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CHAPITRE 1 UN ANTHROPOLOGUE DANS LE CHAMP DE LA COOPÉRATION

1.2. Kaléidoscope des entretiens avec les fonctionnaires ACP et UE

Parallèlement à nos observations des séances de travail au sein du S/ACP, des séances de travail conjointes ACP-UE, nous avons mené vingtaine d’entretiens avec les fonctionnaires ACP et UE, en dehors de l’institution, et en privé, pour recueillir leurs perceptions, leurs sentiments et leurs souhaits. Le canevas de notre guide d’entretiens était structuré autour de quelques points essentiels : parcours scolaire, processus d’entrée dans l’institution, carrière au sein de l’institution, appréciation de la coopération ACP-UE et souhaits pour la coopération. Les déclarations en privé des fonctionnaires ACP, sont accusatrices et en contradictions avec les opinions officielles et les pratiques en cours dans la coopération. Les déclarations de Germaine résument les idées de ses collègues. Issue d’une famille modeste, diplômée en droit privé, elle a travaillé plus de 15 an dans un ministère de son pays avant d’entrer au secrétariat ACP à Bruxelles. Elle imaginait alors servir l’organisation sur des questions politiques aux côtés des ambassadeurs, sans savoir qu’elle serait par la suite en charge de la gestion de programme dans 79 pays avec toutes les procédures qu’ils comportent, ce qui pour elle représente une charge lourde, fastidieuse. Mais après plusieurs décennies d’intense activité, elle note :

Il y a eu quelques évolutions du groupe ACP avec la nouvelle équipe, parce que les choses sont un peu plus structurées, et permettent de savoir où va le groupe, permettent de savoir ce qu’il faut faire. Je sens qu’il y a un certains leadership, qu’il y a une certaine dynamique du point de vue de la visibilité, mais il y a encore beaucoup de méconnaissance du Groupe. Je trouve dommage qu’à la veille de 2020 les deux parties n’arrivent pas encore à définir clairement l’orientation et la forme

de la coopération, mettant ainsi tout le monde dans des doutes tels que l’ouverture ou non du groupe à d’autres pays, le changement du mécanisme de gouvernance, le changement de la structure actuelle de l’organisation qui n’est plus adaptée, ou la diversification des partenaires pour s’accommoder avec les pensées et les pratiques des probables nouveaux pays ou partenaires.

Le partenariat ACP-UE selon les discours officiels est gagnant-gagnant (Win-Win), mais parmi les fonctionnaires, certains ne le perçoivent, du fait que les propositions politiques des pays ACP ne sont pas probablement prises en compte lors des processus de conception des politiques de développement. C’est l’opinion de Germaine :

Des fois nous disons à l’UE « voilà ce que nous voulons », mais l’UE nous dit « non ce n’est pas ça, voilà ce que nous on pense que vous aurez besoin ». Je ne sais pas si c’est gagnant-gagnant. Si nous ACP nous disons qu’au niveau des programmes indicatifs nationaux ce sont des infrastructures dont nous avons besoin et que la délégation de l’UE dit « non, nous pouvons tout vous donner sauf les infrastructures », je ne sais pas s’il y a encore un choix. Alors je me demande si c’est cela le gagnant-gagnant. Qui est le gagnant ? Est-ce que c’est cela une coopération ? Est-ce que cette coopération prend vraiment en compte les besoins des bénéficiaires ?

Face à ces interrogations, Germaine pense que

ce sont les pays ACP qui devront prendre en main leur développement. L’aide européenne et autres sont là comme un tremplin mais les pays ACP devront faire des efforts personnels. Comment rehausser les recettes fiscales pour pouvoir financer le développement. Seulement il n’y a que 8 % de pression fiscale dans les pays ACP, et personne d’autre ne veut payer d’impôts.

