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Émergence de la welfare queen : la femme noire à l’intersection des rapports de genre, de race, de classe et d’âge

Analyse intersectionnelle : les femmes amérindienne et noire à l’intersection de rapports de genre, de race, et de classe

5.3 Émergence de la welfare queen : la femme noire à l’intersection des rapports de genre, de race, de classe et d’âge

La situation actuelle des Noirs aux États-Unis ne peut être comprise en dehors de leur parcours historique. Comme l’affirme Mullings,

« [...] aux États-Unis, des processus globaux interagissent avec des dynamiques historiques récurrentes de racisme et de discrimination, exacerbant ainsi des disparités de genre et de race. Les populations minoritaires du cœur des villes sont les plus sévèrement touchées par la polarisation sociale et économique croissante » (Mullings, 1995 : 123).

La ségrégation urbaine des Noirs se radicalisa lorsqu’ils migrèrent massivement des états ruraux du Sud vers les villes du nord lors de la Première Guerre mondiale, où leur « force de travail déqualifiée » (Wacquant, 2005 : 10) devint indispensable pour le roulement d’une économie industrielle en expansion. Il se créa alors une nouvelle classe urbaine et industrielle pauvre, confinée dans les pires quartiers, dans les pires emplois et ayant un accès restreint aux ressources et lieux sociaux des Blancs. En outre, cette « ceinture noire », comme l’appelle Wacquant (2005), se forma également en raison de l’abandon des centres-villes par les classes moyennes. Peu à peu, les centres se vidèrent au profit des banlieues et, par conséquent, de moins en moins d’argent fut accordé aux infrastructures, aux services et à l’entretien des centres; créant ainsi des zones ghettoïsées23, où les populations sont majoritairement non qualifiées, pauvres et où les

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Pour une généalogie du concept de « ghetto », voir Wacquant, 2005. L’adoption du terme zones ou quartiers « ghettoïsés » fait référence aux quartiers habités majoritairement par les populations africaines- américaines où un système d’institutions parallèles s’est progressivement instauré, réduisant ainsi presque à néant, les contacts avec le reste de la société. Le phénomène de ghettoïsation est, « […] de manière typique, étroitement associé à l’ethnicité, la ségrégation et la pauvreté (Wacquant, 2005 : 19).

84 taux de crime sont élevés. L’intersection des rapports de classe et de race fit en sorte de renforcer l’image traditionnelle de l’homme noir dangereux et criminel. Les données diffusées sur les taux de crime tendent également à renforcer cette stigmatisation des Noirs. La Uniform Crime Data, la base de données la plus ancienne et la plus citée aux Etats-Unis, ainsi que le National Crime Victimization Survey comparent les taux de crime entre Noirs et Blancs24 sans toutefois tenir compte des différences de classe, ce qui constitue une variable importante puisque les Noirs ont trois fois plus de chances d’être pauvres que les Blancs aux États-Unis (Covington, 2001).

Pour les femmes noires, cette re-ségrégation au sein de ces quartiers eut comme conséquence de les maintenir dans des emplois liés aux travaux domestiques, à la différence qu’aujourd’hui, elles ne résident plus sur leur lieu de travail25 (Hill Collins, 69-70). Mullings (1995) s’accorde pour dire que, malgré les luttes menées dans les années 1980 pour les droits civils aux États-Unis, une forte majorité de femmes africaines-américaines reste concentrée dans des emplois à faibles revenus, sans sécurité d’emploi, sans avantages sociaux et dans des conditions de travail difficiles. Malgré tout, en étant libérées de l’esclavage, les femmes noires en virent à représenter une menace pour les Blancs (Hill Collins, 2005). Cette liberté généra plusieurs peurs au sein de la population. D’une part, on craignait que leur sexualité débridée ne choque la moralité blanche de classe moyenne. D’autre part, on voulait à tout prix éviter la mixité raciale dont l’interdit ne fut levé qu’en 1967 suite à la décision de Loving c. Virginia qui rendit inconstitutionnelle toute barrière légale empêchant les mariages interraciaux. Finalement, on craignait l’émergence d’un désir sexuel indépendant chez les femmes; lequel ne serait articulé ni en fonction des Blancs, ni en fonction des hommes. Tout comme au sein des colonies, on créa donc des géographies permettant de marquer les divisions raciales et les rapports de pouvoir en place; fonction que remplissent les quartiers « ghettoïsés » au sein de certaines villes américaines.

