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Viendra le printemps ; : suivi de La poésie mystique : entre parole et silence : essai d’après l’œuvre de Jean de la Croix

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Academic year: 2021

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(1)

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme maîtrise en études littéraires

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2013

(2)

Jean de la Croix occupe une place unique dans l'histoire de l'Occident, à la fois un saint et un mystique, reconnu comme tel par la tradition chrétienne, et un poète célébré par toute la littérature espagnole. À ce titre, l'exemple de Jean de la Croix peut apporter un éclairage précieux à l'étude de la poésie mystique et l'art mystique en général. Tandis que depuis le romantisme, la poésie côtoie la mystique et en revendique le nom, l'œuvre et l'itinéraire de Jean de la Croix nous permettent de mieux saisir les liens qui unissent ces expériences, tout en les distinguant.

Le même problème est abordé en première partie à travers un recueil original, « Viendra le printemps ». Ce que les concepts n'arrivent pas à dire, la poésie le suggère à travers les images et les silences qui la constituent.

(3)
(4)

Résumé II

Viendra le printemps 5

encore l'été 7 fin d'octobre 18 le silence sous la neige 29

La poésie mystique : entre parole et silence

essai d'après l'œuvre de Jean de la Croix 42 Notes sur les références à Jean de la Croix 44

Introduction 45 Définition de la mystique 47

La poésie mystique 50 Chapitre I : Caractéristiques formelles de la poésie sanjuanniste 52

L'échec de la parole 52 Le silence à l'œuvre 56 Symbolismes de la poésie mystique 65

Chapitre II : Motifs et sources de la poésie sanjuanniste 68 Expérience poétique et expérience mystique 72

La glorification du monde 78

Conclusion 83 Char, Jaccottet, Beckett 84

Ressemblances et divergences 91

Bibliographie 97 Liste des tableaux 101

(5)
(6)

Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles dont la voix puisse s'entendre. -Psaume 19,4

(7)

une onde de lumière courant sur les eaux bues par les longs bras des saules amis des solitaires

bleu l'eau le ciel mariés

(8)

les mots se sont enfuis

en même temps que la lumière sur la paupière de l'eau

dans mes livres et sur mes vêtements

des feuilles de saule se sont glissées cadeaux du soleil et du vent

(9)

et tourne loin ici

(10)

en toi j'ai déposé mon cœur et il ne cesse de tomber sans trouver de fond ô heureux vertige

qu 'on ne goûte qu 'en dehors de soi

doux entrelacements

(11)

amours

vous faîtes bruire la lumière en moi

beauté et vérité

(12)

des messagers de lumière m'apportent un baiser d'avant le monde refont à chaque instant le chemin

entre l'éternité et moi

j'appartiens au soleil à une éternité sans couchant mon pays est un battement de cœur un cœur d'étoile

.

haut et au-dedans cet invisible feu

(13)

la beauté est la fleur de l'invisible

comment nommer

ce ruissellement d'ombres sur le papier cette danse secrète de la lumière qu'aucun ne connaît

(14)

l'éternité est là tout près

derrière ce rideau d'arbres et d'étoiles plus près

elle danse

sur toutes les lignes de ma main plus près encore

elle bat tout intérieure

comme le centre inconnu et toujours recherché de ma propre vie

(15)

il me faudrait aller bien loin marcher d'incalculables distances au-delà de moi

pour me trouver mais plus on va

vers cet intérieur lointain moins nos pas

appartiennent à la terre mais bientôt

nous courons sur le vent

(16)

tu descends des montagnes en des vallées insondables et de mes forêts

la nuit

remonte un chant inexplicable

j'aspire à la joie qui incendie tout au plongeon éternel dans la lumière à l'aube qui sans fin se lève

et je t'attends ma chair je m'attends

(17)

j'aimerais me glisser la nuit dans un boisé entendre les bruits qu'on n'entend pas et m'étendre dans un ruisseau

pour voir l'arrière-visage des choses surprendre ce qui se dit entre les arbres je marcherais

par les bois et les plaines

j'escaladerais une à une les lumières qui traînent sur les montagnes et des neiges qu 'on n 'a pas vu tomber

je m'assoirais parmi les étoiles enfin seul

je fermerais les yeux et tu me parlerais de toi

(18)

fin d'octobre

instant fugace

où la beauté rougeoyante de l'automne appuie légèrement sur le bleu tendu du ciel déjà evanescent...

***

petite pluie s'ensuit dans un vent de lumière

***

combien d'anges passent en ce moment dans la cime auréolée des arbres ?

(19)

glisse dans le boisé

épouse de son corps de clarté le corps rugueux des arbres minutes irrépétables en un mot déjà en allées

des ondes de lumière dans les feuilles d'octobre dans les ramures enflammées de l'été indien

tôt s'enfuiront et me laisseront

avec leur souvenir d'eau brouillée

(20)

une clarté toute froide glisse dans le pré un bruit de soie frottée

octobre

un miroitement d'ailes traverse le ciel comme une eau

une lumière bat sans bruit on n 'en perçoit que l'onde faisant reculer l'ombre

(21)

la terre se conte à elle-même des histoires d'eau

de flammes et de vent

des histoires pleines de refrains pour faire passer la lenteur des nuits

un murmure d'eau au fond d'un bois

ce pourrait être le commencement comme la fin

(22)

il me faut puiser

là où j'aurais abandonné dans des douleurs

que m'offre une présence fuyante

parler bientôt est un regard que les mots ne connaissent pas et qu 'il nous suffit d'habiter

les mots ne servent qu'à l'amour et sont toujours de trop entre nous

(23)

ce qui me tourmente au cœur du vent est ce qui y brûle de son absence

ami

tu as mis en moi des abîmes

(24)

à quoi ressembles-tu ?

à la rougeur d'un chant d'oiseau à la mouvante dureté de l'eau à la nudité des lys

tu es tout cela et rien de cela

tu as toutes les couleurs

et d'autres qu'on ne connaît pas encore

les mots les plus beaux ne s'écrivent pas les mots les plus beaux ne sont pas des mots mais des lumières entendues

au fond de l'âme comme un baiser fugace un parfum evanescent dans le noir

(25)

les flammes qu 'on tente d'écrire brûlent jusqu 'à nos pages et il ne reste jamais que des étincelles

dont vous avez peine à entendre le crépitement

si écrire lumière pouvait illuminer si des lettres longtemps prononcées pouvaient t'embrasser

si l'on pouvait

dans l'encre des mots entendre nos cœurs battre

(26)

entre nous un souffle

comme un baiser qui court sur l'air et lui donne sa raison d'être

au fond des yeux des mots

qui n 'ont pas de langue pour se dire des feux qui brûlent sans bruit et s'entendent sans bruit

dans les battements de cœur de la lumière

sans t'entendre je t'emends cœur brûlant battant au cœur de la lumière et du vent

(27)

la nuit parle cette langue secrète

que seuls connaissent les amants

les raisonnements fanent sitôt éclos l'amour palpite et brûle éternellement

(28)

un grand conseil d'oiseaux se tient dans les buissons encore verts

on y discute de la saison à venir et de possibles noces

novembre rougit encore en attendant la mariée de neige

(29)

voilà décembre et tout endormi tant d'espoirs

couvent sous la neige et partout

un blanc silence demain

tout renaîtra aux branches

(30)

bientôt

plus de paroles

mais de longs silences de neige illuminant la nuit

les mots ne sont pas venus comme on s'y attendait mais vêtus

de leur longue robe blanche de silence

(31)

j'aurais voulu t'offrir la neige qui tombe des arbres dans un grand silence

des arbres devenus lumière depuis que le soleil

a épousé leur ramure givrée

parfois

comme une brise indicible éclaire le fond d'un boisé et l'âme emportée va légère parmi les rides sur la neige

(32)

silence me dit la neige lampe endormie et la nuit

chuchote des mots d'outre-lumière

il n'y a plus de paroles plus de bruits

rien du tout sur la neige et dans la nuit

(33)

je t'aime

chuchote l'air apaisé je t'aime

entend l'herbe

et quelque chose au fond des âges se met à danser

je t'aime

chante l'aurore d'un visage entre mes mains

soudain la fleur paraît possible les galaxies ne tournent plus pour rien

(34)

ce qu 'il me faut apprendre est toujours un peu plus d'attention dans le silence et la patience devant l'aube toujours hésitante de ton visage

le silence a des mots d'enfant qu'on ne comprend pas

le silence est un rire ah ! si vous l'entendiez

(35)

tu viens

auréolé de silence

(toute la chambre t'attendait) je sais seulement

quand tu pars que je te possédais

seul un murmure entre nous qui rend parfait le silence

(36)

silence

qui obscur rayonne silence

de tant de voix traversé silence

cœur qui bat silence notre maison

(37)

ouvre la porte je t'en prie

ne parlons pas laissons le silence nous faire un drap et de nos regards seuls vêtus

aimons-nous sans mots sans nombre

(38)

te parler

rêve de lumière

ton regard plongeant éternellement dans le mien temps retrouvé

(39)

l'éternité

un si lent déshabillement

nous marcherons sur les étoiles nos corps pétris de lumière

(40)

un jour je n'aurai plus de mots mais tous les mots pour t'aimer

toi et moi resteront tien et mien disparaîtront

il y a si intime entre nous

(41)

viens comme la rosée que nous trouvions au matin ton visage

(42)

La poésie mystique : entre parole et silence

(43)

Comment nous vivons dépends de notre relation avec la mort; comment nous faisons de la musique dépends de notre relation avec le silence.

