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Chapitre II – L‘aspect mental de l‘exigence relative au lien entre l‘acte incriminé et

Section 1 – La possession de l‘élément mental propre aux crimes contre l‘humanité

1.5 La possession de l‘élément mental, une analyse souple

Le cadre d‘analyse développé dans le jugement Milutinović a le mérite de clarifier une question longtemps occultée. Pour la première fois, une instance pénale internationale tente de traduire avec rigueur toute la complexité de la commission des crimes contre l‘humanité. Seule une équipe de défense a contesté devant la chambre d‘appel le cadre d‘analyse et l‘application que la chambre de première instance en a fait aux faits établis332. Au moment

326 Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation en Côte d‘Ivoire, supra note 13, au

paragr. 29.

327 Décision relative à la délivrance d‘un mandat d‘arrêt dans l‘affaire Laurent Gbagbo, supra note 126, aux

paragr. 25 à 70 ; Le Procureur c. Simone Gbagbo, ICC-02/11-01/212, Decision on the Prosecutor‘s Application Pursuant to Article 58 for a Warrant of Arrest against Simone Gbagbo (2 mars 2012) aux paragr. 13 à 35 (CPI, Chambre préliminaire III).

328 Voir, par exemple : Décision relative à la délivrance d‘un mandat d‘arrêt dans l‘affaire Laurent Gbagbo,

supra note 126, aux paragr. 64 à 67.

329 L‘article 21 du Statut de Rome, qui énumère les sources de droit applicable à la Cour pénale internationale,

ne mentionne pas la jurisprudence des tribunaux ad hoc.

330 La première décision substantielle de la Cour pénale internationale sur le droit applicable aux crimes

contre l‘humanité – et qui fait désormais jurisprudence – s‘appuie sur de nombreux jugements et arrêts des tribunaux ad hoc pour définir les éléments énumérés à l‘article 7 du Statut de Rome : Décision relative à la confirmation des charges dans l‘affaire Katanga, supra note 8, aux paragr. 389 à 402. Dans sa dissidence à la décision portant ouverture d‘une enquête sur la situation en République du Kenya, le juge Kaul reconnaissait la pertinence de la jurisprudence des tribunaux ad hoc pour dégager les « principes et règles du droit international » : Opinion dissidente du juge Kaul à la Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation au Kenya, supra note 74, au paragr. 30.

331 Sous réserve de l‘insouciance : infra, chapitre II, paragraphe 2.2.1, à partir de la p. 97.

332 Le Procureur c. Nikola Šainović, IT-05-87-A, General Pavković‘s Amended Appeal Brief (30 septembre

de rédiger ce mémoire, la chambre d‘appel était toujours saisie des appels interjetés contre le jugement Milutinović. L‘arrêt que la chambre rendra vraisemblablement en décembre 2013 permettra de trancher définitivement la question333.

En déterminant que l‘auteur matériel d‘un crime contre l‘humanité peut ignorer tout du contexte de l‘attaque sans que cela ne remette en cause la qualification juridique du crime, le jugement Milutinović a repris, à bon droit334, le principe de droit international pénal selon lequel l‘auteur matériel d‘un crime relevant de la compétence des instances pénales internationales peut être « innocent » sans affecter la qualification juridique du crime qu‘il a commis335. Par « innocent », nous entendons non seulement l‘état de l‘individu qui peut se prévaloir des causes d‘exonération de la responsabilité pénale – comme le mineur, celui souffrant d‘une déficience mentale ou encore celui agissant sous le coup de la menace336 – mais également l‘état de celui qui, tout en ayant eu l‘intention de commettre un acte puni par les statuts des instances pénales internationales, ne pourrait voir sa responsabilité pénale

également le cadre établi, mais elle a toutefois retiré son appel : Décision prenant acte du retrait de l‘appel de Dragoljub Ojdanić, supra note 271.

333 Président du TPIY, Évaluation et rapport du Président du Tribunal pénal international pour l‟ex-

Yougoslavie, Theodor Meron, présentés au Conseil de sécurité conformément au paragraphe 6 de la résolution 1534 (2004) et portant sur la période comprise entre le 23 mai et le 16 novembre 2012, paragr. 40,

p. 9, annexe I, S/2012/847.

