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1. DE L’ESPACE AUX ESPACES

2.2. L’ouverture aux espaces

2.2.1. La résistance galiléenne

Dans ce contexte, il semble intéressant de revenir sur la résistance qu’op­ pose l’espace classique, galiléen, aux spatialités qui pourtant se font jour dans la société. Nous avons rappelé plus haut la difficulté à laisser émer­ ger, avec un discours spatial nouveau, les règles de représentation qui le fondent. Mais il ne s’agit pas seulement d’une difficulté culturelle ou in­ tellectuelle. Il y a là des enjeux sociaux qui interfèrent de façon perm a­ nente. L’unité de la règle de représentation comme sa nature font sens elles-aussi.

Il faut rappeler l’extraordinaire convergence qui s’est réalisée à partir du dix-huitième siècle autour de la science moderne et de l’idée de progrès qui la meut et qu’elle ne cesse de raviver. Peu importe que la science ait changé entre temps : pour beaucoup encore, ne serait-ce que parce c’est elle que l’école enseigne, c’est cette science positive, unifiée, sûre d’elle- même et dominatrice qui est le fondement de la modernité et l’assurance de la raison. Surtout, c’est encore largement le rapport au savoir, à ce sa­ voir là, qui régit les positions sociales et assure les places. D ’une double façon : d’une part, par l’effet de compétence potentielle associée à la dis­ position du savoir scientifique ; d’autre part, parce qu’à la périphérie des sciences se sont constitués, on pourrait dire en décalque, des structures organisationnelles et de pouvoir qui donnent leur rôle effectif à ceux qui détiennent par leur savoir la légitimité sociale de les gérer.

On pourrait citer parmi ces avatars ceux qui ont débordé largement du domaine des sciences dites naturelles, pour penser puis organiser sur son modèle les relations sociales, économiques, politiques. Ils sont d’autant

plus puissants qu’à la fois ils s’appuient sur cette science et la justifient en retour, la légitimant dans un ordre de réalité autre que la sienne. On sait comment l’épistémologie s’est inquiétée des sciences irréfutables, qui ne peuvent avancer qu’en affirmant sans risque de dénégation leur vérité. Plus souvent encore, plutôt que sous forme scientifique, cela fonctionne par la seule affirmation de scientificité ; surtout lorsque des résultats en assurent le succès (Peut-on rappeler que dès le début du dix-neuvième siècle, Saint-Simon puis Comte réclamaient pour les savants - ingénieurs puis sociologues - le pouvoir, dont leurs connaissances assureraient sans doute la bonne fin ; que l’idée à fait des petits, et qu’aujourd’hui leurs des­ cendants, polytechniciens ou énarques, ingénieurs, médecins ou travail­ leurs sociaux prolongent leur programme et le réalisent en bonne part). Parmi d’autres, le taylorisme (lui-même très spatialisé, avec un usage constant du schéma, et appuyé sur un modèle d’espace classique : "one best way") est un bon exemple. Il a à l’évidence permis des progrès éco­ nomiques considérables et, en version complète (avec le fordisme), des améliorations sans précédents du niveau de vie de presque tous dans les pays industrialisés. Mais il est aussi une forme de rapport social dans les entreprises souvent insupportée et insupportable, en même temps que ses limites d’efficacité sont souvent dépassées. S’il est parfois remis en cause, la résistance à le larguer réellement (je ne parle pas des palinodies para- tayloriennes qui prétendent en sortir) est très forte. A la fois parce que cela remet en cause le paradigme scientifique où il s’est construit et qui demeure celui de la plupart ; et parce que son abandon ébranlerait des structures de pouvoir bien établies : ce n’est d’ailleurs pas principalement celui des hautes directions mais, plus important encore, celui de tout un encadrement moyen dont le rôle risquerait alors d’apparaître caduc ou abusif. Abandonner le modèle taylorien semble aujourd’hui un travail ex­ cessivement difficile : son enracinement idéologique et sa capacité orga­ nisatrice réciproquement renforcées en font un magnifique bastion. Il en est de même de l’espace et de tout ce qui gravite autour. Comment accepter que soit remise en cause la légitimité de la construction projec­ tive lorsqu’elle fonde par exemple tout un jeu de représentations sociales et politiques (les sondages...) et fait constamment la preuve (moins cer­ taine, mais enfin...) de son efficacité comme fondement théorique de nombre de calculs et de prévisions économiques ? Quand eüe se trouve assimilée souvent au modèle même de la démocratie ? Comment imagi­ ner que des représentations diverses d’un même lieu soient également justes, dès lors que les modes de représentation en sont également ré­ glées,alors que demeure une forme de pouvoir dont la base est l’exclusi­ vité de la capacité à nommer les choses et ce qu’elles sont ? Comment accepter que la représentation spatiale peut se passer des notions de cen­ tre ou de haut, alors que ceux qui détiennent le pouvoir de nommer s’é­ vertuent à parvenir ou demeurer au centre d’en haut...? D’autant là aussi que la force d’objectivation de la représentation classique lui a permis, lui perm et encore des réalisations et des réussites constantes, qu’elle est légitimée par son usage quotidien et ses succès évidents.

Il n’est bien entendu pas question de dénier à cette représentation son ef­ ficace ou sa valeur : simplement de remettre en question son monopole. C’est un résultat acquis dans le domaine scientifique : ce n’est même pas encore une question pour la plupart de ceux qui, quelle que soit leur fonc­ tion, utilisent des notions d’espace ; ce n’est pas non plus quelque chose qui - dans les représentations/ interprétations - émerge clairement. Alors que nombre de pratiques se développent qui s’appuient concrètement sur des espaces non classiques.

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