24 Catégories utilisées dans les recensements américains depuis 1890 (Webster, 1992 dans Covington,

2001 : 179) sous le vocable race origin. Il est ici intéressant de noter le maintien de l’appellation « race » bien que cette notion fut, scientifiquement, invalidée.

Ces peurs furent alimentées par les modes de vie « non souhaitables » observés dans les villes, où des femmes noires chantaient du jazz et sortaient dans des clubs, adoptant ainsi des habitudes de vie qui ne correspondaient pas à la vie d’une femme au foyer « respectable » blanche allant à l’Église. Le seul moyen pour une femme d’échapper aux discours racistes était de reproduire le mode de vie des Blancs (Hill Collins, 2005). Une fois de plus, sont mises de l’avant des dynamiques de pouvoir où les Blancs construisent l’identité des Noirs (l’Autre) dans un rapport inégalitaire où la femme noire acquiert une certaine « dignité » uniquement en faisant sien les standards de moralité américains, blancs, de la classe moyenne. Ces discours racistes remodelèrent les images de la « mule » et de la « Jézabel » afin de les adapter aux modes de vie contemporains des femmes noires. Selon Hill Collins (2005), la mule se mua en bitch, incarnée par une femme noire agressive, rude, belliqueuse, généralement issue de classe ouvrière. Selon cette auteure, la « […] mule était simplement entêtée (passive agressive) et avait besoin d'encouragements et de supervision tandis que la « bitch » était provocatrice et ouvertement agressive […] » (Hill Collins, 2005 : 123). Cette réactualisation de la mule, qui avait pour but de diaboliser et de déféminiser la femme noire, ouvrit la voie à la création d’une nouvelle représentation, la Black Bad Mother. Celle-ci, incarnant la femme noire, pauvre qui néglige ses enfants et qui rejette ouvertement les valeurs et modes de vie de la famille américaine « traditionnelle ».

Cette représentation de la femme noire fut réappropriée à des fins politiques, ce qui permit l’émergence de l’identité publique de la welfare queen, laquelle servit de justification idéologique à l’implantation de certaines politiques publiques touchant l’aide sociale (Hill Collins, 2005; Hancock, 2004). Pour Hill Collins (2005), cette image est le résultat de stratégies politiques visant à gagner l’électorat blanc en racialisant l’aide sociale et en en faisant un programme qui profiterait avant tout aux femmes noires. L’expression welfare queen fut cristallisée dans l’imaginaire populaire américain par Ronald Reagan qui l’utilisa à plusieurs reprises dans une série de discours tout au long de ses deux mandats.

86 La welfare queen fut dépeinte comme une mère qui n’avait ni emploi, ni revenu, qui avait un ou plusieurs enfants sans père connu, souvent à l’adolescence et finalement qui était fortement dépendante des ressources de l’État pour élever sa famille (Hancock, 2004). En réalité, on dit non seulement qu'elle était dépendante de l’État, mais qu’elle en faisait même un mode de vie puisqu’en raison de sa paresse, elle refusait de travailler et préférait faire des enfants afin d’obtenir davantage d’allocations gouvernementales. Les welfare queens furent également beaucoup critiquées puisqu’on les percevait souvent comme des mères adolescentes, ayant eu des enfants hors des liens sacrés du mariage. En réalité, Hancock estime qu’en 1995-1996, les mères adolescentes représentaient 0,5% des bénéficiaires du programme Aid to Families with Dependant Children (AFDC) tandis que l’âge moyen des mères à cette époque était de 30 ans (2004 : 132).

Malgré tout, une fois de plus, la femme noire fut perçue comme étant paresseuse, sexuellement dépravée et beaucoup trop fertile, ce dont témoignaient ses grossesses multiples. Ces comportements immoraux et ces péchés trahissaient ainsi son besoin de discipline, ce qui légitima la mise en place d’une série de politiques publiques de type punitif : stérilisations, contraception forcée (Norplant, Depo-provera) et peines d’emprisonnement pour les mères toxicomanes (Roberts, 1997; Hill Collins, 2005).

5.4 Racialisation de la pauvreté : Retour historique sur les formes d’aide