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Comment nous vivons dépends de notre relation avec la mort; comment nous faisons de la musique dépends de notre relation avec le silence.

Les citations de saint Jean de la Croix sont de la traduction des Œuvres spirituelles du père Grégoire de Saint Joseph1, sauf indication contraire. Les extraits de poèmes sont de

la traduction de Jacques Ancet .

Trois des quatre grands traités de Jean de la Croix portent le même titre que le poème dont ils s'inspirent, le poème « Nuit obscure » servant de base également à La Montée du Carmel. Lorsque mentionnés dans le texte ou en note de bas de page, les titres des poèmes seront entre guillemets tandis que les titres des traités seront en italiques. Pour les titres en français, nous avons pris pour les poèmes ceux que donne Jacques Ancet et pour les traités, ceux de Grégoire de Saint Joseph.

1 Jean de la Croix, Œuvres spirituelles, Paris, Seuil, 1951, 1305 p.

selon le témoignage de ceux qui connaissent du dedans la musique des vers espagnols, l'un des plus grands, sinon le plus grand, des poètes castillans.3 » Les éloges ne manquent pas à

son égard et reconnaissent en son œuvre un sommet de la littérature mondiale autant que de la mystique chrétienne :

Essentiellement "expérimentale", porteuse d'expériences radicales, la parole du mystique et la parole du poète s'unifient au plus haut point dans l'œuvre de Jean de la Croix. C'est pourquoi ce dernier est la plus grande figure de la tradition d'Occident et le centre, le pivot, le point culminant absolu de la tradition poétique de langue espagnole.4

Ces jugements sont d'autant plus fascinants que Jean de la Croix n'a jamais recherché la gloire littéraire.

Au plus haut sommet de la poésie espagnole ce n'est pas un artiste essentiellement artiste qui accède, mais un saint, et par le plus rigoureux chemin de sa perfection : la Nuit obscure, le Cantique spirituel et la Flamme d'amour vive nous les devons à qui jamais n'écrit le mot "poésie".5

Plus étonnante peut-être encore est la brièveté de son œuvre en comparaison de son rayonnement : sept poèmes dont on s'accorde à reconnaître l'authenticité6, au plus environ

neuf cent cinquante vers7. Ce qui fait dire au poète Jorge Guillén : « Saint Jean de la Croix

est le grand poète le plus bref de la langue espagnole, peut-être de la littérature universelle.8 »

Cette contradiction illustre bien l'œuvre du mystique espagnol. Toute la poésie de Jean de la Croix est tissée de ces paradoxes : « lumière obscure », « mélodie silencieuse »,

3 Jean B ARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, 1931, p. XVII.

4 José Ângel VALENTE, « Présence de Jean de la Croix », Préface de Jean de la Croix, Nuit obscure.... Op.

cit., p. 11.

5 Jorge GUHXÉN, « Langage insuffisant : Saint Jean de la Croix ou l'ineffable mystique », dans Jean de la

Croix, Poésies complètes, 1983, p. 100.

6 Ibid, p. 99.

7 Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, « Introduction aux poèmes », dans Jean de la Croix, Œuvres complètes,

2007, tome 2, p. 877.

Comment cet homme qui n'a cessé de dire l'impossibilité de parler arrive-t-il pourtant à transcrire son expérience par des poèmes ? Plus étonnant encore est le simple fait que cet ascète, prônant le détachement de toute créature et le renoncement à toute volonté propre, se soit adonné à l'écriture de poèmes. Ce constat chez Jean de la Croix nous emmène à une réflexion plus large sur la nature de la poésie mystique. Qu'est-ce que l'œuvre mystique ? Quelles sont ses caractéristiques formelles, quels sont ses motifs et quelle signification vêt- elle pour l'auteur ?

Notre approche sera essentiellement littéraire, mais un tel problème ne peut être analysé sans une compréhension sérieuse de ce qu'est la mystique comme expérience et comme voie. Le danger serait d'approcher cette poésie avec désengagement et en parfait étranger de la mystique. « [Ojn ne peut voir un Mystique qu'en voyant avec lui » nous dit Jean Baruzi9. Pour lire et analyser la poésie de Jean de la Croix, il apparaît nécessaire de

comprendre celui-ci de l'intérieur, à partir de sa vie et de sa doctrine. En d'autres mots, il est essentiel de comprendre la poésie mystique à partir de la compréhension qu'elle a d'elle-même. Quelques textes de Maurice Zundel nous seront particulièrement utiles ici. Si Jean de la Croix est un mystique qui a écrit de la poésie, Zundel en est un qui a théorisé sur l'art. La conception que Zundel a de l'art s'accorde parfaitement avec celle qui ressort de la poésie de Jean de la Croix et nous permet d'éviter une lecture simplificatrice.