(44)

Les citations de saint Jean de la Croix sont de la traduction des Œuvres spirituelles du père Grégoire de Saint Joseph1, sauf indication contraire. Les extraits de poèmes sont de

la traduction de Jacques Ancet .

Trois des quatre grands traités de Jean de la Croix portent le même titre que le poème dont ils s'inspirent, le poème « Nuit obscure » servant de base également à La Montée du Carmel. Lorsque mentionnés dans le texte ou en note de bas de page, les titres des poèmes seront entre guillemets tandis que les titres des traités seront en italiques. Pour les titres en français, nous avons pris pour les poèmes ceux que donne Jacques Ancet et pour les traités, ceux de Grégoire de Saint Joseph.

1 Jean de la Croix, Œuvres spirituelles, Paris, Seuil, 1951, 1305 p.

(45)

selon le témoignage de ceux qui connaissent du dedans la musique des vers espagnols, l'un des plus grands, sinon le plus grand, des poètes castillans.3 » Les éloges ne manquent pas à

son égard et reconnaissent en son œuvre un sommet de la littérature mondiale autant que de la mystique chrétienne :

Essentiellement "expérimentale", porteuse d'expériences radicales, la parole du mystique et la parole du poète s'unifient au plus haut point dans l'œuvre de Jean de la Croix. C'est pourquoi ce dernier est la plus grande figure de la tradition d'Occident et le centre, le pivot, le point culminant absolu de la tradition poétique de langue espagnole.4

Ces jugements sont d'autant plus fascinants que Jean de la Croix n'a jamais recherché la gloire littéraire.

Au plus haut sommet de la poésie espagnole ce n'est pas un artiste essentiellement artiste qui accède, mais un saint, et par le plus rigoureux chemin de sa perfection : la Nuit obscure, le Cantique spirituel et la Flamme d'amour vive nous les devons à qui jamais n'écrit le mot "poésie".5

Plus étonnante peut-être encore est la brièveté de son œuvre en comparaison de son rayonnement : sept poèmes dont on s'accorde à reconnaître l'authenticité6, au plus environ

neuf cent cinquante vers7. Ce qui fait dire au poète Jorge Guillén : « Saint Jean de la Croix

est le grand poète le plus bref de la langue espagnole, peut-être de la littérature universelle.8 »

Cette contradiction illustre bien l'œuvre du mystique espagnol. Toute la poésie de Jean de la Croix est tissée de ces paradoxes : « lumière obscure », « mélodie silencieuse »,

3 Jean B ARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, 1931, p. XVII.

4 José Ângel VALENTE, « Présence de Jean de la Croix », Préface de Jean de la Croix, Nuit obscure.... Op.

cit., p. 11.

5 Jorge GUHXÉN, « Langage insuffisant : Saint Jean de la Croix ou l'ineffable mystique », dans Jean de la

Croix, Poésies complètes, 1983, p. 100.

6 Ibid, p. 99.

7 Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, « Introduction aux poèmes », dans Jean de la Croix, Œuvres complètes,

2007, tome 2, p. 877.

(46)

Comment cet homme qui n'a cessé de dire l'impossibilité de parler arrive-t-il pourtant à transcrire son expérience par des poèmes ? Plus étonnant encore est le simple fait que cet ascète, prônant le détachement de toute créature et le renoncement à toute volonté propre, se soit adonné à l'écriture de poèmes. Ce constat chez Jean de la Croix nous emmène à une réflexion plus large sur la nature de la poésie mystique. Qu'est-ce que l'œuvre mystique ? Quelles sont ses caractéristiques formelles, quels sont ses motifs et quelle signification vêt-elle pour l'auteur ?

Notre approche sera essentiellement littéraire, mais un tel problème ne peut être analysé sans une compréhension sérieuse de ce qu'est la mystique comme expérience et comme voie. Le danger serait d'approcher cette poésie avec désengagement et en parfait étranger de la mystique. « [Ojn ne peut voir un Mystique qu'en voyant avec lui » nous dit Jean Baruzi9. Pour lire et analyser la poésie de Jean de la Croix, il apparaît nécessaire de

comprendre celui-ci de l'intérieur, à partir de sa vie et de sa doctrine. En d'autres mots, il est essentiel de comprendre la poésie mystique à partir de la compréhension qu'elle a d'elle-même. Quelques textes de Maurice Zundel nous seront particulièrement utiles ici. Si Jean de la Croix est un mystique qui a écrit de la poésie, Zundel en est un qui a théorisé sur l'art. La conception que Zundel a de l'art s'accorde parfaitement avec celle qui ressort de la poésie de Jean de la Croix et nous permet d'éviter une lecture simplificatrice.

Pour aborder notre objet, il paraît nécessaire en premier lieu de définir brièvement ce qu'est la mystique et comment nous l'entendrons dans cette étude. Nous entreprendrons ensuite l'analyse des caractéristiques formelles de la poésie mystique, qui constitue le premier aspect important de notre question. L'analyse des motifs et des sources fera l'objet du chapitre suivant. En quelque sorte, le premier aspect concerne Yobjet littéraire et le second le sujet qui écrit. Les résultats de cette double analyse nous aideront ensuite à distinguer la poésie d'inspiration mystique, comme celle de Jean de la Croix, de celle des poètes que l'on nomme « mystiques athées ».

(47)

nombreuses qui existent entre la poésie de Jean de la Croix et certaines grandes œuvres religieuses nous permettent de croire que les conclusions tirées ici valent aussi pour l'art mystique en général.

Définition de la mystique

Avant d'entamer l'étude de la poésie mystique et de celle de Jean de la Croix, il nous faut d'abord définir brièvement ce qu'est la mystique. Or, une telle définition s'avère rapidement difficile et sujette à de nombreuses polémiques. Le mot « mystique » est, parmi de nombreux mots aujourd'hui galvaudés, l'un de ceux dont le sens reste le plus nébuleux. La mystique, qui a eu ses heures de gloire dans l'Allemagne du Moyen-Âge, au Siècle d'or espagnol et dans la France du XVIIe siècle, fascine toujours. Alors qu'elle aurait dû disparaître avec les Lumières, celle-ci a connu un intérêt renouvelé au début du vingtième siècle dans des débats impliquant médecins, sociologues, historien et philosophes, parmi lesquels Freud, Lévy-Bruhl, Henri Bergson, Alfred Loisy, Henri Bremond. C'est toutefois dans le champ littéraire que la mystique, depuis le romantisme, suscite le plus d'engouement. Le mot a quitté du coup la sphère chrétienne où il avait fleuri pour être assimilé à diverses expériences spirituelles ou psychologiques.

Psychiatres, ethnologues, sociologues se sont penchés à diverses reprises sur la mystique, la reléguant souvent au rang des pathologies ou des expériences primitives. Or, on reconnaît rapidement la parfaite maîtrise de soi et l'extraordinaire intelligence de personnes comme Jean de la Croix et Thérèse d'Avila. La mystique semble en fait échapper

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être approché par la philosophie, sa manière de le saisir diffère cependant de l'analyse philosophique et même théologique, comme de toute autre science. Jusqu'à un certain point, elle se rapproche davantage de la sensibilité artistique, sans cependant s'identifier avec elle. Et c'est peut-être ce qui rend la mystique si suspecte et en même temps si fascinante, et ce qui la caractérise proprement. La mystique, sans s'opposer aux autres savoirs, se propose elle-même comme un autre mode de connaissance et d'expérience.

