• Aucun résultat trouvé

2. L’ANALYSE

2.2. La suite des analyses

2.2.2. Une grammaire des espaces ?

En dehors de cette lecture, d’une nature bien différente, nous avons pour­ suivi, sur les entretiens obtenus la recherche de formalisation dont nous avons indiqué les grandes lignes plus haut.

En fait, sur la technique des catégorisations, nous n’avons guère évolué. On pourrait présenter ici les multiples variantes explorées pour tenter d’obtenir des catégories plus satisfaisantes à la fois par leur exhaustivité, par leur exclusivité, par leur stabilité. Les obstacles demeurent les mêmes, et nous sont apparus jusqu’ici suffisamment forts pour ne pas nous auto­ riser 1’ exploitation systématique à laquelle nous espérions parvenir. Elle reposerait, en l’état, sur trop d’imprécisions pour que ses résultats poten­ tiels en justifient la lourdeur. Plus, cette incertitude, sans conduire à re­ mettre radicalement en cause la volonté de formalisation, oblige à repenser celle-ci : dans son modèle, comme dans la distance prise avec le modèle. Quelques unes des questions auxquelles nous sommes ainsi par­ venu peut éclairer cette nécessité de révision.

Dans un premier temps nous avions retenu, dans le dépouillement des entretiens, les personnes et les objets placés dans une situation de spatia­ lisation. C’est à dire que c’est le contexte, de description d’un lieu, d’un déplacement, d’une relation qui justifie de retenir telle ou telle partie d’entretien pour son analyse (voir ci-avant, 2.1.1.). Mais on peut rem ettre en cause ce choix. E n effet tout objet, toute personne est par nature spa­ tialisée. Que serait-ils s’ils ne l’étaient point ? Il ne s’agit pas d’une affir­ mation de principe à valeur tautologique, mais d’une récusation du point de vue choisi. Ce qui est sous-jacent alors, devient non pas la distinction entre objet spatial et objet non spatial, mais le type de critère employé. Nous avons dans notre premier temps considéré l’espace comme objec­ tif. Il y a un lieu, avec des personnes, des objets, des relations, etc. Certes ce n’est pas le lieu qui nous est donné par l’entretien, mais sa représenta­ tion. Cependant, nous l’avons traité comme une donnée objective (pour­ tant disions-nous justem ent au départ, c’est la subjectivité de la représentation qui nous intéresse, et le moyen d’en donner une formula­ tion objectivable). Tombés dans ce piège, il ne restait plus qu’à construire des catégories du réel, une taxinomie. Laquelle, malgré toute l’attention qu’on peut lui porter et le temps qu’on lui consacre, ne peut qu’être im­

précise et incertaine en l’absence de critères simples et surtout d’une théo­ rie sur quoi la fonder (On sait ce qu’il a fallu de temps pour construire, dans d’autres domaines, des taxinomies ayant une durée de validité satis­ faisante à partir de critères objectifs, fussent-ils des éléments simples, re­ pérables et dénombrables : ce n’est qu’avec des théories explicatives qu’en chimie ou en botanique par exemple, on y est parvenu, même si ces théo­ ries et les taxinomies qu’elles engendraient connaissaient ensuite elle- mêmes des transformations plus ou moins profondes). Il est accepter réellement que la spatialité ne soit qu’une catégorie subjective, plus pré­ cisément une catégorie du discours.

Qu’est ce qu’être spatial alors, c’est répondre à un certain nombre de cri­ tères référés au discours, de critères grammaticaux si l’on veut. Nous di­ sions antérieurement, il faut rechercher la grammaire commune aux différentes spatialisations ; mais avec cette grammaire apparaît le critère même de la spatialité. On est d’ailleurs ainsi beaucoup plus proche de la topologie mathématique qu’en cherchant à appliquer analogiquement à nos lieux : celle-ci définit en effet un espace comme un ensemble accep­ tant trois axiomes particuliers, un point c’est tout.

