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L’abduction explique-t-elle la découverte?

6. Les difficultés du modèle abductif

6.3 L’abduction explique-t-elle la découverte?

Une autre critique, élaborée par Larry Laudan, soutient que l’abduction n’explique pas directement la découverte. En effet, Laudan rejette l’idée que l’abduction est un principe logique qui rend compte de la découverte en science. Son opposition se base sur l’affirmation que « l’abduction ne dit pas comment inventer ou découvrir une hypothèse140 ». Il soutient que l’abduction « laisse ce processus (possiblement créatif) sans

139 Voir NICKLES, T. (1980) “Introductory essay”, op. cit., p. 23.

140 LAUDAN, L. (1980) “Why was the logic of discovery abandoned?”, dans T. NICKLES, (dir.)

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analyse en nous disant plutôt quand il est juste de poursuivre une idée141 ». Nous croyons

que les deux affirmations de Laudan ne correspondent pas à l’abduction, telle que nous la concevons dans ce travail. Laudan rejette l’abduction car ce principe ne correspond pas à sa propre conception de la découverte et ne reflète pas celle-ci. Certes, l’abduction ne dit rien à propos du moment eurêka, c’est-à-dire l’instant précis où une nouvelle idée voit le jour, pour paraphraser Laudan. Toutefois, nous croyons qu’il est faux d’affirmer que l’abduction ne dit rien à propos des conditions et des éléments qui permettent de contextualiser la génération d’hypothèses et donc la potentialité de nouvelles découvertes. En réalité, l’abduction montre qu’une bonne hypothèse pouvant mener à la découverte est inventée sur la base d’un problème précis, d’un savoir préalable et d’un bagage de données. Premièrement, elle précise que le processus créatif qui mène à la découverte débute d’abord par l’analyse d’un problème sur la base de méthodes et de connaissances admises. Ces méthodes et connaissances encadrent la conception du problème et forgent ses possibles solutions. Deuxièmement, l’abduction souligne que la création d’une hypothèse explicative dépend des données empiriques possédées par le scientifique. Ce sont ces données qui indiquent la source du problème, mais aussi le type et la nature de l’explication qu’il exige. Enfin, la découverte apparait comme une potentialité en tant que résultat d’une réflexion visant à penser la ou les hypothèses qui, si vraies, expliquent, de manière la plus complète possible, le problème auquel le scientifique fait face. En un mot, l’abduction définit non seulement les éléments à partir desquels une hypothèse est inventée, mais elle explique aussi en quoi cette hypothèse annonce la découverte.

141 LAUDAN, L. (1980) “Why was the logic of discovery abandoned?”, dans T. NICKLES, (dir.)

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Conclusion

Ce chapitre visait à étudier la découverte en science. Nous avons cherché à montrer que la découverte est un processus complexe. En effet, nous avons montré qu’il est difficile d’expliquer et de généraliser ce qui guide sa production. Nous avons analysé les points de vue de Reichenbach et de Popper et nous avons montré que pour ces derniers, la découverte est un acte irrationnel qui ne se laisse point expliquer philosophiquement. Cela dit, l’objectif de ce chapitre était de montrer que Reichenbach et Popper ont tort d’affirmer que la découverte ne peut être l’objet d’une étude systématique et formelle. En ce sens, notre objectif était d’argumenter en faveur de la possibilité d’une logique de la découverte. Ainsi, nous avons présenté la position de Hanson, qui veut que l’abduction offre un modèle pour la découverte scientifique. Nous savons maintenant que l’abduction peut être conçue comme un principe général qui permet de représenter, sous la forme d’un schéma logique, le raisonnement qui organise et facilite la découverte scientifique. En effet, l’abduction montre que la recherche scientifique, stimulée par des observations problématiques, a pour objectif l’explication qui répond le mieux aux anomalies rencontrées. Ainsi, le scientifique cherche à construire l’hypothèse qui explique le phénomène problématique. Une hypothèse annonce donc la possibilité d’une découverte à proprement parler. Sur la base de la pensée de Lipton, nous avons donné une interprétation plus précise de l’abduction, telle que pensée par Hanson. Nous avons vu que les résultats de l’abduction sont multiples et sous-déterminés. Les explications possibles d’un problème sont toujours en compétition. Par conséquent, nous avons précisé que l’abduction est mieux conçue comme une inférence à la meilleure explication. Le scientifique sélectionne la meilleure hypothèse du stock qu’il possède. L’hypothèse choisie doit consister en la découverte potentielle la plus complète