Malgré la divergence d'opinions sur une définition de la mystique, on s'accorde généralement pour en reconnaître, au-delà des appartenances religieuses, ses principaux témoins : Plotin, al-Hallaj, Eckhart, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix. Ces mystiques, saints ou philosophes, témoignent tous d'une expérience similaire, celle d'une union amoureuse avec Dieu ou l'Un. Ce qui distingue toutefois la mystique philosophique ou métaphysique de Plotin, de la mystique chrétienne à laquelle appartient Jean de la Croix, est dans la manière de parvenir à cette union. Tandis que chez Plotin, l'union avec l'Un arrive au terme d'un long travail intellectuel, l'union entre l'homme et Dieu, pour les mystiques chrétiens, dépend d'abord d'un acte gratuit de Dieu. L'effort de l'homme consistera à se disposer à cette union en cultivant en lui le désir de Dieu et en se détachant de tout ce qui n'est pas lui, afin de créer en soi un « espace » sans cesse plus grand où Dieu puisse « descendre ». Ainsi résonne la parole que Dieu adresse à Catherine de Sienne : « Fais-toi capacité ; je me ferai torrent. » Cette distinction nous rapproche déjà d'une définition de la mystique et nous fait entrevoir ce que, dans son sens chrétien du moins, elle propose d'inusité.

Jean de la Croix et Thérèse d'Avila sont peut-être ceux qui ont le mieux décrit cette union, appelée « mariage spirituel » chez elle, « union transformante » chez lui. La mystique s'identifie-t-elle donc à ces états d'union ? L'union parfaite avec Dieu est le but désiré des mystiques, mais comme toute union amoureuse, elle s'insère d'abord dans une relation. La mystique, à l'instar d'une relation amoureuse, ne s'achève pas non plus dans ce qu'elle promet, mais elle est un processus dynamique. Elle est un chemin, avec ses hauts et ses bas, ses moments d'union et de séparation, d'infidélité et de réconciliation. Ainsi en

(49)

est-amoureuse. La mystique a donc un aspect cognitif. Elle est en effet intimement liée à la contemplation. Les Salmanticicences, commentateurs carmes de Thomas d'Aquin, définissent la contemplation comme un « regard simple sur la vérité, sous l'influence de l'amour10 ». À leur suite, le père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus, dans Je veux voir Dieu,

en décrit quatre formes11. La première, la contemplation esthétique, est celle que produit sur

nous la vue d'un paysage, d'un visage, d'une œuvre. La seconde, la contemplation intellectuelle ou philosophique, est celle que nous ressentons devant une loi, un principe, soudain évident et qui éclaire tout le reste. La contemplation théologique, proche de la contemplation philosophique, est celle qu'expérimente le croyant devant une vérité révélée. La dernière, la contemplation surnaturelle, se démarque des trois autres formes de contemplation par son caractère et son objet. « La vérité que cette contemplation atteint n'est pas la formule dogmatique sur laquelle s'applique la contemplation théologique, mais la Vérité divine elle-même.12 » Elle est d'ailleurs la seule à laquelle Thérèse d'Avila et Jean

de la Croix réservent le nom de contemplation. C'est aussi à cet acte de contemplation surnaturelle que renvoie chez eux le mot mystique. Elle est une connaissance de l'être même de Dieu, produite par son intervention personnelle. Dieu lui-même prend l'initiative de cette communication. Dans la contemplation surnaturelle, selon le témoignage des mystiques, Dieu lui-même se communique à l'âme ; il se donne à elle et lui communique sa lumière.

10 P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Je veux voir Dieu, 1973, p. 405. 11 Ibid., p. 403-418.

(50)

voie de connaissance infuse13. Mais connaissance non au sens d'un savoir, d'un ensemble

d'idées, mais d'une expérience intuitive. « Dans la contemplation surnaturelle, c'est par amour que l'âme connaît et non dans la clarté de la lumière.14 » « Ces hautes connaissances

- dit Jean de la Croix -[...] sont l'union même.15 »

Deux aspects rassortent de ce survol : connaissance et amour. L'un et l'autre se nourrissent mutuellement ; l'amour produit la connaissance, et la connaissance fait grandir l'amour. Ils sont pour ainsi dire une seule et même chose. La mystique est connaissance au sens d'une relation, qui influence toute la vie et qui la transforme, qui définit le sujet. Ce n'est pas une science qu'on possède, c'est l'être même qui est mystique. Cette « science d'amour » comme le disent les mystiques, est une science pratique. Une science incarnée et transformante.

Ainsi, nous proposons comme définition de la mystique celle d'un contact vivant avec Dieu16. Le mot « contact » semble celui qui le mieux fait entendre les deux

dimensions de connaissance et d'amour, tandis que le mot « vivant » souligne l'aspect dynamique et vital de la mystique.

La poésie mystique

La mystique se confond souvent avec son langage. Ainsi a-t-on pu même définir la mystique comme « le secret engendrement de la parole libre17 ». Bien que lu dans son sens

13 Nous n'entrerons pas dans la question des liens entre connaissance infuse et connaissance acquise,

comment celle-ci prépare celle-là et comment celle-là éclaire et parachève celle-ci. Sur ces questions voir Maurice BLONDEL, « Le problème de la mystique », dans Cahiers de la nouvelle journée, n°3,1925 p. 2-63 et Emmanuel TOURPE, « La mystique chez Maurice Blondel : Le débat sur "expérience mystique et philosophie" autour du "Saint Jean de la Croix" de Baruzi. », dans Philippe CAPPELLE [éd.]. Expérience philosophique et expérience mystique, 2005, p. 269-283.

14 P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Op. cit., p. 405.

15 Montée du Carmel, Livre II, ch. xxvi, trad, du P. Cyprien, Œuvres complètes, 2007, tome 1, p. 227. 16 Cette définition rejoint celle du père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus : « toute vie sous l'action des dons du

Saint-Esprit ». - Op. cit., p. 314, note

(51)

Il n'existe pas de courant mystique en poésie dans lequel, par exemple, se reconnaîtraient tel ou tel auteur. Nous aurions du mal à dénombrer les hommes et les femmes qui furent à la fois de grands poètes et de grands mystiques. Les quelques œuvres représentatives, celles de Jean de la Croix, de Thérèse d'Avila, d'Àngelus Silesius ou de Ruysbroeck, s'ignorent la plupart et appartiennent à des registres somme toute très différents. Notre but n'est donc pas d'en arriver à une définition, ni même une description, de la poésie mystique, en en traçant plus ou moins les limites, en établissant des critères auxquels on reconnaîtrait le genre, mais de voir comment le mystique utilise le langage poétique pour s'exprimer. Encore là, il s'agit moins d'arriver à des vérités toutes claires, qui n'existent peut-être pas en ce domaine, que de rendre compte de diverses observations concordantes et selon nous significatives, faites lors de nos lectures autant que dans notre propre expérience d'écriture.

(52)

Caractéristiques formelles de la poésie sanjuanniste

L'échec de la parole

Le premier problème posé par l'œuvre mystique est le caractère proprement ineffable de ce qu'elle tente d'exprimer. Jean de la Croix affirme clairement et à plusieurs reprises l'impossibilité d'exprimer quoi que ce soit de l'expérience mystique. « [P]our autant que c'est une pure contemplation, l'âme voit clairement qu'on ne saurait exprimer par paroles aucune chose de cela, si ce n'est par quelques termes généraux.19 » « [I]l est

clair que tout sentiment est incapable de l'expliquer et l'on n'a donc qu'à garder le silence.20 » Pourtant, Jean de la Croix demeure l'un des poètes les plus célébrés de la

tradition chrétienne et de la littérature espagnole. Comment le mystique espagnol a-t-il trouvé un langage pour exprimer ce qui, selon lui-même, échappe aux sens et à l'intelligence ?

Nous pouvons, pour commencer, retracer divers procédés utilisés par le poète espagnol. Certains ont été mis en lumière par le théologien littéraire Jean-Pierre Jossua, dans ses travaux sur le langage mystique en poésie21. Jossua décrit trois procédés de ce

qu'il nomme une « poétique du "transcender" » : la négation dans la métaphore, l'oxymoron et les images liminaires.

Le premier procédé consiste en des métaphores négatives (nuit, absence, silence) ou en la négation explicite d'une métaphore positive, par exemple, l'image du « feu sans foyer » de Catherine Pozzi22, rappelant celle du buisson ardent dans l'Exode23. La négation

dans la métaphore apparaît comme l'application ou l'équivalent en poésie de la théologie

19 La Montée du Carmel, Livre II, ch XXVI, trad, du P. Cyprien, tome 1, p. 226. 20 Le Cantique spirituel, ch. XXIX, p. 853

21 Chronologiquement : Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, 1985-1998, tome 4, ch. I,

p. 11-25 ; « Formes de langage de la mystique en poésie », dans Poésie et mystique, 1995, p. 15-34 ; La littérature de l'inquiétude et de l'absolu, 2000, ch. IV, p. 57-73.