À ce titre, elle apprécie le comportement du président du Rwanda Paul Kagamé, qui au-delà de cette idée, « a pensé qu’il faut faire des réformes pour que l’économie rwandaise puisse aussi contribuer au développement du Rwanda et pas toujours penser que ce sont les Européens qui sont la cause de nos malheurs ». La gouvernance fiscale dans les pays ACP est impérative car elle permettra de mettre fin à la fraude fiscale, de lutter contre la corruption et l’insécurité juridique, afin d’attirer des investisseurs dans les pays ACP. Pour Germaine, « le train de la mondialisation est déjà parti, et les pays ACP sont restés sur le quai ». La volonté politique de réformer pour lutter contre la corruption et assainir les finances publiques est loin de préoccuper les dirigeants actuels des pays ACP. Ceux-ci sont très riches mais leurs populations n’en profitent pas. Par exemple, elle sait qu’il y a de l’or dans son pays, mais elle a « du mal à voir les traces des recettes de l’or au Trésor public ». Par conséquent, on ne peut pas compter avec cette génération de dirigeants.

Si les jeunes peuvent accéder au pouvoir, il y aura peut-être quelque chance de changer les choses. Car si des présidents restent au pouvoir pendant vingt ans, trente ans, changent les constitutions et renouvellent leurs mandats, il n’y a aucune chance de développer les pays ACP.

En ce qui concerne l’intégration régionale, Germaine déclare qu’« elle ne soit pas encore une réalité parce que les dirigeants ne veulent pas transférer une partie de leurs pouvoirs à la région au risque de se voir imposer des décisions communautaires ce qui bloque la mise en œuvre des politiques régionales ». Enfin, Germaine affirme que

il y a des choses à reprocher à la coopération mais les pays ACP ont aussi leur part de responsabilité dans l’échec du développement à travers la mauvaise gouvernance, manque de volonté politique, le manque de solidarité et de ce fait se laissent dominer par le pouvoir de l’argent de l’UE, de l’aide.

Auprès des fonctionnaires UE, le discours est le même en public qu’en privé. Dans certains cas, quelques-uns pointent du doigt la politique de coopération de l’UE, qu’ils voient comme trop business oriented. Ils sous-entendent que c’est aux pays ACP d’ouvrir les yeux sur cette coopération parce qu’ils disposent de tous les atouts pour se développer, et ne comprennent pas pourquoi ils sont toujours à ce stade de développement. Les déclarations de Jeannot résument l’ensemble des points de vue des fonctionnaires UE sur les stratégies, les pratiques et les rapports de coopération ACP-UE. Jeannot est fonctionnaire UE, issu d’une famille d’origine modeste, enfant unique, il a passé son enfance et sa jeunesse dans de bonnes conditions. Diplômé de Science po, il a intégré la direction générale de la coopération et du développement et y a déjà passé un peu moins de dix ans. Jeannot, trouve son travail passionnant mais très compliqué parce qu’il lui demande trop d’énergie et qu’il y ressent beaucoup de pression. Selon lui, l’UE apporte beaucoup d’aide aux pays ACP pour les accompagner dans leurs marches vers le développement.

Les outils que l’UE conçoit et avec lesquels elle travaille avec les pays ACP sont globalement efficaces mais il y a souvent des situations qui nécessitent des réadaptations de ces derniers. L’UE a une politique axée sur le développement, mais elle développe aussi des politiques commerciales dans le but de faire décoller les économies des zones ACP. De ce fait, la coopération ACP-UE est un partenariat gagnant-gagnant, mais en plus elle apporte une aide massive aux Pays ACP.

Les pays ACP ont visiblement tout à gagner en restant dans cette coopération avec l’UE. Pour Jeannot la seule inquiétude réside dans le fait que « les pays ACP se développent dans la même logique, selon le même rythme que les pays européens ». Dans cette situation, « les pays ACP doivent proposer à l’UE des politiques de développement qui prennent en

compte leurs propres réalités et non fondées sur notre logique de développement ». Les pays ACP doivent apporter leurs propres contributions et c’est bien sûr le but des échanges économiques menés avec eux, dans un esprit gagnant-gagnant et dans le respect des accords qui lient les deux parties.

De Germaine à Jeannot, on peut retenir quelques faits essentiels qui structurent les processus de conception des politiques de développement, les mécanismes de mise en œuvre et les logiques au cœur des rapports de coopération. En effet, il existe dans la coopération une asymétrie des positions ACP et UE dans les rapports politiques, économiques, sociaux institutionnels et juridiques, due à la capacité d’action respective de chaque partie. On note également une différence d’appréciation du partenariat qui lie les deux parties.

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