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et la plus rigoureuse, compte tenu du problème auquel le scientifique fait face. Ce que nous voulions défendre se laisse exprimer dans les mots suivants : l’abduction est un schéma

qui représente la construction et la sélection d’hypothèses explicatives; l’abduction définit les éléments et les conditions qui organisent la génération de découvertes potentielles.

Notre contribution se résume donc à montrer que le contexte de découverte se laisse modéliser par les éléments et le raisonnement que l’abduction décrit.

À ce propos, il nous faut souligner brièvement que notre point de vue s’accorde pertinemment avec le concept de contexte de poursuite. En effet, le contexte de poursuite, entre le contexte de découverte et le contexte de justification en ordre logique, est la situation où la communauté de recherche, après avoir sélectionné une hypothèse, mais avant de pouvoir confirmer son acceptabilité, veut garantir l’assurance de réussite de cette hypothèse. La communauté procède donc à une évaluation préalable de cette hypothèse et tente de préciser les éléments qui assurent sa profitabilité pour défendre la poursuite théorique et expérimentale de cette hypothèse. Ainsi, en tenant pour acquis que l’abduction représente le processus de développement, de construction et de sélection d’hypothèses explicatives dans le contexte de découverte, nous pouvons conclure que le contexte de poursuite doit fournir les raisons qui montrent pourquoi ces hypothèses ne doivent pas être abandonnées et doivent rester l’objet de recherches approfondies. En d’autres termes, si le contexte de découverte précise comment un scientifique arrive à la meilleure explication, le contexte de poursuite établit comment cette hypothèse est appliquée dans différents contextes et permet l’avancement de notre compréhension d’un problème et, par conséquent, demeure « poursuivie ». À tout prendre, le contexte de poursuite doit permettre de dégager, de manière préliminaire, les raisons et le minimum de données fournissant une

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créance assez ferme au scientifique pour poursuivre la recherche et espérer une confirmation convaincante. Tout cela considéré, deux questions émergent en lien avec le concept de « contexte de poursuite ». Une première question est de savoir quelles sont les normes et circonstances qui peuvent appuyer la décision d’une communauté de poursuivre une hypothèse particulière. Une deuxième question, tout aussi intéressante, est de préciser le modus operandi dans le contexte de poursuite, c’est-à-dire de définir les principes philosophiques et logiques qui doivent guider la cueillette de données et le raisonnement des scientifiques à cette étape de la recherche142.

Enfin, remarquons que nous n’avons pas étudié à fond la notion d’explication. En effet, nous n’avons pas précisé les critères qui font qu’une explication est à privilégier aux dépens d’une autre. Nous nous sommes contentés de croire qu’une explication doit être choisie si elle fournit une plus grande compréhension du problème rencontré. Le concept d’explication ouvre un large débat en philosophie des sciences143. Il nous est impossible de

nous positionner sur cette question dans les limites de ce mémoire.

142 Au sujet du contexte de poursuite, nous référons à LAUDAN, L. (1977) Progress and its Problem. Berkeley, University of California press; pour un argumentaire défendant l’idée d’une « logique de la poursuite » où les raisons de poursuivre une théorie sont suffisantes pour la défendre, nous référons à ACHINSTEIN, P. (1993) “How to defend a theory without testing it: Niels Bohr and the “logic of pursuit””, Midwest Studies in Philosophy, Vol. 18, No. 1; pour une démonstration de la pertinence du contexte de poursuite pour une compréhension historique et épistémologique d’un moment de l’histoire de la physique (l’établissement de la physique quantique) sur la base de l’épistémologie bayésienne, nous référons à KAO, M. M. (2016) “Evaluating the quantum postulate in the context of pursuit”, Thèse de doctorat en philosophie, Toronto, Université Western Ontario. 143 Voir WOODWARD, J. (2017) “Scientific Explanation”, dans ZALTA, E. N. (ed.) The Stanford