22 Catherine POZZL Poèmes, 1987, p. 15. 23Exode 3,2.

(53)

là aussi, des exemples d'oxymores dans la Bible, le plus connu étant « une voix de fin silence25 » dans laquelle le prophète Élie reconnaît la présence de Dieu.

Les images liminaires, quant à elles, peuplent l'imaginaire biblique, celui des psaumes notamment. Ce sont des images de veilleurs, de guetteurs, postés à la frontière de la nuit, au seuil d'une rencontre.

Mon âme attend le Seigneur plus que les veilleurs l'aurore.26

Chacun de ces procédés est en effet utilisé de manière récurrente dans la poésie sanjuaniste. Tout le poème « Nuit obscure » est construit sur une métaphore négative. D'autres exemples de négation dans la métaphore traversent sa poésie : « sans lumière », « plus rien ne savait », « le feu qui brûle et ne fait point de peine ». Les oxymores également sont omniprésents chez lui, et peut-être plus que toute autre figure, ont frappé depuis plus de quatre siècles ceux qui ont lu ses vers. L'oxymore chez Jean de la Croix forme souvent la trame entière du poème, comme dans cette glose :

Vivo sin vivir en nu Je suis vivant sans vivre en moi y de tal manera espero et si puissant est mon désir que muero porque no muero que je meurs de ne pas mourir27

Enfin, tout le poème du « Cantique spirituel » semble utiliser le procédé de l'image liminaire, sa protagoniste s'en allant, mourante, à la recherche de celui qui l'a blessée. Chez le poète castillan, les images liminaires sont particulièrement chargées d'intensité, le sujet

24 Claude HOPIL, Les divins élancements d'amour, cant. 92,1999, p. 316. 25 IRois 19,12.

26 Psaume 130,6.

(54)

28

rencontre ».

Qu'ont en commun ces trois procédés linguistiques et pourquoi le langage mystique les privilégie-t-il ? Remarquons tout de suite que chacun de ces procédés fonctionne en fait de manière négative. Ceci est évident en ce qui concerne la négation dans la métaphore. Plutôt que de nous dire par analogie ce qu'elle tente d'exprimer, elle dit ce que ce n'est pas. On le devine également en ce qui concerne les images liminaires. Celles-ci, au fond, « n'évoquent qu'en creux ce vers quoi elles tendent29 ». Or, cela est vrai aussi pour

l'oxymore. Michel de Certeau, dans La Fable mystique, analyse ainsi l'oxymore :

L'oxymoron appartient à la catégorie des "métasémèmes" qui renvoient à un au-delà du langage, comme le fait le démonstratif. C'est un déictique : il montre ce qu'il ne dit pas. La combinaison des deux termes se substitue à l'existence d'un troisième et le pose comme absent. Elle crée un trou dans le langage. Elle y taille la place d'un indicible. C'est du langage qui vise un non-langage.30

Zundel, à propos de roxymore, fait une observation semblable : « Le contraste se résout, en effet, dans un dépassement. L'intervalle qui sépare les deux termes devient l'espace illimité suscité par l'étincelle dont ils sont les pôles. Aussi bien, ils s'unissent en s'effaçant.31 »

L'oxymore, en alliant deux termes contradictoires, constitue aussi une forme de négation, et tente d'exprimer ainsi ce qui est autrement indicible. L'utilisation de l'oxymore chez Jean de la Croix n'a d'ailleurs rien d'anodin, lui dont l'un des motifs récurrents est que « deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet ».

Jossua évoque encore un quatrième procédé, qu'il semble distinguer des autres, peut-être à cause de sa valeur plus positive. Ce sont des images en elles-mêmes épiphaniques, chargées d'un sens mystérieux, numineux, et dont il trouve des exemples chez Jaccottet, Rilke et Gustave Roud. Ce genre d'images foisonne dans l'œuvre du poète chrétien, Christian Bobin. Ce sont en outre des instants fugaces, en apparence simples, mais qui prennent soudain valeur d'éternité. Ce procédé est déjà à l'œuvre chez Jean de la Croix,

28 « la tela de esta dulce encuentro », dans « Flamme d'amour vive », traduction personnelle. 29 Jean-Pierre JOSSUA, Op. cit., 2000, p. 64.

30 Michel de CERTEAU, La Fable mystique, 1982, p. 198-199. 31 Maurice ZUNDEL, Hymne à la joie, 1965, p. 76.

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trouve aussi dans le « Cantique spirituel » cette beauté numineuse, sacrée, qui émane des montagnes des « vallons ombragés », des « bruissantes rivières », mais celle-ci ne parle, en « balbutiant », que du Dieu caché et aimé. Chez Jean de la Croix, le sentiment de la beauté s'accompagne presque invariablement d'un sentiment de manque.

Ce n'est pas pour y découvrir la présence d'un Dieu immanent que le poète mystique y scrute avec anxiété tout ce déploiement de formes, de couleurs et d'harmonies dont la nature est revêtue comme d'un manteau, mais bien pour rendre plus évidente et plus douloureuse l'absence d'un Dieu transcendant.

De tous les poèmes de Jean de la Croix, le « Cantique spirituel » est celui qui contient le plus d'images liées à la nature. Mais cette abondance ne fait, jusqu'à un certain point, qu'accentuer le drame, en avivant la douleur et en marquant plus encore la distance entre la beauté de la nature et la Beauté du Bien-Aimé. Aussi la nature se fait plus réconfortante à la perspective de l'union (à partir de la 13e strophe) et ne semble enfin apaisée que lorsque

l'union est consommée (à partir de la 33e strophe).

L'application de ces procédés apparaît chez Jean de la Croix moins intentionnelle que nécessaire. Certes, Jean de la Croix est un maître du vers espagnol et il connaît les figures de style pour les avoir rencontrées chez Garcilaso, Boscân et Luis de Léon35. Ce

n'est pas non plus sans en être conscient qu'il les utilise, mais il ne saurait simplement parler autrement. Jean de la Croix, plus que tout autre, est conscient de l'infinie distance qui sépare Dieu de ce qu'on peut dire sur lui. En tant que poète, il n'a pas non plus cet orgueil de pouvoir nommer Dieu. Sa poésie sur ce point demeure extrêmement humble. Et son langage, plutôt que de nous donner à entendre, nous offre un silence. Une chose que dit

33 « Cantique spirituel », str. 5, p. 58-59.

34 Max MILNER, Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix, 2010, p. 104.

35 Sur les influences possibles de la poésie de Jean de la Croix, voir Ibid., p. 61-93 et Dâmaso ALONSO, La

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Dieu. L'usage de métaphores négatives, d'oxymores ou d'images liminaires n'a alors rien d'arbitraire. Ces procédés constituent en quelque sorte un langage de la limite. Plutôt que de nous donner Dieu en termes saisissables, ils nous en font sentir l'infinie transcendance. Jean de la Croix, par ses nombreuses images contraires, ne cesse de montrer Dieu comme le « Tout-Autre ».

Quand on cherche à situer l'ultime par rapport au conventionnel, on a recours d'emblée au

vocabulaire de la limite. Là où le langage et le concept font défaut, défaillent, éprouvent leur manque, le réel peut surgir - ou du moins être postulé - comme cela même qu'ils ratent.36

L'expérience de Dieu, ce contact vivant avec Dieu, ne peut être réduite à des mots et la parole du mystique est inexorablement vouée à l'échec.

La malédiction de toute poésie est qu'elle semble vouée à exprimer l'ineffable. [...] Mais lorsque le poète se double d'un mystique, c'est-à-dire d'un homme qui vit en Dieu, et lorsqu'il prétend employer le langage de tous les jours pour nous faire entendre "des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de révéler", on ne comprend pas comment il pourrait ne pas échouer.37

Or, comme le fait entendre l'avant-dernière citation, c'est précisément là où la parole échoue que le mystère apparaît, comme ce qui ne peut être nommé.

Convenons donc avec notre poète que les mots même les plus sublimes et les figures les plus recherchées ne peuvent exprimer ce qu'il a connu et que la distance entre la parole et son objet reste ici la plus grande. Or, se pourrait-il qu'il y ait autre chose que les mots, quelque chose qui se trouverait, en quelque sorte, « entre » les mots ou « au-delà » d'eux?

