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CHAPITRE 3 PROCESSUS DE COOPÉRATION ET ACTEURS INDIVIDUELS

3.2. La programmation intra-ACP ou le multilatéralisme coopératif

La programmation intra-ACP, soit le processus de mise en œuvre des politiques de coopération entre l’UE et l’ensemble des pays du groupe ACP, est un peu plus complexe que le précédent. Le travail de Christophe nous aide à en comprendre la teneur : fonctionnaire du secrétariat de son groupe, il a fait des études à l’École nationale d’administration dans son pays, où il a exercé pendant dix ans dans une société d’État avant de travailler dans une

institution régionale africaine. Il a postulé suite à une annonce de recrutement du secrétariat ACP, a passé le test de recrutement et a été embauché pour un poste de veille sur les différents processus de mise en œuvre des politiques de développement. Ce poste, nouvellement créé par le secrétariat ACP, est un poste d’appui à la direction générale, dont la fonction consiste à veiller sur la qualité du travail interne et la qualité des dispositifs. Il s’agit pour lui de veiller au bon fonctionnement des organes, à la qualité des méthodes de travail au niveau de chaque structure, et à apprécier la réalisation des objectifs. Christophe possède de ce fait une grande connaissance des dispositifs ACP, de leur fonctionnement et de leurs objectifs. Pour reprendre ses propos, « les objectifs à atteindre ne sont pas [sa] préoccupation, mais c’est le suivi des mécanismes pour atteindre les objectifs fixés qui est au cœur de [sa] fonction ». Au bout d’une dizaine d’années, il a présenté un mémoire en vue de l’obtention d’une maîtrise dans une université belge portant sur les anomalies institutionnelles relatives au fonctionnement, à l’atteinte des objectifs et aux rapports de coopération avec l’UE. Il a ensuite soumis ses recommandations au secrétariat général, qui, selon lui, les a classées sans suite. Cette situation l’a profondément choqué ; il a désormais le sentiment d’être prisonnier dans son bureau et de ne pas être utile pour son groupe, dans la mesure où toute la coopération est élaborée au niveau de l’UE, le groupe ACP n’endossant qu’un rôle de validation. Nous avons exploré une partie de son mémoire de maîtrise sur le processus de programmation intra-ACP dans le but de comprendre le processus multilatéral et la réalité des rapports globaux de coopération ACP-UE. Comment se déroule la programmation intra-ACP ? Quels sont les rapports en jeu dans ce processus ?

Selon Christophe, le processus de programmation intra-ACP est déclenché au niveau de l’UE. Ainsi, la Commission européenne établit des projets de documents de stratégie et de programme indicatif pluriannuel, transmis au secrétariat ACP pour consultation et suggestions. Le secrétariat général ACP les transmet au département financement et programmation intra-ACP (DFPI), qui les transmet aux départements opérationnels. Chaque département, selon ses compétences, étudie les documents et propose des amendements ou des suggestions sur les parties qui le concernent. Ensuite, une réunion d’information et d’orientation est convoquée par le DFPI pour une concertation avec les chefs et les experts des différents départements. Cette réunion a pour but de rappeler les priorités, sur la base notamment des besoins exprimés par les États membres, les délais à respecter et les projets de budget alloué à chaque programme. Par la suite, les départements opérationnels examinent le projet, et apportent, le cas échéant, les amendements au document de stratégie. Puis ils

l’envoient d’abord au DFPI pour information et réaction aux changements apportés, et ensuite aux sous-comités techniques pour approbation des experts. Les départements mettent à jour les documents en fonction des observations formulées au niveau des sous-comités, et les transmettent au DFPI. À son tour, le DFPI en fait une synthèse en vue de la réunion du sous- comité de coopération pour le financement du développement (CFD). Le CFD reçoit le projet de synthèse des propositions des autres sous-comités, formule leurs observations, valide les documents et envoie le tout à la Commission européenne via le DFPI. Celle-ci reçoit les documents et les examine ; elle convoque une ou plusieurs réunions conjointes (UE-ACP) pour discuter les amendements apportés. Les documents de stratégie prennent en compte les principales conclusions de ces réunions, avec des améliorations si nécessaire. La Commission européenne approuve les documents et les envoie au secrétariat ACP. Le secrétaire général reçoit les documents et les transmet au DFPI. À son tour, le DFPI reçoit les documents, les examine, les adopte au niveau technique puis transmet la version finalisée au président du Comité des ambassadeurs (PCODAM) pour signature. Après réception, le PCODAM les etudie, les approuve et les signe avant de les transmettre en retour à la Commission européenne. Celle-ci les vérifie et les signe, et en fait des copies pour transmission au secrétariat ACP. Le document de stratégie et le programme indicatif pluriannuel intra-ACP sont alors finalisés. Notons qu’après la phase de programmation vient une passerelle vers la phase d’identification, appelée « notes de concept », qui se déroule comme suit selon Christophe :

