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La persistance opérationnelle des objets épistémiques

3. De l’historicité des objets scientifiques : vers une épistémologie historique

3.1 La persistance opérationnelle des objets épistémiques

D’abord, nous devons préciser ce qu’est l’épistémologie historique (ÉH). Pour Feest et Sturm, cette branche de l’épistémologie contemporaine se caractérise par l’ambition de produire une histoire de la science dans une perspective théorique en étudiant la pensée et la connaissance scientifique dans leur développement historique189. Reconnaissant le fait qu’il n’y a pas de convention définissant précisément ce qu’est ÉH, les deux auteurs, d’un point de vue systématique, la circonscrivent et identifient trois versions. Premièrement, ÉH peut se consacrer à l’étude de concepts épistémiques fondamentaux. Toutefois, le philosophe de l’ÉH pense que les concepts épistémiques, tels que « savoir, croyance et données », ne sont pas anhistoriques et qu’ils ont émergé dans des contextes spécifiques et que leur utilisation a évolué au cours du temps selon les pratiques scientifiques. C’est donc la tâche de ÉH de préciser les racines et l’évolution de ces concepts190. Deuxièmement, ÉH se concentre sur la trajectoire historique « d’objets épistémiques ». Dans la lignée de Hans- Jörg Rheinberger, le philosophe de ÉH porte son attention sur les choses matérielles qui influencent la recherche scientifique, en mettant l’accent sur les outils et technologies qui permettent d’organiser l’étude de certains phénomènes et d’identifier les objets qui les constituent. Rheinberger appelle ces objets d’étude et de savoir qui sont ainsi isolés dans la recherche « objets épistémiques ». Dans cette perspective, ÉH se concentre sur l’analyse de l’origine, du développement et de la disparition de ces objets épistémiques191. Enfin, ÉH

considère aussi les développements à long terme des projets de recherche et théories de la

189 FEEST, U. et T. STURM (2011) “What (good) is historical epistemology? Introduction.”, op. cit., p. 287.

190 Ibid., p. 289. 191 Id.

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science. Ce qui est d’intérêt est donc l’évolution et la croissance du savoir scientifique. Cette approche tente de préciser les différents niveaux de savoir et leurs organisations et de définir comment la croissance du savoir dépend de ses éléments de représentations. En un mot, cette approche étudie la culture matérielle du savoir et la façon dont elle influence les communautés scientifiques192.

Cela dit, Chang entame sa réflexion sur la base d’une question qui émerge de l’histoire de la science : pourquoi certains concepts scientifiques sont-ils abandonnés et n’ont-ils qu’une carrière éphémère, alors que d’autres concepts sont admis et conservés par de multiples générations de scientifiques? Pourquoi certains objets, tels l’atome ou l’oxygène, survivent-ils, alors que d’autres, tels le phlogistique ou l’éther, sont oubliés par les scientifiques? Chang reprend l’idée originale de Rheinberger qu’il existe des objets qui émergent des recherches expérimentales menées par les scientifiques et qui incarnent les concepts de la science. Pour Rheinberger, ces objets sont plus que des idées scientifiques; ils sont des entités ou des processus matériels qui composent et constituent la matière des recherches scientifiques. Ils peuvent être des structures physiques, des réactions chimiques ou des fonctions biologiques193. Dans la perspective de Rheinberger, Chang remarque qu’il

n’y a pas de doute que ces objets épistémiques ont une historicité. L’historicité des objets épistémiques signifie qu’il est possible de tracer, sur le plan de l’histoire, l’évolution de ces objets. Cette évolution historique est marquée par la succession, ou par la transformation, de la définition et de la matérialisation expérimentale de ces objets. Cela

192 FEEST, U. et T. STURM (2011) “What (good) is historical epistemology? Introduction.”, op. cit., p. 294.

193 RHEINBERGER, H-J. (1997) Toward a History of Epistemic Things, Stanford, Stanford University Press.

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dit, c’est ce fait qui, selon Chang, donne un statut privilégié à ÉH. ÉH doit tenter de définir les continuités, ou les ruptures, dans le développement des objets scientifiques. Ainsi, elle doit tenter de trouver ce qui explique les décisions prises par les scientifiques qui ont mené à la conservation, ou à la transformation d’un objet194.