Le silence à l'œuvre

« Ces "paroles" ou cette "langue" - et c'est en cela que réside leur radicalité - visent à faire entendre le silence d'où elles jaillissent et où elles reconduisent.38 » Voilà les mots

d'admiration par lesquels Jacques Ancet, traducteur des poésies du mystique espagnol,

Joseph S. O'LEARY, « La percée mystique en philosophie : Plotin, Augustin », dans Philippe CAPPELLE, Op. cit., p. 133-145.

37 Max MiLNER, Op. cit., p. 61.

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série de brefs poèmes, d'après son titre original : « Chansons entre l'âme et l'époux ».

Jacques Ancet montre aussi la primauté, dans la poésie de Jean de la Croix, de la musicalité sur le sens des mots, et le rapport organique de cette musique avec le silence. « À la fois imperceptible et sensible, il nous fait entendre quelque chose qui n'est de l'ordre ni du sens, ni de la musique à proprement parler. Quelque chose que Jean de la Croix caractérise lui-même comme un dire de l'indicible.40 » Ancet l'entend par exemple dans les

nombreux « a » qui parcourent comme des soupirs les premières strophes de la « Nuit obscure » :

En una noche oscura

con ansias en amores inflamada oh dichosa ventura

sali sin ser notada

estando ya mi casa sosegada A escuras y segura

por la sécréta escala disfrazada oh dichosa ventura

a oscuras y en celada estando ya mi casa sosegada.

« Murmure inaudible41 » qu'il associe à cette citation de La Nuit Obscure : « Dieu lui ayant

parlé, il ne sut que dire sinon : A, A, A.4 » Le silence dans cette poésie reste difficile à

saisir, mais on le sent présent entre les mots ; dans leur rythme, dans leur sonorité, comme dans ce qu'ils refusent de dire.

39 De même, le Cantique des cantiques, texte préféré des mystiques, est le seul texte de la Bible dans lequel

Dieu n'est pas nommé. Cf. Biaise ARMINJON, La cantate de l'Amour, Bruges, Desclée de Brouwer, 1988, p. 32.

Jacques ANCET, Art. cit., p. 30.

41/don., p. 31.

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une de ses plus célèbres maximes : « Le Père céleste a dit une seule parole : c'est son Fils. D la dit éternellement et dans un éternel silence. C'est dans le silence de l'âme qu'elle se fait entendre.43 » Pour le mystique, le silence naît d'abord d'une exigence intérieure. Il est

le lieu privilégié de la rencontre : « c'est dans le silence que l'on entend les paroles de la Sagesse infinie44 ». Cette primauté du silence dans la vie du mystique ne peut, il nous

semble, que se répercuter dans récriture, surtout si l'écrivain veut précisément communiquer ce qu'il a vécu. Le silence dans la poésie mystique résulte également, comme nous l'avons vu, d'une exigence de la parole ou, plus exactement, de son insuffisance à exprimer le divin.

À la déficience de la parole et à l'exigence intérieure peut s'ajouter une autre cause, cette fois du côté du lecteur. La parole du poète, serait-elle la plus sublime, court toujours le risque d'être incomprise. Jean de la Croix dit des angoisses d'amour exprimées dans ses poèmes que « celui-là seul qui passe par cette voie pourra les connaître mais il sera impuissant à les exprimer45 ». Le mystique est donc condamné à un double silence.

Sûrement le poète sent-il, lorsqu'il parle, qu'il balbutie. Sa parole elle-même est silencieuse. Sa poésie se tait alors même qu'elle parle. Mais l'inverse est aussi vrai, elle parle alors qu'elle se tait. Et c'est là le paradoxe et peut-être la prouesse : en taisant ce qu'elle dit, elle le dit admirablement.

Au Musée de la Sainte-Croix de Tolède, à côté des tableaux du Greco, nous trouvons ce portrait anonyme de Jean de la Croix :

43 Avis et maximes, XIII, 307, p. 1226.

44 La Vive Flamme d'Amour, str. III, XVI, p. 1023. 45 La Montée du Carmel, Prologue, p. 19.

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Fig 1 : Portrait de saint Jean de la Croix, Musée de la Sainte-Croix (détail)

Le saint pose un regard intense dans l'obscurité qui l'entoure. Tandis qu'on a l'habitude de représenter celui-ci touché par un trait de lumière divin, l'absence ici de toute lumière autour du carme nous rend l'objet de sa contemplation incomparablement plus présent. Dans Cantus in memoriam Benjamin Britten du compositeur orthodoxe Arvo Part, une cloche résonne à intervalles réguliers et continue à résonner « intérieurement » même quand on ne l'entend plus. De même, dans la poésie sanjuaniste, ce sont moins les mots qui parlent que son silence. Sa parole est une parole silencieuse. « La phrase mystique - nous dit Michel de Certeau - est un artefact du silence. Elle produit du silence dans la rumeur des mots46 ». C'est aussi par le silence que la poésie mystique tente de communiquer cette

« science mystique ». « Par impossible il faudrait inventer une langue réduite à un point silencieux pour la dire [cette science] telle qu'elle est.47 »

Le silence dans la poésie de Jean de la Croix, n'est qu'un exemple de ce que nous pourrions appeler, dans l'art mystique, une « poétique du vide ». Nous en voyons un exemple frappant dans Y Annonciation de Fra Angelico qui se trouve dans l'une des cellules du couvent de San Marco.

46 Michel DE CERTEAU, Op. cit., p. 208. 47 Ibid,p. 113.

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Fig 2 : Fra ANGELICO, /. 'Annonciation. Cellule n° 3. Musée San Marco

On est étonné d'abord par la simplicité des traits de l'ange et de Marie. Un regard plus attentif nous fait découvrir un trait encore plus remarquable. Ici, « PAngelico introduit, à titre de réel protagoniste de la scène, un espace vide, un volume délimité par les murs, et où la lumière se répand.48 » Cette lumière, à peine visible, qui semble s'étendre en direction de

la Vierge, est la seule trace suggérée d'un Dieu invisible. Par le vide l'œuvre mystique évoque la présence qui ne peut être représentée. C'est ainsi aussi que Dominique de Courcelles analyse la peinture du Greco : « L'art pictural du Greco est un art du vide, consistant à épaissir la lumière en matière de peinture et l'essence en existence de peinture pour donner à voir en creux, en profondeur.49 » Le vide, la nuit ou le silence ne signifient

pas ici l'absence de Dieu, mais sont le lieu de sa présence voilée.

Par le silence ou le vide, l'œuvre mystique nous montre la présence de Dieu comme un mystère, comme cela même qui ne peut être représenté. Elle tend également à créer un espace de silence, d'intériorité chez celui qui la reçoit. C'est dans le dépouillement et le

48 Paolo MORACHIELLO, Fra Angelica : Les fresques de San Marco, 1996, p. 68.

49 Dominique de COURCELLES, « La chair transpercée d'un Dieu » dans Les enjeux philosophiques de la

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Fig. 3 : Fra ANGELICO, L'Annonciation, Couloir nord, mur sud, Musée San Marco (détail).

Les mots eux-mêmes ne sauraient « donner » Dieu au lecteur. Seulement s'il sait arrêter sa lecture pour se poser lui-même dans la nudité du silence, la rencontre désirée par le poète sera possible.

La poésie de Jean de la Croix, à l'instar des peintures du Fra Angelico, est étonnamment sobre. Elle utilise le langage de tous les jours, la forme et les mots des chansons populaires de l'époque. Max Milner souligne « la pureté et la sobriété du "style" sanjuaniste51 », comparé au baroque si caractéristique du génie espagnol. « Ses plus belles

réussites semblent faites de presque rien52 ». « Pas de mots rares ou d'épithètes à effet. Un

dépouillement voulu qui contribue à la qualité artistique des poèmes.53 » Par un tel

dépouillement, le poète cherche à s'effacer lui-même pour laisser seule la présence de Dieu,

Jacques ANCET, Art. cit., p. 29. Nous soulignons.

