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Partie 1- De la mise en œuvre à la remise en question d’une stratégie

A- Une frontière qui se ferme : pour une socio-histoire de la frontière franco-

Afin de comprendre l’existence d’un dispositif frontalier particulier à Calais, il faut revenir en arrière et replacer cette frontière, sans pour autant être exhaustif, dans son contexte local, régional et européen depuis les années 1990. Pour ce faire, nous nous sommes principalement appuyés sur l’ouvrage La Jungle de Calais paru en 2018 sous la direction de Michel Agier99.

Au niveau européen, l’histoire de cette frontière est à mettre en relation avec les accords de Schengen et l’ensemble de la politique migratoire de l’Union européenne dont le renforcement des frontières est une composante importante.

« L’histoire de Calais est moins l’histoire d’une migration qui augmente que l’histoire d’une frontière qui se ferme à certaines populations, lesquelles viennent principalement de pays en guerre et de dictatures mais pas seulement »100. Cette phrase apparaît résumer l’histoire de la frontière franco-britannique à Calais depuis les années 1990. En effet, c’est petit à petit que la frontière va se durcir et les contrôles se renforcer. Au début des années 1990, les migrants présents dans la région le sont dans une indifférence générale des médias et des pouvoirs publics. A l’époque, les contrôles à la frontière ne se font pas sur le territoire français mais de l’autre côté de la Manche, sur le territoire britannique. De plus, le tunnel sous la Manche reliant les deux pays n’existe pas encore, il sera ouvert en 1994 et de fait, créera une nouvelle frontière, souterraine, entre la France et le Royaume-Uni. En vue de cette ouverture, est signé, en 1991, le protocole de Sangatte, qui organise notamment les contrôles d’entrée sur le territoire britannique, qui s’effectueront avant l’entrée du tunnel,

99 Agier Michel, La Jungle de Calais, Puf, 2018. 100 Ibid. p. 26.

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côté français. De manière symétrique, des contrôles français devaient s’effectuer du côté britannique. Avec ce protocole, ce sont les prémices de la politique d’externalisation qui sera mise en place par le Royaume-Uni sur le territoire français quelques années plus tard.

C’est à partir de la fin des années 1990 que la situation va commencer à attirer l’attention avec une augmentation du nombre de migrants sur le territoire notamment due à la guerre du Kosovo. Cela va entrainer une implication et une action conjointe du Royaume- Uni et de la France et une politique qui se durcit à l’encontre des migrants. Des hangars pour abriter les migrants sont ouverts puis fermés par les autorités. Un bras de fer s’engage entre l’État et les associations au cours de l’année 1999 qui se soldera par l’ouverture du camp de Sangatte notamment sous la menace de la venue de l’Abbé Pierre. En parallèle, les mesures de contrôles sont renforcées du côté français et britannique. C’est au cours de l’année 2000 qu’un grillage de 2,80 mètres avec système de détection, est installé autour du port de Calais ainsi que des caméras de vidéosurveillance. Qui plus est, des détecteurs de gaz carbonique sont utilisés afin de détecter la présence de migrants dans les camions. Au niveau du tunnel, c’est en 2001 que les dispositifs augmentent avec un doublage des grillages et l’installation de barbelés à lame de rasoir autour du site. En 2002 c’est au tour de l’aire de chargement de camions de se sécuriser davantage avec de nouveaux grillages. De plus, le Royaume-Uni prête à la France un radar afin de scanner les camions. Enfin, les témoignages de violence policière augmentent. Toutes ces mesures rendent le passage en Angleterre plus difficile et, de fait les migrants restent plus longtemps à Calais et ses alentours. Cela explique en partie l’augmentation du nombre de migrants dans la région.

En 2002, une autre période s’ouvre avec la fermeture du centre de Sangatte dont les activités cessent définitivement le 31 décembre. C’est à cette période que les contrôles britanniques sur le sol français s’intensifient. En décembre 2002, l’opération « Concorde et Ulysse » est mise en place et sera renouvelée à plusieurs reprises, elle vise « à gérer les problèmes d’ordre publics issus de la fermeture du centre, ainsi qu’à l’éloignement des migrants du Calaisis101 ». Un centre de rétention est créé à Coquelles, en complément du dispositif. L’idée n’est donc pas de régler le problème mais davantage de l’invisibiliser, de disperser et dissuader les migrants en présence par le biais d’arrestations. Il s’agit donc ici

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de dresser les corps pour reprendre Michel Foucault, afin d’exercer un pouvoir sur les corps individuels, et de les contraindre à renoncer à leur projet.

En 2003, les accords du Touquet sont signés entre la France et le Royaume-Uni. Avec cet accord, la frontière britannique est délocalisée sur le sol français, avec des contrôles frontaliers possibles sur tous les ports de la Manche et de la mer du Nord. Avec cet accord, l’externalisation des frontières britanniques atteint son paroxysme dans une politique européenne globale d’externalisation. De plus, une amende de 200 £ est mise en place pour pénaliser les transporteurs lors de la découverte d’un migrant à l’intérieur de leur camion.

L’année 2005 est marquée par l’augmentation du nombre d’exilés à Calais notamment d’Afghans suivie d’un renforcement des contrôles et des interpellations. En 2009 le gouvernement français décide de prendre des mesures alliant « fermeté et humanité » soit la fermeture de tous les squats et campements qui aura lieu en septembre et octobre 2009, tout en aménageant certains lieux de vie : lieu de distributions de repas, accueil de jour… après concertations avec les associations et la mairie. En juillet 2009, le nombre de migrants atteint entre 1200 et 1400 personnes.

Tout au long de ces années, des associations d’aide aux migrants se sont constituées, que cela soit la Belle Etoile, l’Auberge des Migrants, Salam, Terre d’Errance… Elles tentent d’apporter une aide aux migrants, par la distribution de repas, d’informations et surtout un soutien et une écoute. En 2012, une table ronde est organisée entre les associations et l’État permettant la reprise du dialogue entre les différents interlocuteurs, dialogue rompu depuis 2009.

En 2014, l’année des élections municipales, européennes et de la nomination du gouvernement Valls, les positions gouvernementales se durcissent (après une brève accalmie) avec l’expulsion de plusieurs campements. Le bras de fer entre les associations et l’État reprend de plus bel dans un contexte d’augmentation du nombre de migrants à partir de l’été 2013. De nouveaux accords franco-britanniques sont signés en 2014, 2015 et 2016 qui renforcent les mesures répressives déjà en place.

En 2015 et 2016, c’est au tour de la protection de la rocade portuaire de se renforcer, rocade qui se situe à côté de la Jungle et par laquelle les exilés tentent de monter dans des camions. A partir d’avril 2015, des grillages avec des barbelés sont érigés sur trois kilomètres ainsi qu’un mur de béton atteignant 4 mètres de haut et un kilomètre de long, achevé en décembre 2016.

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Ainsi, le renforcement de la frontière franco-britannique à Calais est à remettre au sein d’un temps long. C’est la constitution petit à petit d’une frontière forteresse qui explique l’échec des individus à se rendre au Royaume-Uni. Il s’agit d’une structure qui contraint les projets des individus.