Dans cet ordre d’idées, ce qui intéresse Chang est la continuité et la permanence historique des objets scientifiques. Chang s’intéresse au fait que plusieurs objets ne sont pas abandonnés par les scientifiques et survivent au cours de l’histoire de la science. D’ailleurs, Chang croit qu’il est possible de comprendre la cohérence historique d’un objet en observant sa « signification épistémique ». Pour Chang, cette signification épistémique est déterminée par les scientifiques et guidée par des décisions conceptuelles et méthodologiques. Cette signification épistémique, en plus de faire référence à un objet, c’est-à-dire d’avoir un objet comme extension, a deux dimensions : une dimension théorique, et une dimension opérationnelle195. La dimension théorique précise les caractéristiques d’un objet et offre une représentation de celui-ci. La dimension opérationnelle, pour sa part, définit les méthodes permettant de mesurer l’action d’un objet dans les phénomènes dans lesquels il est impliqué. Elle précise les opérations expérimentales qui avantagent sa manipulation concrète. Ainsi, l’ÉH doit examiner la continuité d’un objet et tenter de comprendre dans quelle mesure cette continuité est cohérente ou incohérente avec l’évolution de sa signification épistémique.

Il faut noter que la signification épistémique de plusieurs objets subit, au cours de l’histoire, des transformations majeures. Par exemple, la définition théorique de l’atome de

194 CHANG, H. (2011) “The persistence of epistemic objects through scientific change”, Erkenntnis, Vol. 75, No. 3, What (Good) is Historical Epistemology, p. 415.

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Démocrite n’est pas la même que la définition théorique de Robert Boyle, ni celle de Newton. Aussi, la définition théorique de l’oxygène de Becher diffère de celle de Lavoisier. En un mot, les termes permettant d’individualiser un objet, de définir ses propriétés et surtout de préciser son comportement changent, dans la majorité des cas historiques, d’un scientifique à l’autre. Alors, comment ces définitions différentes peuvent-elles, historiquement, faire référence au même objet? Pourquoi pouvons-nous penser que ces objets durent et subsistent, alors que leur signification épistémique se transforme, et change parfois drastiquement?

Pour Chang, la continuité référentielle qui assure l’identité des objets scientifiques au cours de l’histoire se trouve dans la dimension opérationnelle de leur signification196. En

effet, ce qui permet de fixer un objet historiquement est la pratique scientifique qui assure son identification. En d’autres mots, ce sont les procédures expérimentales utilisées par les scientifiques qui permettent de produire et d’identifier un objet, et cela indépendamment du moment historique. Ainsi, Chang affirme que ce qui assure l’identité historique d’un objet est sa « stabilité opérationnelle197 ». Chang explique que les opérations expérimentales permettant d’identifier un objet à une époque sont, à la base, les mêmes que les scientifiques utilisent à des époques ultérieures. Selon lui, aussi longtemps que des procédures opérationnelles permettant de produire et d’identifier un objet restent efficaces et peuvent être répétées, alors l’identité de l’objet en question est conservée au cours de l’histoire.

196 CHANG, H. (2011) “The persistence of epistemic objects through scientific change”, op. cit., p. 419.

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Cela dit, nous pouvons nous demander comment il est possible qu’un objet, comme l’atome par exemple, dont la signification théorique et opérationnelle a évolué drastiquement à mesure de la transformation de ses différents contextes conceptuel et technologique, peut conserver une cohérence épistémique. Pour Chang, ce qui explique la persistance de l’atome au cours de l’histoire est concret et pratique. En effet, Chang soutient que l’atome, en tant qu’objet, a conservé une stabilité opérationnelle malgré l’évolution conceptuelle et technologique modifiant son traitement : l’atome est toujours resté cette unité distincte et fondamentale qui, entrant dans la composition d’objets complexes, conserve son identité matérielle. En un mot, l’atome a toujours conservé sa robustesse en pouvant être identifié et manipulé dans les opérations expérimentales dans lesquelles il était un élément. L’atome est toujours resté un élément stable, unique et reconnaissable dans des opérations concrètes et pratiques198.