La Commission européenne initie les projets de notes de concept sur la base des programmes indicatifs et les envoie ensuite aux départements opérationnels du secrétariat ACP. Les départements les examinent et formulent des observations visant à les enrichir, puis les retournent à la Commission européenne qui les examine et les approuve. Des copies des notes de concept approuvées sont alors adressées au secrétariat ACP.

Dans cette démarche, la présence de l’UE est toujours située en amont et en aval du mécanisme, tout comme dans l’étape suivante. Ici, la mission d’identification est l’occasion pour l’UE d’initier et de renseigner des fiches sur des projets qu’elle a identifiés. Ces fiches seront envoyées directement aux départements opérationnels du secrétariat ACP. Ces derniers, après réception des fiches, se réunissent pour les examiner, puis les retournent à la Commission européenne, qui les contrôle, les approuve, et en adresse des copies au secrétariat ACP. C’est alors que commence la formulation même des projets. C’est une étape un peu plus technique, dans laquelle l’UE détermine les termes de référence (TDR) et élabore les dossiers

consultation. Une réunion est organisée avec les chefs de départements, à l’issue de laquelle ils formulent des observations et adressent une requête de financement au DFPI pour l’étude en question. Le DFPI reçoit la lettre de financement et rédige une autre lettre à l’endroit de la Commission européenne au nom du secrétaire général ACP, est envoyée après signature du secrétaire général. Après réception, la Commission européenne l’approuve, recrute un consultant approprié, et le secrétariat ACP est invité à l’ouverture du démarrage de l’étude de faisabilité : les documents d’étude sont ensuite transmis au secrétariat ACP pour approbation finale. Ce n’est qu’après ces étapes que la convention de financement est ratifiée. La convention de financement, un ensemble de documents à portée juridique, est établie par la Commission européenne et adressée aux départements opérationnels qui la reçoivent et font une note de service à leur service juridique ; celui-ci les examine, les paraphe et les transmet au secrétaire général qui vérifie leur conformité par les différents paraphes des départements et du service juridique, avant de les signer puis de les transmettre à la Commission européenne. Ainsi commence la phase de mise en œuvre proprement dite, avec la mise en œuvre des programmes de développement dans les pays ACP, après la sélection d’un cabinet de conseil qui met en place l’Unité de gestion du programme (UGP).

Qu’ils soient de forme bilatérale ou multilatérale, les deux types de procédure de mise en place et de mise en œuvre des politiques de développement dans les pays ACP répondent aux mêmes canaux de transmission. La seule différence se situe au niveau des acteurs en jeu dans chaque processus: au niveau bilatéral, un pays du groupe ACP est concerné, et au niveau multilatéral, une partie ou la totalité des pays ACP est impliquée en même temps. Par exemple, les projets régionaux financés par l’UE au niveau de l’UEMOA ou de la CEMAC rentrent dans la catégorie des politiques régionales et donc de la coopération multilatérale ; et l’appui budgétaire apporté au Mali par l’UE rentre dans le cadre de la coopération bilatérale. Sur le fond, les pratiques en vigueur dans ces procédures ne sont pas perçues et interprétées de la même façon par les acteurs. En effet, les discours des fonctionnaires du groupe ACP font état de sentiments de domination, de pessimisme, d’immobilisme et d’une déroute des pays ACP, tandis que ceux des technocrates de l’UE mettent en avant la responsabilité assumée des Européens à l’égard des pays sous-développés et sont plutôt optimistes ; en un mot, leurs actions vont dans la bonne direction, celle du développement des pays aidés.

Le système de coopération monétaire en cause

Le système de coopération monétaire entre l’Union européenne et les pays ACP, au travers des procédures mises en place avant les années 1960, varie en fonction des régions de la zone ACP. Dans les régions d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et des Comores, ces procédures sont inscrites dans une logique de coopération bilatérale monétaire. Nous nous intéressons aux cas de certains pays d’Afrique francophone sous tutelle française à l’époque coloniale, en nous focalisant sur les pays d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et des Comores. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les recherches de Nicolas Agbohou, qui a étudié cette forme de coopération pour relever les évolutions des rapports et des pratiques de coopération.