51 Max Milner, Op. cit., p. 53.

52 Ibid,p. 62.

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Tagore : « Mon chant a dépouillé ses parures. Je n'y mets plus d'orgueil. Les ornements gêneraient notre union; ils s'interposeraient entre nous, et le bruit de leur froissement viendrait à couvrir tes murmures.54 » Ce désir d'effacement de l'auteur est particulièrement

vrai chez Jean de la Croix qui dans ses poèmes majeurs prête sa voix à un je férninin. C'est ce qu'exprime en ses mots Maurice Zundel :

l'œuvre d'art peut être primitive, techniquement gauche, maladroite, mais cela peut être une œuvre d'art suprême, dans la mesure où l'artiste a obéi, s'est effacé totalement devant la Beauté et a su la faire passer dans cette matière de telle façon que, quand nous rencontrons cette matière, nous sommes conduits infailliblement à ce même instant de communion avec la Beauté qui a donné naissance à l'œuvre.55

Nous ne saurions adhérer complètement aux propos de Zundel. Il ne suffit pas d'être mystique pour produire une œuvre, la sainteté ne saurait suppléer au travail et au talent. Ce que nous retenons cependant de cette citation, c'est le souci pour le poète mystique de s'effacer de son texte pour laisser la seule présence de Dieu s'exprimer. La sobriété, le dépouillement, le silence sont une invitation, pour celui qui la reçoit, à dépasser l'œuvre pour se tenir en la présence de Dieu dont l'œuvre n'est que le signe.

Qu'est-ce que c'est finalement, que contempler une œuvre d'art et entrer dans son rythme, sinon rejoindre la source de l'Étemelle Beauté et dépasser toutes les formes et, à travers une réalisation particulière, mais qui porte le sceau de l'universel, dépassant cette réalisation, même si elle constitue le plus grand chef-d'œuvre, à travers ce chef-d'œuvre même, comme à travers un sacrement, retrouver cette Beauté qui n'a plus de limites.56

Aussi pour Jean de la Croix, le danger est de « s'attach[er] plus à la beauté de l'image qu'à ce qu'elle représente57 » et de transformer ainsi l'image en idole.

On pourrait regretter que Jean de la Croix n'ait pas écrit davantage, mais c'est peut-être ce qui fait la valeur et la puissance de sa poésie. Tous les silences dans son œuvre ont peut-être au fond plus de valeur que ce qui est dit et plus que les mots rendent compte de la splendeur de ce qu'il a contemplé.

L'ultime acte poétique, pour le mystique, ne consisterait-il pas alors à se taire ? Or, il semble que Jean de la Croix ressente ce besoin de communiquer, que pour lui « [pjarler

-54 Rabindranath TAGORE, L'Offrande lyrique, 2011, p. 35. 55 Maurice ZUNDEL, L'humble Présence, 2008, p. 88. 5 6/W.i,p.86.

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entre les notes, délimité de chaque côté, comme un espace inviolable et infini en profondeur, ou bien la parole peu à peu s'amenuisera jusqu'à disparaître, le silence prolongeant indéfiniment l'œuvre60. Ou comme le dit Jacques Ancet, il se trouve comme

sous les mots, et comme en relation constante avec eux. Joseph Beaude dit de la parole mystique qu'elle bégaie. Aussi, « c'est par son bégaiement même qu'elle essaie de parler, non par les mots qu'elle bégaie61 ». Ni par les mots, ni tout à fait par le silence, mais par

son bégaiement. C'est par la rencontre de la lumière et de l'obscur, plus exactement par la « lumière obscure », par la rencontre entre la parole et le silence, par la « musique silencieuse », par ce qu'elle pointe d'impossible, ou plutôt d'indicible, que le poète - le peintre, le musicien - mystique tente de parler. N'est-ce pas toute poésie, et tout art, qui s'exprime ainsi, dans la mesure aussi où toute œuvre exprime l'ineffable et se veut une rencontre de l'esprit avec la matière ? Or, dans l'art mystique, ces contraires sont exacerbés et la distance entre la parole et son objet ne saurait être plus grande.

Tout procédé dès lors - négation dans la métaphore, oxymore, image liminaire, image épiphanique - contribue à créer ce silence du sens. Ce qui ressemble à un oxymore apparaît dans le portrait de Jean de la Croix illustré plus haut. Malgré l'obscurité entourant le carme, son front, son visage, reflètent eux-mêmes une vive lumière. D'où provient cette

58 Jean-Claude RENARD, La lumière du silence, 1978, p. 60.

Jacques ANCET, Art. cit., p. 29.

59

60 C'est d'ailleurs la lecture que propose l'édition des poèmes de Jean de la Croix parue chez Librio : « le

chemin de perfection est marqué par des vers qui se resserrent [...] jusqu'à la dépossession radicale et l'absence de toute forme syntaxique. Il n'y a plus qu'un seul mot [...] nada, rien [...] L'expression poétique de la vie mystique débouche sur un vide langagier, sur un silence irréductible ». - Dans une nuit obscure : poésie mystique complète, trad, de François BONFILS, Paris, Librio, 2001,157 p.

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même63 ? Ainsi, le vide suscite l'interrogation ; il suscite également l'inquiétude, le désir.

C'est au spectateur de donner lui-même sens à ce qu'il voit, de remplir le vide créé par l'œuvre. La Trinité d'Andreï Roublev, assurément l'une des plus grandes œuvres mystiques, étonne par son extraordinaire simplicité.

Fig. 4 : Andreï Roublev, L'Icône de la Trinité ou Les trois anges à Kiambrè.

Trois personnages, sobrement détaillés, se regardent mutuellement, dans une mise en scène des plus dépouillées. Tout est dit cependant dans ce croisement de regards. Le silence laissé par l'œuvre force celui qui la contemple à emplir lui-même le sens. La plupart attribueront à cette circulation de regards le mot « amour », en dépit du fait que l'œuvre ne concorde pas avec les représentations humaines qu'on a habituellement de l'amour. L'icône rend tellement évident ce qu'elle montre - un Amour subsistant en lui-même -, qu'elle en proclame avec une autorité désarmante l'existence. Jamais peut-être, dans tout l'art chrétien, aura-t-on représenté Dieu avec autant d'efficacité. Ainsi, la poésie de Jean de la

62 « L'âme se voit toute embrasée d'amour par cette union divine où elle est parvenue. [...] Cette flamme

d'amour est l'esprit de son Époux [...] Elle le sent en elle-même comme un feu. » - La Vive Flamme d'Amour, str. I, p. 914.

63 « [L]a foi est une nuit obscure pour l'âme, est c'est ainsi qu'elle l'éclairé, et plus elle la plonge dans les

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Symbotismes de la poésie mystique

Si d'après notre lecture, le silence semble le plus propre à évoquer ce qui est indicible, certaines images semblent tout de même plus propices que d'autres à décrire l'union mystique. Deux symbolismes habitent principalement la poésie de Jean de la Croix, celui de la nuptialité et celui de la nuit. Tous deux sont intimement liés et se compénètrent. Ceux-ci parcourent également toute la mystique chrétienne. La nuit prend chez certains auteurs différentes formes : « nuage d'inconnaissance » chez Thomas Keating, « docte ignorance » chez Nicolas de Cuse. Tout le dialogue des amants du Cantique des cantiques semble se dérouler de la tombée de la nuit aux premiers signes de l'aurore. Ces deux symboles, nuptialité et nuit, expriment la double expérience de tout mystique : une union intime avec Dieu vécue cependant dans la douleur et l'obscurité de la foi. Nous pourrions parler d'un double caractère à cette union, qui d'une part pour l'intelligence est une connaissance obscure, vécue dans la privation des sens et de l'intelligence, mais qui dans la volonté produit une effusion expérimentée de l'amour, un accroissement d'amour, un élargissement du cœur. Le priant se trouve privé de toute sensation, de toute perception cognitive, alors que Dieu se donne de la manière la plus intime. Son amour s'en trouve cependant grandi, seule marque perceptible, et la plus sûre, du passage de Dieu. L'expérience est d'autant plus douloureuse que l'amour grandit sans donner à sentir l'objet désiré.

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même expérience : blessure douloureuse, puisque le désir reste en cette vie toujours inassouvi, et cependant blessure d'amour, désirée même dans ce qu'elle a de douloureux. Le symbolisme du feu, constituant le poème « Flamme d'amour vive », mais qu'on retrouve également dans la « Nuit obscure » et la glose « Sans appui et avec appui », se rapproche et s'identifie par moments avec celui de la plaie. Le feu, symbole de la présence de Dieu en l'âme65, est à la fois un feu purificateur qui brûle et qui détruit, et un feu

d'amour, qui éclaire et qui réchauffe.

Chez Jean de la Croix d'ailleurs, tous ces symboles s'unissent et se fondent les uns dans les autres, de manière rare, pour décrire une même réalité ineffable : la nuit est une nuit amoureuse, les flammes sont des obombrations66, la blessure est une brûlure et une

plaie d'amour67, la nuit est une lumière aveuglante, blessante68, le feu est encore « un feu

plein d'amour ténébreux69 ».