Pour aborder notre objet, il paraît nécessaire en premier lieu de définir brièvement ce qu'est la mystique et comment nous l'entendrons dans cette étude. Nous entreprendrons ensuite l'analyse des caractéristiques formelles de la poésie mystique, qui constitue le premier aspect important de notre question. L'analyse des motifs et des sources fera l'objet du chapitre suivant. En quelque sorte, le premier aspect concerne Yobjet littéraire et le second le sujet qui écrit. Les résultats de cette double analyse nous aideront ensuite à distinguer la poésie d'inspiration mystique, comme celle de Jean de la Croix, de celle des poètes que l'on nomme « mystiques athées ».

nombreuses qui existent entre la poésie de Jean de la Croix et certaines grandes œuvres religieuses nous permettent de croire que les conclusions tirées ici valent aussi pour l'art mystique en général.

Définition de la mystique

Avant d'entamer l'étude de la poésie mystique et de celle de Jean de la Croix, il nous faut d'abord définir brièvement ce qu'est la mystique. Or, une telle définition s'avère rapidement difficile et sujette à de nombreuses polémiques. Le mot « mystique » est, parmi de nombreux mots aujourd'hui galvaudés, l'un de ceux dont le sens reste le plus nébuleux. La mystique, qui a eu ses heures de gloire dans l'Allemagne du Moyen-Âge, au Siècle d'or espagnol et dans la France du XVIIe siècle, fascine toujours. Alors qu'elle aurait dû disparaître avec les Lumières, celle-ci a connu un intérêt renouvelé au début du vingtième siècle dans des débats impliquant médecins, sociologues, historien et philosophes, parmi lesquels Freud, Lévy-Bruhl, Henri Bergson, Alfred Loisy, Henri Bremond. C'est toutefois dans le champ littéraire que la mystique, depuis le romantisme, suscite le plus d'engouement. Le mot a quitté du coup la sphère chrétienne où il avait fleuri pour être assimilé à diverses expériences spirituelles ou psychologiques.

Psychiatres, ethnologues, sociologues se sont penchés à diverses reprises sur la mystique, la reléguant souvent au rang des pathologies ou des expériences primitives. Or, on reconnaît rapidement la parfaite maîtrise de soi et l'extraordinaire intelligence de personnes comme Jean de la Croix et Thérèse d'Avila. La mystique semble en fait échapper

être approché par la philosophie, sa manière de le saisir diffère cependant de l'analyse philosophique et même théologique, comme de toute autre science. Jusqu'à un certain point, elle se rapproche davantage de la sensibilité artistique, sans cependant s'identifier avec elle. Et c'est peut-être ce qui rend la mystique si suspecte et en même temps si fascinante, et ce qui la caractérise proprement. La mystique, sans s'opposer aux autres savoirs, se propose elle-même comme un autre mode de connaissance et d'expérience.

Malgré la divergence d'opinions sur une définition de la mystique, on s'accorde généralement pour en reconnaître, au-delà des appartenances religieuses, ses principaux témoins : Plotin, al-Hallaj, Eckhart, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix. Ces mystiques, saints ou philosophes, témoignent tous d'une expérience similaire, celle d'une union amoureuse avec Dieu ou l'Un. Ce qui distingue toutefois la mystique philosophique ou métaphysique de Plotin, de la mystique chrétienne à laquelle appartient Jean de la Croix, est dans la manière de parvenir à cette union. Tandis que chez Plotin, l'union avec l'Un arrive au terme d'un long travail intellectuel, l'union entre l'homme et Dieu, pour les mystiques chrétiens, dépend d'abord d'un acte gratuit de Dieu. L'effort de l'homme consistera à se disposer à cette union en cultivant en lui le désir de Dieu et en se détachant de tout ce qui n'est pas lui, afin de créer en soi un « espace » sans cesse plus grand où Dieu puisse « descendre ». Ainsi résonne la parole que Dieu adresse à Catherine de Sienne : « Fais-toi capacité ; je me ferai torrent. » Cette distinction nous rapproche déjà d'une définition de la mystique et nous fait entrevoir ce que, dans son sens chrétien du moins, elle propose d'inusité.

Jean de la Croix et Thérèse d'Avila sont peut-être ceux qui ont le mieux décrit cette union, appelée « mariage spirituel » chez elle, « union transformante » chez lui. La mystique s'identifie-t-elle donc à ces états d'union ? L'union parfaite avec Dieu est le but désiré des mystiques, mais comme toute union amoureuse, elle s'insère d'abord dans une relation. La mystique, à l'instar d'une relation amoureuse, ne s'achève pas non plus dans ce qu'elle promet, mais elle est un processus dynamique. Elle est un chemin, avec ses hauts et ses bas, ses moments d'union et de séparation, d'infidélité et de réconciliation. Ainsi en est-

