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Section 2 – La notion d‘attaque

2.3 La conduite de l‘attaque en application d‘une politique

Les campagnes de violence menées contre les populations civiles sont rarement spontanées. Les atrocités commises contre les membres de la population juive allemande par le régime nazi lors de la Seconde Guerre mondiale en sont peut être le meilleur exemple87. De là à requérir la preuve que l‘attaque durant laquelle ont été perpétrés des crimes contre l‘humanité a été conduite en application d‘une politique élaborée par les autorités d‘un État ou d‘une organisation capable de mener une attaque d‘une telle ampleur, il n‘y a qu‘un pas que les tribunaux ad hoc – dont les statuts sont muets à ce sujet – ont refusé de franchir.

entire population must be affected. » (Secrétaire général des Nations unies, The Charter and Judgment of the Nürnberg Tribunal: History and Analysis, Doc. NU A/CN.4/5 (1949)).

83 Arrêt Blaškić, supra note 77, au paragr. 107.

84 Le Procureur c. Dragomir Milošević, IT-98-29/1-T, Jugement (12 décembre 2007) au paragr. 922 (TPIY,

Chambre de première instance III) [Jugement Milošević], confirmé par la chambre d‘appel : Le Procureur c.

Dragomir Milošević, IT-98-29/1-A, Jugement (12 novembre 2009) aux paragr. 50 et 51 (TPIY, Chambre

d‘appel [Arrêt Milošević].

85 L‘article 50-1 du Protocole additionnel I, supra note 54, définit la personne civile comme étant toute

personne qui n‘est pas membre de l‘un ou l‘autre des corps armés identifiés aux articles 4 A) 1), 2), 3) et 6) de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, 75 RTNU 135 [Troisième Convention de Genève] et à l‘article 43 du même protocole. C‘est à la lumière de cette définition de la personne civile que doit être analysée la composition de la population contre laquelle était menée l‘attaque : Le Procureur c. Milan Martić, IT-95-11-A, Arrêt (8 octobre 2008) au paragr. 302 (TPIY, Chambre d‘appel) [Arrêt Martić]. Nous reviendrons un plus loin sur les raisons pour lesquelles la chambre d‘appel du TPIY a estimé que le terme « civil » dans le contexte de crimes contre l‘humanité devait être interprété en fonction de la définition qu‘en donne le Protocole additionnel I, supra note 54 : infra, chapitre I, paragraphe 2.1.2, aux p. 47 et ss.

86 Article 50-3 du Protocole additionnel I, supra note 54; Jugement Tadić, supra note 26, au paragr. 643. Afin

de déterminer si une population a perdu son caractère civil, il doit être tenu compte du nombre de soldats présents de même que des raisons pour lesquelles ces soldats sont présents au moment de l‘attaque, à savoir s‘ils sont en permission ou non : Le Procureur c. Stanislav Galić, IT-98-29-A, Arrêt (30 novembre 2006) aux paragr. 135 à 138 (TPIY, Chambre d‘appel) [Arrêt Galić].

87 Devant le Tribunal international militaire de Nürnberg, il a été démontré que la campagne de persécution et

d‘extermination des Juifs était le fruit d‘une politique : Jugement de Nürnberg, vol. 22, supra note 5, à la p. 468.

Jusqu‘à ce que la chambre d‘appel du TPIY apporte une réponse définitive à la question, deux courants se sont opposés au sein de la jurisprudence des tribunaux ad hoc. Invoquant l‘objet des crimes contre l‘humanité, certaines chambres de première instance ont exigé que soit établie l‘existence d‘une « certaine forme de politique » pour lancer l‘attaque contre la population civile :

[L]a raison pour laquelle les crimes contre l‘humanité scandalisent tellement la conscience de l‘humanité et justifient l‘intervention de la communauté internationale tient à ce qu‘il ne s‘agit pas d‘actes isolés, commis fortuitement par des individus, mais qu‘ils résultent plutôt d‘une tentative délibérée de cibler une population civile. Traditionnellement, cette condition a été interprétée comme signifiant qu‘il doit exister une certaine forme de politique pour commettre ces actes.88

D‘autres chambres se sont montrées plus circonspectes, préférant envisager l‘existence d‘une politique comme un simple facteur pouvant mettre en évidence le caractère massif ou systématique d‘une attaque89.

