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PARTIE I LA PROBLÉMATIQUE

2.3. Sa dynamique sociale

2.3.2. Dynamique de socialisation

2.3.2.1. La notion de socialisation

La socialisation se présente comme un constituant dynamique du système communautaire qui permet de jeter un pont entre la personne et l'institution et elle constitue un aspect essentiel de cette dernière. En même temps, elle touche les dimensions sociales de la congrégation et elle se déploie différemment selon les transformations morphologiques, structurelles et culturelles qui évoluent avec les changements sociaux et ecclésiaux. De fait, la socialisation se manifeste comme un processus adaptatif qui confère à l'institution la possibilité d'agir sur les déterminations sociales et, réciproquement, de se laisser traverser par les déterminations sociales (Lapassade et Lourau, 1976 : 166) et de provoquer un ajustement continuel pour une meilleure adaptabilité aux fins poursuivies. Elle s'avère une réalité toujours en mouvement qui « vit comme vivent les hommes qui la composent, elle est à la fois le "produit" et "l'agent" de sa propre transformation » (Laloux, 1967 : 85). La socialisation vient colorer le visage identitaire d'un groupe et elle fonctionne de façon dialectique. Dubar montre comment Piaget, dans sa théorie du développement mental de l'enfant, réussit à tenir ensemble la double dimension individuelle et sociale. Ainsi, note-t- il, Piaget est amené à concevoir « le développement de l'enfant – et donc sa socialisation qui en constitue un élément essentiel – comme un processus actif d'adaptation discontinue à des formes mentales et sociales toujours plus complexes » (Piaget, dans Dubar, 1991 : 12).

Cette adaptation s'articule à partir de deux mouvements complémentaires d'assimilation, c'est-à-dire d'incorporation des choses et des personnes extérieures aux structures [mentales] déjà construites, et d'accommodation : processus par lequel se réajustent les structures en fonction des transformations extérieures.

Ces deux mouvements s'agencent à partir des modalités de rapport au monde extérieur, et la composition des structures mentales est nécessairement liée aux formes relationnelles d'où correspondent des modes typiques de socialisation. Dans la présentation de ses six stades de développement22, Piaget montre comment peut s'opérer le passage progressif de différenciation du moi et de l'objet à travers les échanges interindividuels dans le respect des rapports de contrainte et de coopération. Aussi, dans son développement, considère-t-il la nécessité du « passage de la contrainte à la coopération, c'est-à-dire de la soumission à l'ordre social […] à l'autonomie personnelle dans la coopération volontaire » (Piaget, dans Dubar, 1991 : 14).

Pour Piaget, le noyau dur de la socialisation se constitue à partir de « la réciprocité entre structures mentales et structures sociales, [de] la correspondance, à chaque stade, entre les opérations logiques et les actions morales, c'est-à-dire sociales : "la morale [étant] une sorte de logique des valeurs et des actions entre individus, comme la logique est une sorte de morale de la pensée" »23 (Dubar, 1991 : 16). Piaget et Durkheim s'accordent pour dire que chaque « génération doit se socialiser elle-même sur la base des "modèles culturels transmis par la génération précédente" » (Dubar, 1991 : 17). Leur pensée diffère toutefois sur certains points. Alors que Durkheim considère la socialisation comme

une transmission, par la contrainte, de "l'esprit de discipline" complétée par un "attachement aux groupes sociaux" et intériorisée librement grâce à "l'autonomie de la volonté", [Piaget envisage la socialisation comme une "éducation morale", comme] une construction, toujours active et même interactive, de nouvelles "règles du jeu" impliquant le développement

22 Dubar (1991 : 14) présente un tableau du développement mental et de la socialisation en six stades selon

Piaget. Ce tableau est une référence intéressante dans la compréhension du stade de l'intelligence formelle en lien avec la conversion de l'intelligence.

23 Dubar (1991 : 16) souligne le débat entre Piaget et Durkheim sur la « confrontation des thèses

essentielles de la sociologie et de la psychologie génétique concernant justement la nature empirique des règles morales ».

autonome de "la notion de justice" et [le remplacement des règles de contrainte par des règles de coopération]24 (Dubar, 1991 : 17).

La socialisation comporte une dimension répressive nécessaire et exige un système de sanctions assurant le respect des règles. Par ailleurs, elle implique le développement de l'individualisation et de la différenciation des rapports sociaux grâce au passage « d'une solidarité mécanique par "imitation extérieure" à une solidarité organique par "coopération et complémentarité". [En faisant] appel à l'autonomie de la volonté plus qu'à la peur de la répression, [la] socialisation devient de plus en plus volontaire » (Dubar, 1991 : 17)25. La considération de cet élément est importante dans l'étude de la dynamique d'une congrégation religieuse, de milieu essentiellement rural, fortement socialisée dans l'esprit d'une solidarité mécanique où les « rapports de contrainte [sont basés] sur les liens d'autorité et le sentiment du sacré [des] sociétés traditionnelles » (Dubar, 1991 : 18).

La problématique de la socialisation s'inscrit, selon Piaget, dans un tout social défini comme « un système d'activités dont les interactions élémentaires consistent en actions se modifiant les unes les autres selon certaines lois de l'organisation ou d'équilibre » (Dubar, 1991 : 19). Dans cette perspective, la socialisation peut être considérée comme un « processus discontinu de construction collective de conduites sociales incluant trois aspects complémentaires [dont] l'aspect cognitif représentant la structure de la conduite [avec ses règles], l'aspect affectif représentant l'énergétique de la conduite [avec ses valeurs et] l'aspect expressif […] représentant les signifiants de la conduite et se symbolisant en signes » (Dubar, 1991 : 19-20).