Si cette orientation est maintenant posée, elle n’a pas encore été suffi­ samment travaillée pour aboutir à des hypothèses concrètes. Les pre­ mières voies explorées sont là encore celles qui reproduisent des propriétés des espaces topologiques : inclusion/exclusion, distance, etc. Elles sont manifestement et insuffisantes et insatisfaisantes, n’étant jus­ tement pas des propriétés de nature grammaticales.

Une seconde dimension des entretiens nous est apparue par l’analyse : même lorsqu’un lieu est représenté en dehors des formes traditionnelles de la représentation spatiale, les termes utilisés, les modes explicites de représentation sont ceux de l’espace traditionnel. Ainsi, si l’on veut expri­ mer un espace sans distance, dans laquelle celle-ci est abolie (par exem­ ple par les télé-communications), cela s’exprime par des distances. Ailleurs, lorsque sont considérés comme plus proches des lieux mètrique- ment plus éloignés, parce que justement la représentation de l’espace n’est pas uniquement métrique, cela s’exprime en mesures. Etc. Q u’en conclure ? Une hypothèse est que le matériel verbal, et même représen­ tatif, disponible est celui de la représentation traditionnelle ; que, simple­ ment, il n’y en a pas d’autre (du moins dans le langage courant, les mathématiques n’étant pas ordinairement utilisées par les locuteurs). Ce­ la ne signifie pas qu’il ne peut se former que ce type de représentation, nous avons rencontré des exemples qui le prouvent suffisamment. Mais ils se disent en utilisant ce qui est à disposition : une grammaire de ces espaces n’existe pas.

Si l’on croise alors ces deux nouveaux questionnements, on voit à quelle genre de difficulté on est conduit : la grammaire de l’espace semble ne pouvoir être que la grammaire de la représentation spatiale classique, alors que nous cherchons une grammaire commune à une multitude de spatialités. Si l’essence de l’espace est la règle de spatialisation, cela peut

apparaître comme une impasse. Sauf à supposer que la règle de formula­ tion de l’espace classique contient en elle-même d’autres potentialités. Il y a là tout un ensemble de problèmes qui pour être à peu prés clairs n’en sont pas moins difficiles à résoudre, ce à quoi nous ne sommes pas parve­ nus jusqu’ici. Une direction envisageable est de retravailler sur l’espace classique, à la fois dans son mode de formation et dans son mode de for­ mulation.

Même si on ne les a pas résolues, on peut envisager de dénouer les diffi­ cultés que l’on vient de présenter. Un autre aspect ressort des entretiens, qui semble encore plus redoutable : la prégnance de la qualification de l’espace. Comment traiter dans une formalisation un espace agréable, ou un espace trop plein ? Pourtant, dans la représentation des lieux, ce sont là des dimensions évidemment essentielles. C’est même probablement une particularité du discours sur l’espace que nous avons recueilli auprès des salariés d’entreprise : tout autant, plus peut-être, qu’en terme de lo­ calisations ou de relations entre lieux, objets, personnes, il est parlé des lieux par leurs qualités.

Là encore, on peut s’interroger sur ce qui serait des qualités spatiales (la densité) et des qualités non spatiales (agréables). Il est clair que ce n’est pas la bonne voie. On est donc ramené à des propriétés spatiales, qui ne le soient pas parce qu’elles seraient particulières, mais parce qu’elles sont insérées dans un discours où elles prennent valeur spatiale. A nouveau, c’est de grammaire qu’il s’agit.

L’analyse des entretiens nous conduit donc à réexaminer nos méthodes d’analyse, et au delà de celles-ci, les hypothèses que nous formulions et les champs théoriques sur lesquelles nous nous appuyions.

4. Bilan provisoire

Si l’on tente de mesurer la distance entre nos points de départs et ce à quoi nous sommes parvenus, quel bilan peut-on proposer ?