La chambre d‘appel du TPIY a tranché le débat en faveur de cette deuxième approche. Dans l‘arrêt de principe Kunarac, la chambre d‘appel a refusé de considérer la preuve d‘une politique comme un élément constitutif des crimes contre l‘humanité. De l‘avis de la chambre d‘appel, cette preuve peut tout au plus être utile pour démontrer le caractère généralisé ou systématique de l‘attaque, en particulier cette dernière caractéristique90. La position de la chambre d‘appel se fonde, d‘une part, sur l‘absence d‘une telle exigence dans le Statut du TPIY, et, d‘autre part, sur l‘état du droit international coutumier à l‘époque des faits reprochés aux accusés – lequel ne posait pas de condition de ce type, ainsi que le

88 Jugement Tadić, supra note 26, au paragr. 653. Voir également : Jugement Kayishema, supra note 46, au

paragr. 124.

89 Le Procureur c. Goran Jelisić, IT-95-10-T, Jugement (14 décembre 1999) au paragr. 53 (TPIY, Chambre

de première instance I) [Jugement Jelisić] ; Le Procureur c. Tihomir Blaškić, IT-95-14-T, Jugement (3 mars 2000) aux paragr. 203-205 (TPIY, Chambre de première instance I) [Jugement Blaškić] ; Le Procureur c.

Dario Kordić, IT-95-14/2-T, Jugement (26 février 2001) au paragr. 182 (TPIY, Chambre de première

instance III) [Jugement Kordić]. Même si elle a reconnu que le concept de crime contre l‘humanité suppose nécessairement l‘existence d‘un élément politique, la chambre de première instance II a exprimé, dans l‘affaire Kupreškić, son doute « qu‘il s‘agisse d‘une condition requise en tant que telle pour les crimes contre l‘humanité » : Le Procureur c. Zoran Kupreškić, IT-95-16-T, Jugement (14 janvier 2000) au paragr. 551 (TPIY, Chambre de première instance II) [Jugement Kupreškić].

29 révèle l‘examen des instruments adoptés dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale de même que plusieurs jugements rendus dans différents pays. La chambre d‘appel fait par ailleurs remarquer que les quelques jugements qui pouvaient donnent à penser que les crimes contre l‘humanité requièrent la preuve d‘une politique soit sont allés clairement « au-delà de ce qui était envisagé par le texte qu‘elles étaient censées appliquer », soit ne faisaient que « souligner les circonstances factuelles de l‘espèce considérée »91. Elle ajoute, enfin, qu‘elle a abouti à la même conclusion relativement au crime de génocide92. Si l‘arrêt

Kunarac s‘est imposé au sein de la jurisprudence des deux tribunaux ad hoc, le

raisonnement n‘en a pas moins été vivement critiqué par la doctrine, notamment par le professeur William A. Schabas, qui a tâché de démontrer que les jugements et documents sur lesquels s‘appuyait la chambre d‘appel pour articuler sa position ne laissaient pas aussi clairement voir qu‘elle l‘entendait que la politique n‘était pas un élément constitutif des crimes contre l‘humanité93. Contrairement à ses prédécesseurs, le Statut de Rome prescrit en des termes clairs que l‘attaque doit être menée en application d‘une politique élaborée par un État ou une organisation94.

