Il y a des différences réelles entre les deux manières – européenne et américaine – d’étaler la ville (urban sprawl) – dont le caractère nettement plus organisé des suburbs américaines, leur manière d’établir des distinc-‐
tions entre quartiers selon les niveaux de revenus, alors que les construc-‐
tions dans le territoire rural en Europe paraît beaucoup plus confus et dif-‐
fus. Mais on trouve aussi bien sur le nouveau continent que sur le vieux une même philosophie de l’habiter.
Tout d’abord, une même manière d’être ensemble, un même type d’entre soi non plus contraint, mais protecteur. Ce caractère apparaît dès les premiers et très militants lotissements autogérés… puis va en se cari-‐
caturant jusqu’aux très frileuses gated communities qui délestent les pro-‐
priétaires de la nécessité même de se protéger mutuellement, en faisant de cette protection l’affaire des barrières communes et des gardiens. En passant par la fameuse rue en boucle où l’espace public constitue un pro-‐
longement du privé, une forme de résidentialisation avant la lettre, une construction relevant de ce fameux espace défendable (defensible space) prôné par Oscar Newman.
Le rapport au temps ne relève pas ici du désespoir, mais de l’anxiété – celle qui résulte de l’investissement dans l’achat, mais aussi de la crainte de préserver la qualité des services, en priorité scolaires. L’anxiété est omniprésente dans ces banlieues résidentielles où chacun redoute de ne pas recevoir un bénéfice à la mesure de l’investissement fourni. Aussi ap-‐
pelle-‐t-‐on ces péri-‐urbains la classe anxieuse, aux Etats-‐Unis. Financier, bien sûr, à travers la crainte de la dépréciation du foncier acquis par la construction d’un logement social à proximité. Mais aussi bien psychique que physique, compte tenu des efforts fournis chaque jour en temps de transport qui constitue la rançon de cet éloignement. Et cette anxiété se traduit par une crispation politique devant le constat du peu d’aide dont ils bénéficient de la part des pouvoirs publics, à la différence des habitants de la ville, y compris ceux des logements sociaux dans lesquels ils ne vou-‐
draient pas vivre.
Le rapport au monde est marqué par un double rejet. D’abord, celui, vo-‐
lontaire, des quartiers de relégation dont ils tiennent à s’éloigner. Mais, il y a aussi, et de plus en plus, celui qui découle de ce que les péri-‐urbains se sentent rejetés de fait par les habitants des villes centres qu’ils ont quittés en raison de l’augmentation du coût du foncier. D’une certaine manière, ces péri-‐urbains ont le sentiment de vivre dans un entre-‐deux, dans un espace où ils se sentent menacés des deux côtés, celui de la mondialisation par le bas, c’est-‐à-‐dire des quartiers pauvres et peuplés de migrants qu’ils fuient et de la mondialisation par le haut, celle de la classe émergente de ladite mondialisation, faite des manipulateurs de symbole.
Soit donc un agencement entre les lieux et les flux inverses du précé-‐
dent, quoique tout autant déséquilibré. Car, cette fois, ce sont les flux qui l’emportent sur les lieux, qui les réduisent à un simple terminal, une halte provisoire pour la vie dans le monde des flux. La vie urbaine n’a guère de sens, guère d’opportunités dans ces lotissements où l’on rentre après de longs et épuisants déplacements contraints pour les besoins du travail, de la scolarité des enfants, des achats et des loisirs.
Un rééquilibrage entre les lieux et les flux pourrait passer par le renfor-‐
cement des pôles secondaires dans le pourtour des agglomérations, une valorisation des transports publics entre ces espaces, y compris et d’abord des voies ferrées.
La gentrification
Soit une troisième figure idéale typique de l’urbain contemporain et qui correspond au retour au centre des classes aisées. Du moins de la part la
plus moderne de celles-‐ci, différenciée de la bourgeoisie classique par son goût affirmé de la ville et de son « ambiance ». Ce processus, esquissé d’abord en Grande Bretagne dans les années soixante, se développe dans tout l’Occident, avançant plus ou moins rapidement selon la taille et le de-‐
gré de globalisation des activités de la ville.
Le rapport aux autres, cette fois, se montre sélectif et électif. Sélectif par le foncier et électif en raison du mélange de richesse et d’hédonisme qui caractérise la classe émergente de la mondialisation ; celle des mani-‐
pulateurs de symbole selon Robert Reich.
Le rapport au temps, ni désespoir, ni anxiété, mais une maîtrise que l’on peut symboliser par la formule de la gap year. Autant les étudiants des classes moyennes accumulent frénétiquement les diplômes, autant ceux de la gentrification prennent le temps de choisir, donc une année de ré-‐
flexion/voyage avant les études, à la manière scandinave, mais aussi amé-‐
ricaine, lointain héritage de la noblesse anglo-‐saxonne qui envoyait ses jeunes faire un voyage sur le continent.
Le rapport au monde est à l’opposé de la relégation : non plus « ni ici, ni ailleurs », mais d’une certaine manière « ici et ailleurs », bref, le don de l’ubiquité. Ici : par la proximité qu’offrent, pour les membres de cette classe émergente, les quartiers rénovés des vieux centres, entre leurs lieux d’habitat et d’emploi, mais aussi et surtout pour la jouissance des – meil-‐
leurs – services. Ailleurs, par la connectivité avec les quartiers similaires des autres grandes villes, où l’on retrouve les mêmes spectacles, restau-‐
rants etc. et avec lesquels on communique par le net et l’avion.
Soit donc une figure de l’urbain où les flux et les lieux s’ajustent, certes, beaucoup plus équitablement que dans la relégation ou la péri-‐
urbanisation, mais pour former une ville dans la ville, une ville hors de l’agglomération, celle-‐ci étant vécue comme dépréciative, menaçante. Que l’on songe, par exemple au problème que constitue l’orifice du RER du Châtelet à Paris pour le quartier environnant!
Comment rendre cette ville aux urbains sans la défaire, sans la crucifier sur l’autel de la circulation ? C’est le défi des transports dans les grandes villes : faciliter l’accès sans dénaturer les lieux.