La monnaie utilisée aujourd’hui en Afrique francophone et aux Comores est le franc des colonies françaises d’Afrique (FCFA), créé le 25 décembre 1945 par la France selon l’article 3 du décret n°450136 publié au Journal officiel le 26 décembre 1946 par le général De Gaulle. Cette monnaie a été justifiée sous l’appellation de « coopération monétaire » en ces termes : « La coopération monétaire doit permettre aux pays d’outre-mer (ces pays d’outre-mer désignent entre autres les quinze pays africains de la zone franc) d’avancer sur la voie de développement plus vite qu’ils ne pourraient le faire seuls46. » Au départ, cette

monnaie est donc présentée et admise par la France et ses colonies d’Afrique francophone comme un outil leur permettant d’amorcer le chemin vers la prospérité. La question du développement des anciennes colonies reste cependant un sujet problématique. Cette monnaie a-t-elle failli à sa mission, ou avait-elle d’autres ambitions que celles qui lui sont attribuées ? Peut-on suivre Édouard Balladur qui, face à cet échec monétaire, déclarait dans le journal Le Monde du 09 février 1990 : « La monnaie n’est pas un sujet technique mais politique qui touche à la souveraineté et à l’indépendance des Nations » ? Est-ce à dire que la monnaie cogérée avec la France est un outil de contrôle sur les anciennes colonies ? Du moins, c’est l’opinion de Nicolas Agbohou. Selon lui, les pays de la zone franc, anciennes colonies françaises, n’ont pas acquis leur indépendance monétaire et continuent de subir la tutelle française par l’intermédiaire de leur monnaie. Pour preuve de cette domination monétaire affichée, il rappelle que de 1962 à 1974, le premier gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest était Robert Julienne, alors que les États africains se pensaient déjà indépendants à partir de 1960. Cette coopération monétaire se déroule selon des

processus équivalents à la cogestion que nous avons évoquée au niveau de la technique de coopération, décrite par Martika.

Nicolas Agbohou , dans une communication faite en 2011 lors de l’Université d’automne organisée par le Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP)47,

explique comment l’Occident, en particulier la France, a mis sous tutelle le droit et le pouvoir monétaire des pays d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et des Comores à partir de ce système de coopération monétaire complexe et puissant, qui bloque selon lui le développement socio-économique de la Zone franc en Afrique. Ce système puissant trouverait sa force dans l’organisation politique des conseils d’administration de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), de la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) et de la Banque centrale des Comores (BCC), où le pouvoir de décision et de contrôle sur la monnaie subit une forte présence et influence française. En effet, Agbohou nous fait entrer dans ces différents conseils d’administration et nous explique leur étonnant fonctionnement : le conseil d’administration de la BCEAO est composé de seize administrateurs, soit deux par pays, plus deux administrateurs délégués par le gouvernement français, qui participent à la gestion de la banque. Le principe des délibérations des grandes décisions est valable lorsque tous les administrateurs sont présents et que l’unanimité est acquise. Si un Français n’est pas d’accord avec les décisions, la délibération n’est pas valable. Ce mode opératoire est aussi présent à la BEAC et à la BCC : le conseil d’administration de la BEAC est composé de treize membres dont trois pour la France, et ses délibérations sont valables quand un administrateur pour chaque pays africain et au moins un Français sont présents. Plus stupéfiant, pour la BCC, dont le conseil est composé de huit membres dont quatre pour la France, la délibération est valable quand les administrateurs sont au moins six et la décision validée par cinq des administrateurs présents. Ces rapports de coopération semblent répondre à une logique de contrôle politique, économique et sociale issue du passé. Le problème des pays anciennement colonisés, taxés aujourd’hui de « sous-développés », réside dans leurs rapports avec leurs anciens colonisateurs et non pas dans le sous-développement. À la découverte du fonctionnent du système de coopération monétaire entre les anciens colonisateurs et leurs anciennes colonies, on note que les rapports qu’ils entretiennent dans leur coopération portent atteinte à la souveraineté politique, économique et sociale des anciennes colonies, suivant la logique de Balladur. Ces pratiques en place au cœur de la coopération ACP-UE ne manquent pas de

susciter des critiques dans le rang des ambassadeurs, des experts et des délégués et apparaissent régulièrement dans les débats qui ont lieu au secrétariat ACP.

3.3. Les perceptions d’ambassadeurs, de parlementaires et de délégués sur la coopération

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