De toutes ces analogies, celle de la nuptialité est certainement la plus présente et la plus intéressante. Cette image, plus qu'aucune autre, a la capacité d'agir directement sur le lecteur. La théologie catholique voit d'ailleurs dans l'amour humain la meilleure image pour parler du mystère de Dieu70. Plus qu'une image, l'amour est une expérience même de

l'être de Dieu, une participation à son essence. Si la poésie de Jean de la Croix peut communiquer quelque chose de l'expérience mystique, c'est dans la mesure où précisément elle suscite chez le lecteur l'amour. Jean de la Croix voyait dans les images un moyen de « mouvoir la volonté71 ». Aussi, son désir fut-il sûrement que sa poésie puisse avoir le

même effet chez quiconque l'entendrait. En vérité, Jean de la Croix cherche moins à communiquer un contenu, qu'à susciter un mouvement d'amour chez le lecteur ; « car la

La Vive Flamme d'Amour, str. I, p. 914.

66/Wmf.,str.III,p.983.

67 Le Cantique Spirituel, str. VII, p. 720 ; La Nuit Obscure, II, ch. M, p. 593. 68 La Nuit Obscure, II, ch. xvi, p. 621.

69 Ibid, II, ch. xn,p.598.

70 JEAN-PAUL II, Homme et femme il les créa, 2007, 694 p. - On sait d'ailleurs que la théologie du corps de

Jean-Paul n fut grandement influencée par la mystique de Jean de la Croix, cf. Michael WALDSTEIN, « Introduction », dans JOHN PAUL II, Man and Woman He Created Them : A Theology of the Body, Boston, Pauline, 2006, p. 23-34.

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qui résonnent dans les premières strophes de la « Nuit obscure ». C'est non seulement une musicalité de la poésie sanjuanniste, mais une réelle fusion de la forme et du sens. Le plus bel exemple en est peut-être ce vers, aussi de la « Nuit obscure » :

amada en el amado transformada l'aimée en l'ami même transformée74

Ici, les mots « amada » et « amado » se trouvent littéralement unis et transformés dans ce troisième « transformada », qui comprend toutes les lettres des deux premiers mots. Ce vers n'est pas sans rappeler cet autre vers sublime du Cantique des cantiques :

ani ledodi vedodi U je suis à mon bien aimé, et mon bien-aimé est à moi75

Un autre excellent exemple de symbolisme phonique chez Jean de la Croix est ce bégaiement que reproduisent les trois que de :

un no se que que quedan balbuciendo je ne sais quoi qu' ils vont balbutiant76

Jean de la Croix semble être arrivé, dans ses plus beaux poèmes, à une unité quasi parfaite du sens et de la forme, unité que recherche tout poète. C'est pour cette raison assurément que Jean de la Croix, selon l'avis même des poètes et des littéraires hispanophones, trône au sommet de toute la poésie espagnole.

72 Le Cantique spirituel, Prologue, p. 674-675.

73 Bernard SESÉ, « Visage et destinée de saint Jean de la Croix », Introduction à Jean de la Croix, Poésies,

1993, p. 30.

74 « Nuit obscure », p. 107. 75 Cantique des cantiques 6, 3.

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Motifs et sources de la poésie sanjuanniste

Un autre paradoxe, plus déconcertant encore, ressort de la poésie sanjuanniste et en ébranle le fondement même. D'où vient que cet homme, abandonné à la seule contemplation de Dieu, prônant pour lui-même et pour les autres une doctrine de détachement absolu de tout et de toute volonté propre pour se mouvoir dans la seule volonté de Dieu, s'arrête à écrire des poèmes, seraient-ils parmi les plus beaux de la littérature espagnole ? Au reste, comment ce mystique, qui plus qu'aucun autre a montré la nécessité de dépasser toutes les sensations et les figures de ce monde pour arriver à la connaissance de Dieu, a-t-il pu écrire un poème comme « Le cantique spirituel », chargé d'images sensibles et sensuelles ? Ces questions sont loin d'être banales chez un homme tel que Jean de la Croix dont la vie et la doctrine, des plus audacieuses, sont aussi des plus radicales. D'autres avant nous ont souligné ce paradoxe dans la poésie du saint espagnol :

[CJomment le renoncement le plus radical au monde, le dépouillement systématique de toute forme et de toute figure créée jusque dans les replis les plus profonds du cœur et de ses affections, vers le bas ; jusqu'aux visions et aux inspirations les plus élevées, vers le haut, peut bien se concilier avec une piété qu'il faut vraiment appeler esthétique et pour laquelle hermosura est ce qu'on peut dire de plus fort sur Dieu [...]

Hans Urs von Balthasar, l'auteur cité ici, nous assure aussi que la solution à ce paradoxe doit apporter à toute l'œuvre de Jean de la Croix sa plus grande lumière et qu'il faut la trouver dans la vie et la pensée de Jean de la Croix lui-même.

Un coup d'œil du côté de la biographie du saint espagnol nous donnera un premier élément de réponse. Jeune, Jean de la Croix montre des aptitudes pour la sculpture, la peinture et la musique, sans toutefois exceller dans aucun de ces domaines. On sait qu'il aime particulièrement la musique. On raconte qu'il chantait presque toujours lors des longs voyages qui le menaient d'un monastère à un autre78. Tôt, il fait le sacrifice de son travail et

de ses études comme peintre et sculpteur pour des études de théologie et afin de se consacrer plus entièrement à Dieu. Il ne cesse pas pour autant de pratiquer le dessin, la sculpture et l'écriture. Outre les poèmes, on connaît par des témoignages d'autres œuvres

77 Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, 1972, tome 2-2, p. 50. 78 Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 873.

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poésie ? Avait-il renoncé à elle lorsqu'elle l'a trouvé ? Plusieurs auteurs le laissent entendre : « lorsqu'il abandonna pour l'amour de Dieu les valeurs de l'art, il choisit la voie plus difficile, et peut-être pour lui la plus difficile81 » ; « [e]n renonçant à l'art, saint Jean de

la Croix a obtenu, par surcroît, la plus profonde connaissance expressive de l'art »82. Ce que

Jean de la Croix a sacrifié certainement, c'est le métier d'artiste, et notre assurance est qu'il n'a jamais recherché la gloire littéraire. Ainsi, « la poésie ne fut jamais pour lui la tâche pré-éminente mais quelque chose de surabondant83 ».

Est-ce en effet, en ne cherchant pas l'art pour lui-même, que Jean de la Croix a atteint le plus haut sommet de l'art ? L'histoire de l'art montre d'autres cas d'artistes qui ayant sacrifié l'art ont plus tard créé une œuvre alliant à la fois les qualités esthétiques et spirituelles les plus hautes. Pour entrer chez les dominicains, Fra Angelico renonça à la peinture qu'il ne pratiqua plus pendant trois ans, après quoi ses supérieurs lui enjoignirent de peindre à nouveau. En faisant vœu de pauvreté, il avait renoncé cependant définitivement aux revenus qui lui rapportaient ses travaux84. Parmi les commandes qu'il

exécuta par la suite, ce sont les fresques du couvent de San Marco, peintes pour la seule dévotion des frères et cachées pour la plupart des yeux du public, qui nous livrent son témoignage le plus saisissant. Arvo Part quitta la scène de la musique contemporaine et ne

79 Michel FLORISOONE, Esthétique et mystique, 1956, p. 104. 80 Hans Urs vonBALTHASAR, Op. cit., p. 52.

81 Ibid., p. 52.

82 Michel FLORISOONE, Op. cit., p. 104. 8 3 Jorge GUILLEN, Art. cit., p. 100.

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le rendit célèbre85.

Se pourrait-il en effet que l'art, n'étant plus recherché pour lui-même, débarrassé des intentions égoïstes, découvre alors à l'artiste toute sa splendeur ? L'exemple saisissant de Jean de la Croix ou de Fra Angelico nous pousse à le croire. Il ne s'agirait pas nécessairement de le rejeter activement, ce que Jean de la Croix lui-même ne semble pas avoir fait - il conserva l'habitude d'écrire et de sculpter jusque dans ses dernières années86

- mais d'y renoncer intérieurement et d'être prêt à en faire le sacrifice si une valeur plus haute l'exigeait. Tout l'enseignement de Jean de la Croix sur le détachement doit être compris aussi dans le sens non pas d'une privation absolue et de toute façon impossible de tous les biens, mais d'un détachement intérieur par rapport à ceux-ci : « les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas [...] ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a87 ». Or, pour arriver à ce détachement, il

faut bien souvent vivre cette privation, au moins un moment. L'art, suivant la doctrine du saint, n'échappe pas non plus à cette exigence très haute qui veut laisser le cœur « libre et vide88 » pour Dieu.

