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a) La crise du marxisme et du projet révolutionnaire

De la même manière que l'analyse du capitalisme formulée par Deleuze et Guattari se confronte, de manière quasi-constante, au référentiel analytique marxiste, n'ayant de cesse d'en réinterprêter l'enseignement et d'en réinvestir les catégories, la question de la perspective révolutionnaire ne peut faire impasse sur sa surdétermination marxiste.

Plus précisément, la conjoncture, intellectuelle, politique et idéologique, à laquelle font face les auteurs, consacre l'entrée en crise du marxisme et, avec lui, et à la lumière de ce qui se passe à l'Est, du projet révolutionnaire tel qu'il avait été conçu depuis le XIXème siècle. Progressivement, le discrédit jeté sur les pays du "socialisme réel", alimienté par les débuts de l'offensive néolibérale, restructure le champ des positions philosophiques et tend à disqualifier d'avance tout attachement à la perspective révolutionnaire. Ainsi, la critique de Marx et la remise en question du projet révolutionnaire tel qu'il fut privilégié par le marxisme et, socio-politiquement, par les organisations du mouvement ouvrier, fait, dans la période d'écriture de Deleuze et Guattari, à savoir les années 1970 (pour ce qui concerne Capitalisme et schizophrénie) et au delà, fait nécessairement face à ce donné, à la condamnation, en voie d'automatisation, de toute entreprise de transformation d'ensemble du monde.

Il nous paraît alors essentiel de souligner combien la reformulation du projet révolutionnaire s'ancre, chez Deleuze et Guattari, dans cet espace. D'avantage, elle ne se comprend qu'en vertu de cette structuration des champs intellectuel et politique, répondant ainsi à une exigence double. D'une part, Deleuze et Guattari formulent explicitement, avec Capitalisme et schizophrénie, la nécessité, non de l'abandon du projet révolutionnaire, mais du réinvestissement critique de sa version marxiste, «d'abattre le capitalisme» et de «redéfinir le socialisme»3. D'autre part, ils

subissent les premiers assauts néolibéraux, et voient s'imposer une position philosophique disqualfiant d'entrée toute perspective révolutionnaire, au motif de son archaïsme, de son impossibilité ou de la catastrophe qu'il porterait nécessairement. La critique que fait Deleuze des nouveaux philosophes signale en 1977, déjà, la conscience de cette conjoncture:

«A partir de là, tout y passe, marxisme, maoïsme, socialisme, etc., non pas parce que les luttes réelles auraient fait surgir de nouveaux ennemis, de nouveaux problèmes et de nouveaux moyens, mais parce que LA révolution doit être déclarée impossible, uniformément et de tout temps.»4

3 DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix ; Mille plateaux, Editions de Minuit, Paris, 1980, p.590

Ainsi, si la conjoncture peut être jugée, en vertu du positionnement philosophique et intellectuel de Deleuze et Guattari, défavorable durant les années 60 jusqu'au début des années 1970 et, ensuite, à partir de la fin des années 1970, elle n'est en aucun cas similaire. Alors que, durant la première séquence, le marxisme demeure dominant, il s'agir pour les auteurs d'en proposer une lecture différente, de s'y opposer plus ou moins frontalement et d'élaborer une perspective révolutionnaire qui sorte de l'autoritarisme stratégique (contestation du marxisme-léninisme), qui prend acte des transformations sociales (contestation de la classe ouvrière comme agent historique de la révolution, intégration de nouvelles problématiques) et qui ne laisse confondre avec les appareils de pouvoir et les machines sociales (Etat et capitalisme). Une telle opposition, nourrie de la remise en cause du socialisme réel, puisant dans le marxisme hétérodoxe et dénonçant l'autoritarisme et le conservatisme des forces prétendument révolutionnaires, est largement formulée dans L'Anti-

Oedipe. Néanmoins, avec Mille plateaux, en 1980, la conjoncture est d'une différence notable,

puisque la remise en cause de Marx a, pour ainsi dire, changé de camp, s'est muée en réquisitoire intransigeant et sa critique s'apparente de plus en plus à une condamnation unanime. On voit ainsi comment la lecture de Marx, notamment par les nouveaux philosophes qui lient marxisme et "totalitarisme" soviétique, alimente la crise du projet révolutionnaire et est prétexte à la condmantation, rigide et sans appel, de ce dernier. On voit surtout prendre sens l'appui et la répétition, de plus en plus nets, de la référence de Deleuze et Guattari à Marx, jusqu'à cette affirmation qui, de fait, est militante:

«Je crois que Félix Guattari et moi, nous sommes restés marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux (...). Les droits de l'homme ne nous feront pas bénir les "joies" du capitalisme libéral auquel ils participent activement.»5

Percevant la manière dont la politique des droits de l'homme se muent en apologie du marché6,

stigmatisant implictement la position des nouveaux philosophes, Deleuze indique expressement son attachement, ainsi que celui de Guattari, à Marx et au marxisme.

La reformulation guattaro-deleuzienne du projet révolutionnaire est donc incompréhensible si l'on oublie ce basculement d'une séquence hitporique à une autre, entraînant la restructuration du champ philosophique et redistribuant les positions politiques. Loin de signer la célébration messianique de la micropolitique, et à rebours du renoncement à une philosophie ayant vocation, pour paraphraser Marx, à transformer le monde, les deux auteurs tiennent une position philosophie et politique qui joint une critique du marxisme et de la perspective révolutionnaire telle celuic-ci l'a historiquement développée tout en en maintenant la substance et en tentant de la reformuler

http://www.generationonline.org/p/fpdeleuze9.htm 5 DELEUZE Gilles; op.cit., p.234

autrement, selon de nouveaux impératifs. C'est alors ainsi qu'il faut comprendre la critique du marxisme et des forces sociale correspondantes.