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Systèmes experts et eugénisme

2.2 La pathologisation de la sexualité féminine

Foucault (1997[1976] : 137-138) identifia quatre grands ensembles stratégiques centrés autour du sexe, lesquels permirent de développer des dispositifs spécifiques de savoir- pouvoir. Le premier, l’hystérisation du corps de la femme permit de construire la femme comme un être fondamentalement sexuel. Sa sexualité fut pathologisée en mettant en relief les effets néfastes qu’elle pouvait avoir sur le corps social entier si elle restait sans surveillance.

Ainsi, la médicalisation de la sexualité s’est particulièrement centrée autour de la femme puisqu’à l’époque, il était commun chez les psychiatres de penser que les femmes étaient prisonnières de leur corps, plus précisément de leurs organes reproducteurs (Scull et Favreau, 1987). C’est dans cette optique qu’au XIXe siècle, le corps de la femme fut construit comme un objet propre de la science, évoluant au gré des avancées médicales, notamment en psychiatrie. Les gynécologues croyaient fermement que le cerveau de la femme et son utérus étaient en « compétition » l’un avec l’autre puisque le corps n’avait qu’un nombre limité d’énergie pour faire fonctionner l’ensemble des organes de la femme. En réalité, le cerveau de la femme est entré comme enjeu au cœur de la science au moment où les femmes commencèrent à revendiquer l’accès à une éducation plus poussée (Ehrenreich et English 2005[1978] : 138-139). Le cerveau féminin entra donc comme objet de savoir dans le but de conserver les relations de pouvoir (hommes/femmes) intactes.

Ainsi, on dit du cerveau et de l’utérus qu’ils étaient à la fois en lutte l’un avec l’autre, mais aussi reliés l’un à l’autre. Les médecins affirmaient que lorsqu’une femme était enceinte, ses organes se partageaient non seulement une quantité d’énergie limitée, mais également des « substances matérielles » (Ehrenreich et English 2005[1978] : 140) telles que le phosphate. Par conséquent, une trop grande activité du cerveau pouvait entraîner

32 la naissance d’un enfant malade et irritable. L’idée sous-jacente était que « […] les connexions nerveuses qui parcourent l’ensemble du corps par la colonne vertébrale contrôlent l’ensemble des organes, incluant le cerveau. Par conséquent, l’utérus de la femme peut influencer le fonctionnement du cerveau; ce qui justifiait les interventions massives qui eurent lieu sur les organes reproducteurs des femmes » (ma traduction, Dowbiggin, 1997 : 84). Ainsi, les débuts de l’anesthésie dans les années 1840 et ceux de l’asepsie dans les années 1860 permirent de faire des progrès fulgurants en matière de chirurgie. Dans cette foulée, les stérilisations sexuelles chez les femmes purent voir le jour, bien que cette opération ait été plus complexe chez la femme que chez l’homme. Dans les années 1870, 1880 et 1890, les taux de mortalité étaient d’environ 22% pour ce type de chirurgie.

Or, la stérilisation ne fut pas le seul type d’opérations à se développer au cours du XIXe siècle. Baker Brown, premier chirurgien à pratiquer des clitoridectomies, mit au point cette technique dans l’espoir de guérir la « folie » chez les femmes qui se masturbaient. En effet, on croyait à l’époque qu’une tel vice pouvait entraîner « […] des dysfonctions du cycle menstruel, des maladies de l’utérus, des lésions sur les parties génitales, la tuberculose, la démence et la dégradation générale du corps […] » (ma traduction, Ehrenreich et English 2005[1978] : 138). Ainsi, cette psychiatrisation du plaisir pervers – deuxième grand ensemble stratégique – isola l’instinct sexuel comme « instinct biologique et psychique autonome » (Foucault, 1997[1976] : 138) porteur de plusieurs types d’anomalies nuisibles à la conduite entière des individus. C’est pourquoi on s’efforça de mettre en place diverses techniques correctives dans le but de discipliner les plaisirs pervers de la femme, dont la masturbation.

L’ensemble de cette médicalisation du corps de la femme s’est faite au nom du devoir que les femmes avaient face à la santé de leurs enfants, de l’institution familiale et de la société plus largement. Il fallait contrôler la sexualité de la femme saine – donc blanche et de classe moyenne – afin qu’elle aide à la production et à la reproduction de sa nation. Par ailleurs, cette dynamique impliquait aussi que la société soit mise à l’abri des sexualités hors-normes (souvent féminines). En 1893, la National Conference of

Charities and Corrections aux États-Unis, mit de l’avant l’idée que les symptômes de la déficience intellectuelle (l’idiotie) étaient plus prononcés chez la femme que chez l’homme. En effet, cette dernière avait, disait-on, une plus faible volonté et, par le fait même, se laissait davantage guider par ses pulsions sexuelles. Selon les experts américains, c’est ce qui expliquait la fertilité excessive observée dans les recensements chez les femmes atteintes de déficience intellectuelle. Ces données permirent de chiffrer la « menace » que représentaient ces femmes pour la société (Bruinius, 2007). Aux États-Unis, les progressistes se sont également grandement appuyés sur les données recensées par le National Committee for Mental Hygiene afin de démontrer la scientificité de leurs propos. Dans cette foulée, la science de la démographie gagna beaucoup de popularité et se développa de pair avec les méthodes statistiques. Cette science, qui avait comme objectif d’appréhender la population dans son ensemble, au niveau de l’espèce, n’était toutefois pas neutre puisqu’on la mobilisait fréquemment à des fins politiques et/ou idéologiques (Ramsden, 2002). L’eugénisme, dans sa volonté de modifier la courbe des naissances, récupéra à son compte plusieurs données issues de cette discipline. Comme l’affirme Foucault, la science se transforma en discours qui devint à son tour idéologie. Elle est donc à la fois un instrument et un effet du pouvoir (1997[1976]). Pour sa part, Haraway note également que la science n’est pas non plus neutre et est aussi le fruit d’une construction sociale. Pour elle, « […] la race et le genre ne sont pas deux catégories universelles et encore moins des données naturelles et biologiques. Ce sont plutôt le produit d’histoires tout comme l’est la science en général » (ma traduction, Haraway, 1989 : 8). Elle renvoie à une conception historicisée de la nature.