Or, il nous paraît impossible de penser, en sens inverse, que la poésie pour Jean de la Croix fut une activité accessoire et dénuée d'une profonde signification. La qualité de ses poèmes majeurs prouve qu'il a écrit beaucoup89. Il faut rejeter le mythe du saint Jean de la

Croix illuminé, recevant du ciel une poésie toute parfaite. « Rien de plus éloigné de Saint Jean de la Croix, nous dit Jorge Guillén, que n'importe quelle forme d'écriture automatique.90 » À une religieuse qui lui demandait si son inspiration lui venait directement

de Dieu, Jean répond : « Ma fille, tantôt c'est Dieu qui m'inspirait des mots, tantôt c'est

85 Paul HILLIER, Arvo Part, 1997, p. 74-75. 86 Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 52. 87 La Montée du Carmel, I, ch. m, p. 35.

88 Idem

89 « [I]l dut écrire davantage que ce que nous connaissons. Il n'est pas possible que la Nuit obscure, le

Cantique spirituel figurent parmi les prémisses d'un débutant. » - Jorge GuiLLÉN, Art. cit., p. 100.

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chez un homme dont toute l'activité est subordonnée à la quête de l'Absolu. Il serait inutile de chercher à opposer chez lui l'influence profane et l'inspiration religieuse. Les formes et les images qu'il utilise prouvent qu'il a subi l'influence des poètes lyriques avant lui et de la chanson populaire. Le génie de Jean de la Croix est précisément d'avoir su allier les meilleures qualités poétiques aux plus hautes intuitions spirituelles et d'être parvenu à cette « étonnante synthèse d'éléments sacrés et profanes, savants et populaires93 ». « Pourquoi

toutes les puissances de l'enthousiasme artistique et de l'invention créatrice ne seraient-elles pas suscitées aussi par l'in-spiration du Saint-Esprit, là où ces puissances existent ?94 »

Si les dons de l'Esprit et les dons artistiques se combinent de manière heureuse chez Jean de la Croix, il nous faut approfondir et nous demander comment interagissent chez lui expérience poétique et expérience mystique. Quel rôle joue la poésie dans l'expérience mystique du saint? Quelle fut pour lui la valeur de l'art dans ce chemin qui lui fait tout dépasser pour l'unique but qu'est l'union à Dieu?

La question peut se résoudre de deux manières. En identifiant dans quelles limites la poésie peut servir de moyen pour aller à Dieu, et deuxièmement, dans quelles limites permet-elle au mystique de traduire son expérience, nous pourrons déterminer la valeur véritable de la poésie pour la mystique.

91 Benard SESÉ, Petite vie de Jean de la Croix, 1992, p. 101. 92 Jorge GUILLÉN, An. cit., p. 105-106.

9 3 Max MILNER, Op. cit., p. 129.

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Quant à la première question, Jean de la Croix ne saurait être plus radical : aucun sentiment, aucune pensée, ni rien de créé, ne peut servir de moyen direct pour s'unir à Dieu. Dans la contemplation surnaturelle où Jean veut conduire l'âme, « tous ces moyens et tous ces exercices sensibles des puissances doivent être abandonnés et mis dans le silence, afin que Dieu opère par lui-même dans l'âme l'union avec lui95 ». « La poésie, parfaitement

légitime [...] ne peut, pas plus qu'aucune chose créée, nous servir de moyen pour atteindre Dieu.96 »

Maurice Zundel, à première vue, semble moins radical que le carme. Pour lui, l'œuvre d'art, dans sa vocation ultime, est « sacrement », soit « la communication d'une personne97 ». L'œuvre d'art doit permettre de rencontrer, par la beauté, la Beauté-personne.

C'est d'ailleurs pour Zundel un critère de la qualité d'une œuvre : « Le critère de la beauté, c'est cette rencontre avec la Beauté qui est quelqu'un.98 » Zundel exprime toutefois la

nécessité de dépasser l'œuvre pour atteindre cette Beauté qu'est Dieu :

Qu'est-ce que c'est finalement, que contempler une œuvre d'art et entrer dans son rythme, sinon rejoindre la source de l'Étemelle Beauté et dépasser toutes les formes et, à travers une réalisation particulière, mais qui porte le sceau de l'universel, dépassant cette réalisation, même si elle constitue le plus grand chef-d'œuvre, à travers ce chef-d'œuvre même, comme à travers un sacrement, retrouver cette Beauté qui n'a plus de limites.99

« Dieu est la Beauté... Toutes les œuvres d'art ne sont qu'un coup d'aile vers la Beauté, elles ne sont qu'un lieu de passage et elles ne deviennent parfaites que lorsqu'elles nous font les dépasser elles-mêmes.100 » L'œuvre remplit sa fonction de sacrement précisément

lorsqu'elle nous fait la dépasser. Ni Zundel, ni Jean de la Croix ne sont partisans de l'art pour l'art. Mais c'est dire aussi que l'œuvre a un but, un but qui la dépasse mais qui lui donne aussi sa valeur et sa raison d'être. Zundel peut sembler plus modéré sur la question, il nous semble en fait que lui et Jean de la Croix partagent sensiblement une même vision et

95 La Montée du Carmel, III, ch. I, p. 305. 9 6 Max MILNER, Op. cit., p. 123.

" Maurice ZUNDEL, Op. cit., 1965, p. 81. " Maurice ZUNDEL, Op. cit., 2008, p. 88.

99 Ibid., p. 86. 100 Ibid., p. 89-90.

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centre de l'âme101. Or, ce que donne en quelque sorte la beauté, contemplée dans la nature

ou dans l'œuvre d'art, c'est un mouvement qui s'il est suivi nous oblige précisément à dépasser et même oublier ce qui l'a initié. C'est ainsi, il nous semble, que Zundel conçoit également l'œuvre d'art lorsqu'il parle d'elle comme d'un sacrement102. L'œuvre d'art en

elle-même n'actualise pas l'union, mais sert de tremplin vers cette union qui, requérant toutes les puissances de l'être, veut qu'on oublie tout. Le père Lucien-Marie de Saint-Joseph, éditeur des œuvres de Jean de la Croix, raconte l'effet que ses poésies avaient sur les carmélites de Béas à qui il les avait confiées :

Il y avait là pour lui un moyen de direction. Et les poèmes, à cet égard, rivalisaient, s'ils ne l'emportaient sur eux, avec les billets qui furent à l'origine du recueil des Maximes. [...] Il apparaît donc, à la lumière des documents historiques, que les poésies servaient d'intermédiaire entre la vie intérieure du saint, qu'elles traduisaient, et celle de ses disciples, qu'elles guidaient.103

Jean de la Croix voyait donc lui-même, dans sa poésie, un moyen du moins de conduire la personne sur le chemin spirituel et de communiquer sa propre expérience. Pour Zundel, l'œuvre doit permettre de retrouver cette expérience qui l'a vu naître : « quand nous rencontrons cette matière, nous sommes conduits infailliblement à ce même instant de communion avec la Beauté qui a donné naissance à l'œuvre104 ».

Nous voilà reconduits à notre second point : dans quelles limites le poète peut-il, par l'intermédiaire de l'œuvre, communiquer une expérience mystique? Là encore, certains aiment imaginer Jean de la Croix cherchant l'extase à travers l'inspiration poétique ou,

101 Sur la pensée de Jean de la Croix quant à la connaturalité entre Dieu et les créatures : Le Cantique

Spirituel, str. 4 et 5, p. 709-715 et La Montée du Carmel, U, ch. vii, p. 126-131.

Zundel utilise le mot sacrement au sens large et plus ancien où Jean-Paul II emploie aussi ce terme pour parler de la création et du corps dans sa théologie du corps, soit un signe qui manifeste et réalise dans l'homme le mystère de Dieu (JEAN-PAUL II, Op. cit., 8 septembre 1982, §5 et note, p. 510-513).

103 Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 875-876. 104 Maurice ZUNDEL, Op. cit., 2008, p. 88.

Figure

Fig 1 : Portrait de saint Jean de la Croix, Musée de la Sainte-Croix (détail)
Fig 2 : Fra ANGELICO, /. 'Annonciation. Cellule n° 3. Musée San Marco
Fig. 3 : Fra ANGELICO, L'Annonciation, Couloir nord, mur sud, Musée San Marco (détail)
Fig. 4 : Andreï Roublev, L'Icône de la Trinité ou Les trois anges à Kiambrè.

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