Uni où l’intégration et les possibilités de travail seront, de fait plus faciles. Ce qu’il est intéressant de remarquer c’est que la seule personne que nous avons interrogée qui n’a jamais souhaité rejoindre le Royaume-Uni, Asad, parlait également anglais. Cependant, il nous a fait part du fait qu’il avait, depuis, oublié beaucoup de mots et contrairement aux autres enquêtés il n’a pas utilisé l’anglais au cours de l’entretien. Ainsi, nous pouvons supposer qu’il avait un niveau d’anglais moindre que les autres personnes que nous avons interrogées et qui souhaitaient rejoindre le Royaume-Uni.

Une autre raison évoquée par les personnes interrogées est la présence de liens familiaux au Royaume-Uni. Ainsi, deux d’entre eux, Noor et Ali, ont des cousins en Angleterre et Merhan a son frère et sa sœur. Si la présence de liens familiaux explique en partie la volonté de rejoindre le Royaume-Uni c’est aussi pour les possibilités que ces liens permettent. Ainsi, il s’agit pour les individus de mobiliser leurs ressources et d’utiliser leur capital social. De fait, s’intégrer dans un pays où l’on connait déjà des personnes permet une intégration plus rapide et de meilleures chances de trouver un travail comme Noor nous l’a expliqué :

« Il (son cousin) m’a dit tu veux venir en Angleterre c’est mieux pour toi toutes les choses, je peux aider pour toi, il a, là-bas un petit buisness, il a comme… pas très grand, petit, si tu venir ici tu travailles avec moi, (la) vie un peu facile ici, toutes les choses plus faciles ici pour toi, tu comprends aussi un petit peu (l’) anglais, pour toi c’est mieux ici.69 »

Cet extrait d’entretien nous permet également de voir que les raisons de rejoindre le Royaume-Uni sont multiples et imbriquées. Les possibilités de travail existent parce que les individus parlent anglais et parce qu’ils connaissent déjà du monde sur place qui peuvent les embaucher directement ou les aider à trouver du travail et à s’intégrer. Cependant, cela ne se limite pas toujours aux personnes qu’ils connaissent déjà sur place mais à toute leur communauté d’origine. Cela a été mis en avant lors de l’un de nos entretiens :

« [Pourquoi tu pensais que c’était plus facile en Angleterre ?]

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Parce que il y a la première chose c’est langue, et la deuxième il y a beaucoup de Pakistanais, la troisième j’ai cousins, cousines là-bas en Angleterre.70 »

Ainsi, la communauté d’origine, pakistanaise dans ce cas précis, est susceptible d’apporter un soutien sur place ou du moins c’est ce que pense la personne interrogée. Une autre raison au départ pour le Royaume-Uni serait le fait qu’il serait plus facile d’y travailler et de régulariser sa situation qu’en France :

« Tu vois Angleterre (…) la vie c’est un peu possible là-bas. Tu peux travailler aussi, sans le papier. (…) En France, il est compliqué de paper. (…) D’avoir un statut, vraiment c’est compliqué, c’est pour ça j’ai essayé en Angleterre. (…) En France si tu veux, parce que j’étais en Dublin Bulgaria, Hongrie et Serbie, c’est pour ça je voulais en Angleterre, ici c’est problème avec le Dublin.71 »

Cet extrait met en évidence le manque d’information dont disposent les exilés, informations dont ils dépendent. Ali évoque le fait qu’il serait possible de travailler au Royaume-Uni sans papiers. En effet, cela apparaît plus facile qu’en France notamment du fait qu’il n’existe pas de carte d’identité en Angleterre. Néanmoins, la législation en place l’interdit, les employeurs risquent des sanctions s’ils embauchent des travailleurs clandestins. Ils se doivent donc de vérifier les documents relatifs au permis de séjours des étrangers avant de les embaucher72. Ainsi, l’information dont dispose Ali apparaît partielle. De plus, il met en avant le fait qu’il serait plus facile de régulariser sa situation au Royaume- Uni. Cette information peut être nuancée. En effet, il est vrai qu’il est plus facile de régulariser sa situation au Royaume-Uni et d’y avoir le statut de réfugié, une protection subsidiaire ou un titre de séjour pour des raisons humanitaires : le taux de réponses positives y étant de 37% contre 26% en France pour l’année 2015 pour les décisions en première instance. Néanmoins, la France, soumise à davantage de demandes que le Royaume-Uni, a accordé plus de décisions positives pour la même année soit 26 015 contre 17 920 pour le Royaume Uni73. Ceci s’explique notamment par sa situation géographique qui, de fait rend

70 Extrait de l’entretien avec Ali, du 11/03/2018. 71 Extrait de l’entretien avec Ali, du 11/03/2018.

72 Le JDD, « Migrants : non, on ne peut pas travailler au Royaume-Uni sans "papiers d’identité", le 29/07/2015, mis à jour le 20/06/2017, consulté le 20/05/2018.