Encyclopedia of Philosophy; SALMON, W. (1989) Four Decades of Scientific Explanation, Minneapolis, University of Minnesota Press; PITT, J. (ed.) (1988) Theories of Explanation, New

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Chapitre III

Science, philosophie et histoire. Du programme HPS à l’épistémologie historique

Introduction

Tel que nous l’avons remarqué dans le premier chapitre de ce mémoire, la distinction D/J a, à l’origine, l’intention de séparer deux sphères d’analyse dans l’étude de la science : une sphère descriptive, englobant la découverte, est réservée à la psychologie et à la sociologie et une autre sphère normative, englobant la justification, est reconnue comme appartenant seulement à l’épistémologie. Toutefois, le tournant historique en philosophie des sciences inspiré par Thomas Kuhn a amené plusieurs à questionner la distinction et surtout à douter du fait que les concepts qu’elle définit puissent s’appliquer au développement de la science tel que l’histoire le présente. Plusieurs ont douté qu’une méthodologie où l’analyse philosophique de la science se ferait de manière autonome et séparée des circonstances historiques soit viable. Il faut noter que Kuhn s’inscrit dans l’esprit de naturalisation en philosophie qui a cherché à rejeter l’idée que la philosophie puisse fournir, de manière indépendante, les fondements de la science. En effet, Kuhn soutient dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques que la philosophie ne peut décrire et prescrire des normes scientifiques sans se baser sur les sciences qu’elle tente d’analyser et de décrire. Kuhn avance que les concepts et propositions de la philosophie des sciences doivent être appliqués à des situations réelles et corrigés par des données tirées de l’histoire des sciences144. Dans cet ordre d’idées, Kuhn critique la distinction D/J en

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suggérant qu’elle définit des catégories philosophiques générales s’appliquant au développement de la science, mais qu’elle ignore le besoin méthodologique de mettre ces catégories à l’épreuve des faits de l’histoire. Ce faisant, Kuhn indique un rôle pour l’histoire et sa liaison méthodologique concrète avec la philosophie.

Ce troisième chapitre examinera les implications méthodologiques de la distinction D/J et analysera comment elle modifie notre manière d’approcher l’étude de la science. La question qui nous intéressera est la suivante : pourquoi et comment la distinction D/J nous amène à penser l’intégration de l’histoire et de la philosophie des sciences. Nous verrons que cette question débouche sur la problématique de la jonction des discipline philosophique et historique. Pour tenter de fournir des pistes de réponse à cette problématique, nous analyserons deux courants de la philosophie contemporaine qui tentent de démontrer l’importance et la cohérence de l’intégration de ces deux domaines. En premier lieu, nous présenterons le mouvement histoire et philosophie des sciences (HPS). Ce mouvement, en peu de mots, cherche à fournir des éléments de réflexion dans l’optique d’intégrer l’histoire et la philosophie des sciences. Nous allons étudier les positions qui nous semblent, actuellement, les plus pertinentes. En deuxième lieu, nous présenterons sommairement l’épistémologie historique et nous présenterons en quoi l’historicité des objets scientifiques, comprise comme l’évolution de la signification épistémique et la manifestation expérimentale d’un objet au cours de l’histoire, fournit un exemple concret d’analyse partagée que peuvent fournir histoire et philosophie. À ce propos, l’épistémologie historique est une branche de l’épistémologie contemporaine qui se caractérise par l’ambition de produire une histoire de la science dans une perspective

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philosophique en étudiant la pensée et la connaissance scientifique dans leur développement historique.

La section 1 de ce chapitre montrera comment la distinction D/J soulève le problème de la jonction entre l’histoire et la philosophie et présente les grandes lignes du mouvement HPS ainsi que ses positions dominantes. La section 2 introduira une critique de la méthodologie dominante en HPS qui, sans rejeter la prétention fondamentale de ce mouvement, ouvre la voie vers une approche unifiée. La section 3, enfin, proposera une étude de l’épistémologie historique.

1. Science, philosophie et histoire : la problématique de la distinction et de la jonction des