Il n‘entre pas dans le cadre de notre propos de déterminer si le droit international coutumier requiert ou non la preuve d‘une politique. Au-delà de l‘infécondité du débat sur la teneur des jugements rendus après la Seconde Guerre mondiale qui se sont penchés sur l‘exigence de la politique95, il serait trop fastidieux d‘établir l‘état du droit coutumier sur cette question. Pour les fins de ce mémoire, nous nous contenterons de prendre acte de la jurisprudence des tribunaux ad hoc et, quant à l‘exigence d‘une politique, ne nous intéresserons donc qu‘au Statut de Rome.

91 Arrêt Kunarac, supra note 7, à la note de bas de page 114.

92 Voir notre discussion à ce sujet : infra, chapitre III, sous-section 2.1, aux p. 133 et ss.

93 William A. Schabas, « Crimes against Humanity: The State Plan or Policy Element » dans Leila Nadya

Sadat et Michael P. Scharf, dir., The Theory and Practice of International Criminal Law: Essays in Honor of

M. Cherif Bassiouni, Leyde, Martinus Nijhoff, 2008, 347, aux p. 351-354.

94 Article 7-2-a du Statut de Rome : « Par ‗attaque lancée contre une population civile‘, on entend le

comportement qui consiste en la commission multiple d‘actes visés au paragraphe 1 à l‘encontre d‘une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d‟un État ou d‟une

organisation ayant pour but une telle attaque » (italique ajouté).

95 Un auteur pourtant opposé à ce que la preuve d‘une politique soit une exigence des crimes contre

l‘humanité le reconnaît lui-même : Matt Halling, « Push the Envelope – Watch It Bend : Removing the Policy Requirement and Extending Crimes against Humanity » (2010) 23 Leiden J Int‘l L 827, à la p. 831.

Les Éléments des crimes96 – un document adopté par l‘Assemblée des États parties au Statut de Rome qui a vocation à aider la Cour à interpréter et appliquer les articles 6, 7 et 8

du Statut97 – révèlent que la « politique » envisagée par le Statut doit prendre la forme d‘un

encouragement à la commission multiple d‘actes sous-jacents ou, à tout le moins, de la réunion de conditions favorables à la perpétration de tels actes98. Même si, par définition, une politique est généralement mise en œuvre de façon active, il peut être admis, dans des circonstances exceptionnelles, que la politique prenne la forme d‘une abstention délibérée d‘agir99. Par ailleurs, la politique n‘a pas à être formalisée : elle peut être déduite d‘un faisceau d‘indices, allant de la propagande médiatique jusqu‘à l‘instauration de mesures discriminatoires par les autorités compétentes, en passant par la mobilisation des forces armées100. En définitive, la preuve d‘une « politique » consiste à démontrer que l‘attaque a été planifiée, organisée ou dirigée101.

La politique doit être le produit d‘un État ou d‘une « organisation ». Le terme « État » ne pose pas de difficulté particulière. Précisons simplement qu‘il n‘est pas nécessaire que la politique ait été élaborée dans les plus hautes sphères de l‘État : une politique esquissée par des organes régionaux ou locaux peut suffire pour remplir cette exigence102. Le terme « organisation » est en revanche plus problématique.

Dans la décision relative à la demande d‘autorisation d‘ouverture d‘enquête sur la situation en République du Kenya, les juges de la chambre préliminaire se sont montrés divisés sur le sens à donner à ce concept. La dissidence du juge Kaul a levé le voile sur un débat qui anime les théoriciens du droit international pénal quant à l‘objet même des crimes contre l‘humanité – un débat clivant entre les tenants d‘un élargissement de ce type de crimes aux violations du droit des droits humains et ceux qui s‘attachent aux origines « étatistes » des

96 Éléments des crimes, ICC-ASP OR, ICC-ASP/1/3, (2002) 108 [Éléments des crimes]. 97 Article 9-1 du Statut de Rome.

98 Paragraphe 3 de l‘introduction à l‘article 7 des Éléments des crimes.

99 L‘abstention, à elle seule, ne suffit toutefois pas. Les Éléments des crimes précisent qu‘« [o]n ne peut

inférer l‘existence d‘une telle politique du seul fait que l‘État ou l‘organisation s‘abstienne de toute action ».