Nous n’avons certes pas rempli notre programme. Nous aurions pu bien entendu y renoncer, et de façon plus impressionniste que systématique, raconter les espaces que nous ont racontés les personnes interrogées ce­ la aurait certes composé un embryon de résultat. En outre, ü eut été fa­ cile d’interpréter, certes sommairement, ces récits : les renvoyer à la position des locuteurs dans l’entreprise, en dégager les conséquences en matière de relation sociale comme de relations aux lieux, etc. Mais ceci nous l’avions fait antérieurement, et d’autres, par d’autres voies, l’ont pro­ posé aussi (voir par exemple les ouvrages de Leslie Kaplan ou de Miklos Haraszti, qui, mieux qu’un exposé sociologique, disent ce rapport aux es­ paces de l’entreprise).

Fn eux mêmes, les entretiens ne disent pas plus que ce que l’on a pu re- r ^ illir ailleurs Et ce n’était pas leur objet (sans compter, si l’on voulait ^ destiner à une analyse sociologique ou socio-spatiale classique, l’évi- insuffisance de leur représentativité), ü n’ont, pour nous, de raison H^tre oue par rapport à une problématique précise, celle de la mise à jour des conditions d’une spatialité plurielle. Aussi est-ce à cela que nous nous en sommes tenus.

Dans cette dimension, d’une part, ils nous permettent de confirmer, bien qu’encore trop empiriquement, nos hypothèses générales : la pluralité des espaces y apparait, aussi bien comme représentation spatiale non classi­ que que, surtout, comme diversité des modalités de spatialisation de dif­ férentes personnes à l’intérieur d’un même lieu de travail ; d’autre part, ont été infirmées, au moins partiellement, des positions préalables, théo­ riques ou méthodologiques. C’est là, pour nous, le point le plus impor­ tant, puisque ouvrant la poursuite de la recherche. On peut résumer les questions qui rebondissent ainsi autour de trois thèmes.

Le premier pourrait se résumer par la question : qu’est ce que l’espace ? Nous avons répondu (sans nous sentir isolés dans cette réponse) : une re­ présentation. Cela mérite cependant d’être approfondi, et de mieux situer les rapports qu’entretiennent les espaces et les représentations : puisque toute représentation n’est pas spatiale, qu’est ce qui caractérise une re­ présentation spatiale, d’une part ; comment se nouent les changements de spatialité dans le concert des représentations, d’autre part.

Le second thème s’articule au premier : comment s’exprime l’espace ? Il recouvre une dualité : la problématique du discours sur l’espace tout d’a­ bord, de ses règles de formation, de la grammaire implicite ou explicite qui en justifierait la caractérisation, etc. ; mais aussi, celle de l’expression socialisée de cette représentation qu’est l’espace. Peut-on la considérer comme échappant aux rapports sociaux complexes qui se structurent au­ tour des représentations ? N’y concourent-ils point des recherches d’al­ liances, de consensus, des positions de conflits, des tentatives de distinction ou de domination, de l’intention, etc. ? Ce second thème on le voit rejaillit sur le premier : si l’espace n’est que représentation, il ne sau­ rait être considéré en dehors des conditions d’expression de cette repré­ sentation.

Le troisième, est plutôt d’ordre méthodologique. La formalisation que nous avions voulu atteindre est-elle un passage aussi nécessaire que nous l’avions pensé pour parvenir aux objectifs de la recherche ? Ne faut-il pas, probablement en la poursuivant, y ajouter des méthodes qui permettent d’explorer les nouvelles hypothèses qu’il faudra formuler à propos de la représentation spatiale et de son expression. Et, à la suite des difficultés que nous avons rencontrées, quelles voies pour avancer : faut-il conser­ ver le modèle topologique, ou chercher dans d’autres directions, du côté des recherches syntaxiques par exemple ?

Le bilan que nous pouvons faire est donc essentiellement celui d’une étape. Il n’a d’utilité que dans la mesure où il permet de reformuler des hypothèses, de reconstruire une méthodologie. C’est ce que proposera la seconde partie de ce rapport.

Documents relatifs