<https://www.lejdd.fr/Politique/Migrants-non-on-ne-peut-pas-travailler-au-Royaume-Uni-sans-papiers-d- identite-744408>

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le territoire français davantage accessible que celui du Royaume-Uni. Ainsi, l’idée selon laquelle il serait plus facile d’avoir des papiers en Angleterre qu’en France est à nuancer. Cependant, le Royaume-Uni met en place, tout comme la France le règlement Dublin et donc n’étudie pas les demandes d’asile des personnes qui se sont faites contrôlées dans un autre pays de l’Union Européenne. Ainsi, l’extrait d’entretien ci-dessus met en avant une méconnaissance de la procédure d’asile et d’immigration du Royaume-Uni par la personne interrogée.

Nous pouvons voir ici un lien avec les travaux de Giulia Scalettaris, Alessandro Monsutti et Antonio Donini au sujet des migrations afghanes en Europe. En effet, leur recherche démontre notamment que les décisions prises par les individus prennent peu en compte les politiques mises en place par les États et leurs différentes pratiques74. Nous observons cela avec les personnes interrogées puisqu’une personne nous a fait part du fait qu’il était plus facile d’aller au Royaume-Uni puisque ce dernier ne mettait pas en place la procédure Dublin, information erronée. Les autres enquêtés n’ont pas évoqué la politique d’asile du Royaume-Uni lors de nos entretiens. Alors même que cette dernière apparaît très importante dans leur projet migratoire, puisqu’ils avaient tous pour objectif de demander l’asile politique. Néanmoins, quatre personnes sur les cinq interrogées ont été interpellées dans un des pays de l’Union européenne et leurs empreintes ont été enregistrées. Cela entrainait de fait une probabilité très faible de pouvoir demander l’asile politique au Royaume-Uni. Ainsi, les différentes politiques mises en place au sein de l’Union européenne sont peu prises en compte dans les décisions prises, cela apparaissent parfois relever d’une méconnaissance, d’autre fois d’un refus de la fatalité.

A titre de comparaison, il est intéressant de voir que la personne interrogée qui souhaitait dès le début de son parcours rejoindre la France n’a pas su nous donner de réelles raisons à ce projet migratoire. A la question de savoir pourquoi il a choisi avec sa sœur de venir en France, il nous répond qu’il ne sait pas, puis nous dit qu’ils ont regardé différents pays et qu’ils ont choisi la France parce que c’est un pays libre et qu’ils avaient besoin de partir rapidement de leur pays75. Cela montre que les décisions sont prises selon une

<http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7233427/3-20042016-APFR.pdf/ec39010f-9f64-45e5- a57c-ec8cb05a5b2f>

74 Donini Antonion, Monsutti Alessandro, Scalettaris Giulia, « Afghans on the move: Seeking Protection and Refuge in Europe », Global Migration Research Paper, n°17, 2016.

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rationalité limitée, concept forgé par Herbert Simon qui postule qu’en situation complexe, les individus font des choix selon les informations dont ils disposent et leurs propres critères76. Il ne s’agit donc pas du meilleur choix possible objectivement mais subjectivement. Cela est à lier également avec la rapidité ou non du départ des individus. En effet, Asad nous a confié être parti très vite d’Iran, en une journée, il n’a donc, de fait pas eu le temps nécessaire à l’établissement d’un projet réfléchi et rationnel.

Ainsi, nous voyons bien qu’il existe pour les individus de multiples raisons de se rendre au Royaume-Uni, raisons qui sont souvent imbriquées. Néanmoins, ce projet de se rendre au Royaume-Uni n’est pas toujours formulé au début de leur parcours migratoire, il peut intervenir plus tard, au cours de ce parcours.