amoureuse. La mystique a donc un aspect cognitif. Elle est en effet intimement liée à la contemplation. Les Salmanticicences, commentateurs carmes de Thomas d'Aquin, définissent la contemplation comme un « regard simple sur la vérité, sous l'influence de l'amour10 ». À leur suite, le père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus, dans Je veux voir Dieu,

en décrit quatre formes11. La première, la contemplation esthétique, est celle que produit sur

nous la vue d'un paysage, d'un visage, d'une œuvre. La seconde, la contemplation intellectuelle ou philosophique, est celle que nous ressentons devant une loi, un principe, soudain évident et qui éclaire tout le reste. La contemplation théologique, proche de la contemplation philosophique, est celle qu'expérimente le croyant devant une vérité révélée. La dernière, la contemplation surnaturelle, se démarque des trois autres formes de contemplation par son caractère et son objet. « La vérité que cette contemplation atteint n'est pas la formule dogmatique sur laquelle s'applique la contemplation théologique, mais la Vérité divine elle-même.12 » Elle est d'ailleurs la seule à laquelle Thérèse d'Avila et Jean

de la Croix réservent le nom de contemplation. C'est aussi à cet acte de contemplation surnaturelle que renvoie chez eux le mot mystique. Elle est une connaissance de l'être même de Dieu, produite par son intervention personnelle. Dieu lui-même prend l'initiative de cette communication. Dans la contemplation surnaturelle, selon le témoignage des mystiques, Dieu lui-même se communique à l'âme ; il se donne à elle et lui communique sa lumière.

10 P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Je veux voir Dieu, 1973, p. 405. 11 Ibid., p. 403-418.

voie de connaissance infuse13. Mais connaissance non au sens d'un savoir, d'un ensemble

d'idées, mais d'une expérience intuitive. « Dans la contemplation surnaturelle, c'est par amour que l'âme connaît et non dans la clarté de la lumière.14 » « Ces hautes connaissances

- dit Jean de la Croix -[...] sont l'union même.15 »

Deux aspects rassortent de ce survol : connaissance et amour. L'un et l'autre se nourrissent mutuellement ; l'amour produit la connaissance, et la connaissance fait grandir l'amour. Ils sont pour ainsi dire une seule et même chose. La mystique est connaissance au sens d'une relation, qui influence toute la vie et qui la transforme, qui définit le sujet. Ce n'est pas une science qu'on possède, c'est l'être même qui est mystique. Cette « science d'amour » comme le disent les mystiques, est une science pratique. Une science incarnée et transformante.

Ainsi, nous proposons comme définition de la mystique celle d'un contact vivant avec Dieu16. Le mot « contact » semble celui qui le mieux fait entendre les deux

dimensions de connaissance et d'amour, tandis que le mot « vivant » souligne l'aspect dynamique et vital de la mystique.

La poésie mystique

La mystique se confond souvent avec son langage. Ainsi a-t-on pu même définir la mystique comme « le secret engendrement de la parole libre17 ». Bien que lu dans son sens

13 Nous n'entrerons pas dans la question des liens entre connaissance infuse et connaissance acquise,

comment celle-ci prépare celle-là et comment celle-là éclaire et parachève celle-ci. Sur ces questions voir Maurice BLONDEL, « Le problème de la mystique », dans Cahiers de la nouvelle journée, n°3,1925 p. 2-63 et Emmanuel TOURPE, « La mystique chez Maurice Blondel : Le débat sur "expérience mystique et philosophie" autour du "Saint Jean de la Croix" de Baruzi. », dans Philippe CAPPELLE [éd.]. Expérience philosophique et expérience mystique, 2005, p. 269-283.

14 P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Op. cit., p. 405.

15 Montée du Carmel, Livre II, ch. xxvi, trad, du P. Cyprien, Œuvres complètes, 2007, tome 1, p. 227. 16 Cette définition rejoint celle du père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus : « toute vie sous l'action des dons du

Saint-Esprit ». - Op. cit., p. 314, note

Il n'existe pas de courant mystique en poésie dans lequel, par exemple, se reconnaîtraient tel ou tel auteur. Nous aurions du mal à dénombrer les hommes et les femmes qui furent à la fois de grands poètes et de grands mystiques. Les quelques œuvres représentatives, celles de Jean de la Croix, de Thérèse d'Avila, d'Àngelus Silesius ou de Ruysbroeck, s'ignorent la plupart et appartiennent à des registres somme toute très différents. Notre but n'est donc pas d'en arriver à une définition, ni même une description, de la poésie mystique, en en traçant plus ou moins les limites, en établissant des critères auxquels on reconnaîtrait le genre, mais de voir comment le mystique utilise le langage poétique pour s'exprimer. Encore là, il s'agit moins d'arriver à des vérités toutes claires, qui n'existent peut-être pas en ce domaine, que de rendre compte de diverses observations concordantes et selon nous significatives, faites lors de nos lectures autant que dans notre propre expérience d'écriture.

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