334 Il est néanmoins regrettable que la chambre de première instance ait fondé son approche sur le postulat de

la lutte contre l‘impunité. La lutte contre l‘impunité est devenue un principe interprétatif auquel recourent de plus en plus les instances pénales internationales. Voir, par exemple : Décision relative à la confirmation des charges dans l‘affaire Lubanga, supra note 142, aux paragr. 281 à 285 (invoquant le préambule du Statut de

Rome – par lequel les États parties au Statut affirment leur volonté de « mettre un terme à l‘impunité » des

auteurs des crimes les plus graves qui touchent l‘ensemble de la communauté internationale – pour conclure que la condition relative aux « forces armées nationales » dans l‘analyse du crime de conscription/enrôlement d‘enfants de moins de 15 ans n‘était pas limitée aux forces armées d‘un État). Traduite en matière interprétative, la lutte contre l‘impunité signifie qu‘une disposition doit être interprétée de manière telle qu‘il n‘y ait aucun fossé entre le comportement blâmable d‘un individu et l‘application de la règle qui est censée le sanctionner. Or, cette façon de lire les dispositions du droit international pénal est susceptible de violer le principe d‘interprétation stricte du droit pénal. Voir la discussion du professeur Dov Jacobs à ce sujet : Dov Jacobs, « Positivism and International Criminal Law : The Principle of Legality as a Rule of Conflict of Theories », dans Jean d‘Aspremont et Jörg Kammerhofer, dir., International Legal Positivism in a Post-

Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 (à venir), version préliminaire disponible en

ligne : <http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2046311>, à la p. 33.

335 Pour les tribunaux ad hoc, voir : Jugement Stakić, supra note 235, aux paragr. 741 à 743, confirmé par

l‘arrêt Stakić, supra note 221, au paragr. 329. Du côté de la Cour pénale internationale, l‘article 25-3-a du

Statut de Rome prévoit qu‘une personne peut commettre un crime par l‘intermédiaire d‘une autre personne,

« que cette autre personne soit ou non pénalement responsable ».

93 engagée en raison du fait qu‘il ne manifestait pas l‘état d‘esprit particulier requis pour que cet acte soit qualifié de crime au sens du statut pertinent337

L‘approche retenue dans l‘affaire Milutinović nous semble néanmoins présenter un vice conceptuel. Rappelons que la distinction opérée par la chambre de première instance entre les individus dont la connaissance du contexte de l‘attaque peut compenser l‘absence d‘une telle connaissance chez l‘auteur matériel, d‘une part, et ceux dont la connaissance n‘est pas suffisante pour ce faire, d‘autre part, se fonde sur les modes de participation criminelle sanctionnés par les statuts des tribunaux ad hoc. Il en résulte qu‘une chambre préliminaire ou de première instance qui applique le cadre d‘analyse développé dans le jugement

Milutinović – que ce soit à l‘étape de la délivrance d‘un mandat d‘arrêt, de la confirmation

des charges ou du jugement338 – devra statuer sur des éléments de la responsabilité pénale avant même d‘avoir conclu que les actes dénoncés dans l‘acte d‘accusation constituaient des crimes contre l‘humanité. Or, devant les tribunaux ad hoc, tous les modes de participation requièrent la preuve préalable que des crimes ont été commis339. Par ailleurs, si l‘accusé est le seul tiers à avoir connaissance du contexte de l‘attaque, la chambre aura à déterminer de quelle façon il a participé aux crimes afin d‘établir que sa connaissance peut être pertinente ; la chambre se trouvera ainsi à décider de façon sommaire de la responsabilité pénale de l‘accusé avant d‘avoir établi que les actes dont il doit répondre sont criminels.

Face à ces écueils potentiels, le critère aurait avantage à s‘affranchir du vocabulaire de la responsabilité pénale. Rappelons que la chambre de première instance a estimé que « le lien entre la personne qui a [la] connaissance [du contexte de l‘attaque] et la commission de l‘infraction doit être suffisamment direct ou étroit »340. À notre avis, il aurait été plus sage que la chambre se limite à cette formulation et décide que l‘appréciation du lien « direct ou

337 Voir Héctor Olásolo, Criminal Responsibility of Senior Political and Military Leaders as Principals to

International Crimes, Oxford, Hart, 2009, aux p. 111 à 116.

338 Rappelons qu‘avant qu‘un individu ne soit cité à procès devant la Cour pénale internationale, une chambre

préliminaire doit d‘abord délivrer un mandat d‘arrêt ou une citation à comparaître (article 58 du Statut de

Rome), puis ensuite confirmer les charges portées par le Procureur (article 61 du Statut de Rome). Lorsque le

Procureur entend ouvrir une enquête de sa propre initiative, il doit en demander l‘autorisation à une chambre préliminaire de la Cour (article 15 du Statut de Rome).

339 Jugement Akayesu, supra note 62, au paragr. 473 (soulignant qu‘à l‘exception du crime de génocide, les

statuts des tribunaux ad hoc ne sanctionnent pas la tentative de commettre un crime).

étroit » se ferait au cas par cas341 et non pas en fonction des critères propres aux modes de participation criminelle.

Par souci de commodité et afin de ne pas alourdir inutilement le texte, nous ne nous référerons qu‘à l‘auteur matériel lorsque nous évoquerons la connaissance de l‘attaque dans la suite de l‘analyse.

Section 2 –

La nature de l’élément mental propre aux crimes