• Aucun résultat trouvé

a) La production subjective du capitalisme contemporain : individualisation et pluralisation

En tant que machine sociale et forme d'organisation collective, le capitalisme, non seulement, définit un ordre globale de coexistence (des activités, des individus, des formations sociales hétérogènes), une macropolitique mondiale d'ensemble, mais correspond également à une micropolitique, à une structuration normative de l'ensemble des activités humaines et sociales, normant le quotidien, produisant le cadre des relations interpersonnelles et marquant les corps. Parce qu'il est un objet politique, le capitalisme engage un système d'organisation macroscopique (macropolitique) et un ensemble de processus de subjectivation, plus ou moins différenciés, relativement complémentaires (micropolitique) ; ces deux dimensions, ces deux référentiels s'alimentant et se répondant.

Par conséquent, ces processus de subjectivation connaissant également des dynamiques multiples, des tendances évolutives, elles-mêmes correspondant, dans u rapport de dépendance et de causalité réciproques, aux transformations structurelles du capitalisme. Ainsi, au tournant identifié dans Mille plateaux et au changement de régime du capitalisme, correspondent de nouveaux processus de subjectivation, caractéristiques de cette évolution et y faisant écho.

Deleuze et Guattari distinguent alors, comme évolution majeure, la transformation des conditions mêmes de la production subjective. La transformation du capitalisme et les nouvelles caractéristiques de déploiement de l'axiomatique conduisent au bouleversement du cadre d'application de cette production. Ce cadre d'application semble désormais se faire toujours plus précis, toujours plus détaillé :

« Quand la machine devient planétaire ou cosmique, les agencements ont de plus en plus tendance à se miniaturiser, à devenir de micro-agencements. Suivant la formule de Gorz, le capitalisme mondial n'a plus comme élément de travail qu'un individu moléculaire, ou molécularisé, c'est-à-dire de masse. »62

C'est là une transformation fondamentale. Un mouvement de molécularisation, d'individuation, caractérise la production subjective capitalisme. Celle-ci n'agit plus sur des classes ou des groupes sociaux, mais travaille désormais sur l'individu lui-même, le constituant comme tel et s'y adaptant. De manière similaire à Foucault, Deleuze et Guattari prennent ici acte du fait que la production subjective, en l'occurrence capitaliste, ne va pas sans la production spécifique d'un sujet lui-même,

en tant que référentiel d'application de la production subjective. La production subjective ne s'applique pas à un objet prédéterminé (homme, individu, capitaliste, consommateur, etc...) mais constitue cette objet. Ainsi la production de l'homme enfermé foucaldien est autant une production de l'enfermement et de l'enfermé que de l'homme lui-même. Et c'est bien ce second terme qui, avec le nouveau régime capitaliste, se voit modifié, pour être considéré de manière autonome, toujours détaché de son environnement et de sa socialité, toujours détaché de la masse et du groupe social auxquels il appartient.

Deleuze et Guattari entrevoient ainsi le renouvellement du capitalisme par individualisation de l'axiomatisation. Celle-ci s'attache désormais à produire un individu qui se pense comme tel ; individu autonome, débarrassé du carcan des appartenances collectives, autonome parce qu'individu, libre parce qu'ayant le libre choix de ses options et parce qu'aucune communauté de référence ne commande désormais ce choix. Ceci implique alors un rapport nouveau du capitalisme aux devenirs individuels63. Le capitalisme industriel enfermait et confinait les devenirs, leurs ôtant

toute possibilité de bifurcation, toute possibilité de différenciation et les restreignant à des assignations identitaires strictes et rigides. Le grand enfermement décrit par Foucault, fut ainsi tout autant celui des corps et des âmes que des trajectoires de vie. D'où un capitalisme essentiellement répressif, disciplinaire, condamnant la possibilité même d'une différence et où « ce qui est enfermé c’est le dehors »64. A rebours, le capitalisme contemporain ne limite plus son action, et son

axiomatique, au strict enfermement de la différence. Désormais, « au croisement de toutes sortes de formation (…), il invente »65 et procède, d'avantage qu'à leur répression, à la modulation

différentielle des devenirs. C’est alors précisément la différence, le dehors et le virtuel que le capitalisme contemporain s’attache à capturer ; non plus à réprimer, à neutraliser, à empêcher mais à réguler, à conduire.

On voit bien là émerger un nouveau cadre de référence ; L'individualisation et le travail d'un individu moléculaire vont de pair avec la captation des différences, avec leur modulation. Ce cadre de la production subjective du capitalisme inaugure alors un capitalisme de la vente, c'est-à-dire tourné vers la captation de marchés de consommation, toujours plus ciblés, toujours plus individualisés, micro-marchés avec leurs micro-publics au travers desquels se constituent des consommateurs. En ce sens, le capitalisme contemporain correspond, d'avantage qu'à une société de la consommation, à une société des consommations, et des consommateurs, et dont on peut certes,

63 Cet élément est en lien direct avec le développement de sociétés de contrôle et du renouvellement des techniques d'encadrement des comportements qui, eux mêmes, « ne sont pas des évolutions technologiques sans être plus profondément une mutation du capitalisme », DELEUZE Gilles ; Pourparlers, Editions de minuit, Paris, 1990, p.244

64 DELEUZE Gilles ; Foucault, Éditions de minuit, Paris, 1986 p.103 65 MP, p.30

dénoncer l'accroissement exponentielle de production / destruction, mais qui, surtout, tend à imposer une communauté de sujets-consommateurs, définis par leurs différences réciproques et par l'accès différencié – plus ou moins intensif, plus ou moins aisé et selon des « préférences » - à des marchés démultipliés et miniaturisés.

Avec le capitalisme contemporain, Deleuze et Guattari distinguent donc un nouveau régime de subjectivation où l'axiomatique fonctionne désormais par la pluralisation pluralité des régimes et processus de production subjective, tolérant et produisant de subjectivités différenciés dont elle détermine elle-même les conditions de différenciation et l'univers des possibles. D'avantage, l'axiomatique s'érige en unique instance de différenciation – différenciation par le marché et la consommation – et le plan d'immanence du capital, tout en demeurant comme tel, se parcellise et intègre les subjectivités de manière plurielle et différenciée66. Il s'agit désormais de gérer le

comportement de manière différentielle, de « l’onduler, de le mettre en orbite, sur faisceau continu »67. Ainsi, les auteurs anticipent, avec cette analyse de la pluralisation de l'axiomatique

capitaliste, l'une des dynamiques fondamentales du capitalisme contemporain, à savoir la diversification des conditions sociales, à commencer par celles des formes de travail. Alors qu'il pouvait se concevoir comme instance unifié, comme processus d'enregistrement et d'axiomatisation unifié, le travail perd son uniformité : multiplication des statuts, formes de travail précaire, main d’œuvre organisée ne flux tendus, etc... Les multiples références aux travaux opéraïstes (analysant les nouvelles formes du travail comme processus de subjectivation potentiellement nouveaux) montraient déjà la préoccupation guattaro-deleuzienne pour ce phénomène ; l'insistance sur l'individu molécularisé comme élément de travail du capitalisme contemporain la confirme et ouvre une piste d'analyse comme renouvellement de l'axiomatique – la diversification des formes de travail et l'éclatement de la norme salariale étant centraux dans ce renouvellement.