24 D'autres auteurs, dont Boudon-Bourricaud (1982 : 527) définissent la socialisation comme « le processus

d'assimilation des individus aux groupes sociaux ». Ces derniers soulignent que, selon l'inspiration weberienne, « le développement social, économique et politique dépend des valeurs intériorisées par les individus et, partant, des processus de socialisation » (Boudon-Barricaud, 1982 : 528).

25 Dubar (1991 : 18) souligne le désaccord entre Durkheim et Piaget par rapport à la contrainte et à la

coopération. Il mentionne, à cet égard, un élément qu'il nous paraît important de retenir à cause du lien à faire dans le passage d'une société traditionnelle rurale à la modernité. Pour Durkheim, « la contrainte sociale caractéristique de la solidarité mécanique possède la même fonction et aboutit aux mêmes résultats que la coopération, attribut essentiel de la solidarité organique : développer, en chacun, une "conscience collective" à la fois unifiée et extérieure à l'individu. [Par contre, Piaget refuse cette assimilation] parce qu'il ne partage pas la même conception que Durkheim de la société moderne et n'interprète pas de la même manière le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés industrielles : "nos sociétés […] tendent de plus en plus à substituer la règle de coopération à la règle de contrainte. Il est de l'essence de la démocratie de considérer la loi comme un produit de la volonté collective et non comme l'émanation d'une volonté transcendante ou d'une autorité de droit divin" ».

La socialisation suppose une « corrélation essentielle entre structures sociales et structures mentales. Aussi, peut-elle être conçue à la fois comme la construction de formes d'organisation des activités et comme un mode de développement des individus (Dubar, 1991 : 20). La correspondance entre ces deux approches signifie également « la réciprocité entre les représentations mentales, intériorisation des structures sociales et les coopérations sociales, extériorisation des structures mentales » (Dubar, 1991 : 20). Ces deux approches de la socialisation constituent finalement, pour Piaget, « deux aspects indissociables d'une seule et même réalité à la fois sociale et individuelle » (Dubar, 1991 : 20) et forment un système d'interdépendances constructives.

Par rapport à la dimension identitaire de la socialisation, Percheron26 « propose une définition de la socialisation comme acquisition d'un code symbolique résultant de "transactions"27 entre l'individu et la société » (Percheron, dans Dubar, 1991 : 25). Pour l'auteure, le processus de socialisation « suppose une transaction entre le socialisé et les socialisateurs ; [et] implique des renégociations permanentes au sein de tous les sous- systèmes de socialisation » (Dubar, 1991 : 26). La socialisation ne se réduit pas à la transmission de valeurs, de normes et de règles, mais elle développe « une certaine représentation du monde » (Dubar, 1991 : 26) que chaque individu compose lentement en empruntant des images et des représentations existantes, en les réinterprétant de façon originale et en les réaménageant selon ses aspirations et ses expériences.

La socialisation n'est pas seulement le résultat d'apprentissages formalisés, « mais le produit, constamment restructuré, des influences présentes ou passées des multiples agents de socialisation. [Elle] est une construction lente et graduelle d'un code symbolique28 constituant […] un "système de référence et d'évaluation du réel" permettant de "se

26 Annick Percheron, L'univers politique des enfants, FNSP, Colin, 1974. Dubar développe son sujet à partir

de l'étude de Piaget et de celle de Percheron qu'il situe en continuité avec la problématique piagétienne.

27 Dubar (1991 : 25) souligne que ce « terme de transaction constitue une transposition directe de

l'équilibration piagétienne : "toute socialisation est le résultat de deux processus différents : processus d'assimilation et d'accommodation. Par l'assimilation, le sujet chercherait à modifier son environnement pour le rendre plus conforme à ses désirs et diminuer ses sentiments d'anxiété et d'intensité ; par l'accommodation, au contraire, le sujet tiendrait à se modifier pour répondre aux pressions et aux contraintes de son environnement" ».

28 Dans ce cas, Percheron diffère de Durkheim pour qui cette construction constitue un ensemble de

comporter de telle façon plutôt que de telle autre dans telle ou telle situation" » (Dubar, 1991 : 26). La socialisation se veut un « processus d'identification, de construction d'identité, c'est-à-dire d'appartenance et de relation » (Dubar, 1991 : 27).

En ce sens, se socialiser signifie qu'on puisse assumer son appartenance à des groupes par « l'acquisition [d'un] "savoir intuitif" [qui fait que l'on commence] à penser avec les autres. […] Ce savoir implique la prise en charge, au moins partielle, du passé, du présent et du projet du groupe "tels qu'ils s'expriment dans le code symbolique commun qui fonde la relation entre ses membres" » (Dubar, 1991 : 27). Le système relationnel du sujet influence l'intégration des identifications et le langage vient structurer les signes et les symboles qui façonnent cette intégration des identifications. C'est à partir de cette perspective que Percheron en vient à définir la socialisation comme un processus de construction d'une identité qui se révèle « une composante de l'appartenance sociale » (Dubar, 1991 : 29). L'approche de Piaget et celle de Percheron permettent de rompre avec certaines conceptions d'inculcation de règles par des institutions à des individus passifs, et de représentation linéaire et unifiée ou de progression des compétences. La dynamique de socialisation est davantage envisagée dans une ligne du développement dialectique dans la « déstructuration et [la] restructuration d'équilibres relativement cohérents mais provisoires [où] le passage d'une cohérence à une autre implique une "crise" et la reconstruction de nouvelles formes de transaction (assimilation/accommodation) entre l'individu et son milieu social » (Dubar, 1991 : 29-30). Enfin, ce processus « ne se développe pas dans un vide culturel : il met en jeu des formes symboliques et des processus culturels. [La socialisation n'est pas] seulement un aspect du processus de développement individuel mais la clé de voûte de tout le fonctionnement social » (Dubar, 1991 : 33).

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