100 Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation au Kenya, supra note 22, aux paragr. 87 et

88.

101 Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation en Côte d‘Ivoire, supra note 13.

102 Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation en Côte d‘Ivoire, supra note 13, au

31 crimes contre l‘humanité103. Laissant entendre que les crimes contre l‘humanité visent tous les actes « qui violent les valeurs humaines fondamentales », la majorité refuse de cantonner la notion d‘« organisation » aux groupes structurés à la manière d‘un État ; autrement, certains actes qui compromettent les « valeurs humaines fondamentales », même s‘ils ne sont pas le fait d‘un État, ne pourraient être punis au titre des crimes contre l‘humanité104. Sans indiquer le critère permettant de distinguer une « organisation » capable de mener une attaque d‘un autre groupe criminel – chaque cas étant un cas d‘espèce, la majorité énumère certains facteurs pouvant être considérés, notamment les moyens dont dispose l‘organisation ou l‘effectivité du contrôle qu‘elle exerce sur un territoire. Dans une forte dissidence, le juge Kaul préfère adopter une interprétation restreinte du terme « organisation », la limitant aux organisations susceptibles d‘agir comme un État ou possédant des capacités quasi-étatiques105. À ses yeux, toute violation des droits humains ne saurait constituer un crime contre l‘humanité. Il rappelle que les crimes contre l‘humanité ont été incorporés à l‘ordre juridique international dans le but de poursuivre les personnes s‘étant servies des ressources d‘un État pour mener des campagnes de violence contre des populations civiles. L‘empiètement sur la souveraineté des États était justifié par la menace que représentaient de telles situations pour la paix et la sécurité du monde. De l‘avis du juge Kaul, l‘article 7 du Statut de Rome repose sur la même logique, comme le fait voir notamment le préambule du Statut. L‘article 7 ne peut donc concerner que les situations les plus graves qui touchent l‘ensemble de la communauté internationale. Dès lors, l‘« organisation » doit présenter des caractéristiques similaires à celles d‘un État. En dépit de la qualité de l‘argumentation du juge Kaul, c‘est l‘interprétation de la majorité qui fait jurisprudence106.

Malgré la « souplesse » envisagée par la majorité, l‘exigence relative à la politique demeure difficile à établir devant la Cour pénale internationale. Dans les deux affaires où les allégations de l‘Accusation relativement à des crimes contre l‘humanité n‘ont pas été

103 Pour une mise en contexte des enjeux soulevés par ce débat, voir : Charles C. Jalloh, « What Makes

Crimes against Humanity Crimes against Humanity ?» (2013) 28 Am U Int‘l L Rev 381, aux p. 385-391.

104 Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation au Kenya, supra note 22, aux paragr. 90 à 93. 105 Opinion dissidente du juge Kaul à la Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation au

Kenya, supra note 74, aux paragr. 44 à 70.

106 Voir, par exemple : Décision relative à l‘ouverture d‘une enquête sur la situation en Côte d‘Ivoire, supra

retenues par la Cour – l‘une au stade de la délivrance d‘un mandat d‘arrêt, l‘autre à l‘étape de la confirmation des charges – c‘est l‘existence de la politique qui posait problème107.

107 Le Procureur c. Callixte Mbarushimana, ICC-01/04-01/10, Décision relative à la confirmation des charges

(16 décembre 2011) au paragr. 266 (CPI, Chambre préliminaire I) [Décision relative à la confirmation des charges dans l‘affaire Mbarushimana] (décision prise à la majorité, non infirmée en appel) ; Décision relative à la délivrance d‘un mandat d‘arrêt dans l‘affaire Mudacumura, supra note 58, aux paragr. 22 à 29.

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Chapitre I – L’aspect matériel de l’exigence relative au