II. Affirmer une appartenance culturelle spécifique
2. La notion de répertoire langagier plurilingue
a) « bilingue » ou « plurilingue » ?
Les recherches sociolinguistiques sur le contact des langues se sont longtemps centrées sur le
« bilinguisme », comme l’indique très clairement le titre de l’ouvrage de Ludi et Py (1986)
« Etre bilingue » qui constitue un apport majeur dans la façon de penser le « bilinguisme et la
bilingualité » pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de référence (Hamers & Blanc, 1983).
Petit à petit, à la suite des travaux reliés à la didactique des langues – entre autres les travaux
de Coste (2001), Moore (2006) et Castellotti (2001) – le terme « bilingue » s’est effacé au
profit de celui de plurilingue (voire « bi-plurilingue » chez certains auteurs), le bilinguisme
étant considéré comme un cas particulier de plurilinguisme.
aspects linguistiques, prosodiques et kinésiques des conduites seraient intrinsèquement liées » (Colletta, 2004 : 105).
69 Soit, les enseignants, les orthophonistes, les ORL, etc. 70 cité par Marschark (Marschark, Convertino, & Larock, 2006).
71 Soit pour d’autres, la « culture sourde », cf les discussions de la précédente partie. 72
Ph. Sero-Guillaume (1996) remarque, très justement, que l’enfant sourd n’est que très rarement accueilli dans sa parole, tant la focalisation sur la forme (en général, dans l’espace scolaire, la forme que prend le français oral) empêche de considérer le dire et le vouloir signifier de l’enfant ; dans le même ordre d’idée, K. Heiling rappelle que cette focalisation du la forme, et spécialement en l’absence de langue gestuelle, interrompt le processus naturel d’interactions (Heiling, 1995).
L’intérêt de ce concept de « plurilinguisme » est, d’une part, qu’il intègre les dimensions
sociales et pragmatiques du langage et inclut des processus dynamiques d’utilisation des
langues ; d’autre part, qu’il est un concept clé du « cadre européen commun de référence pour
les langues » qui définit ainsi l’approche plurilingue :
L’approche plurilingue met l’accent sur le fait que, au fur et à mesure que l’expérience langagière d’un individu dans son contexte culturel s’étend de la langue familial à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes, il/elle ne classe pas ces langues et ces cultures dans des compartiments séparés, mais construit plutôt une compétence communicative à laquelle contribue toute connaissance et toute expérience des langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent (Conseil de l'Europe, 2005 : 11).
Même si, à l’évidence, la surdité présente un cas de plurilinguisme tout à fait particulier
(Millet, 1999), l’approche dynamique et sociale nous parait à même de rendre compte de
l’ensemble des compétences des enfants et jeunes adolescents sourds. Cette approche
novatrice dans le domaine de la surdité
73nous paraît être un outil précieux pour dépasser les
clivages et prendre en compte la « dynamique des répertoires » et l’ensemble des
« compétences communicatives » des jeunes sourds – deux autres concepts féconds de
l’approche plurilingue. Mais avant de les développer, nous souhaiterions dire en quoi cette
approche plurilingue nous parait, dans le cadre de la surdité, un nécessaire changement de
regard à opérer.
En effet, si, d’une manière générale, le terme « bilingue » reste encore rattaché à une
représentation née des premières définitions, à savoir que le sujet bilingue serait la somme de
deux monolinguismes, dans le cas de la surdité le mot « bilingue » est encore plus obscur, car
il renvoie souvent au choix d’éducation qui s’oppose à l’oralisme. Il s’agit alors de « méthode
d’éducation bilingue », expression dans laquelle le mot « bilingue » n’est d’ailleurs souvent
pas entendu, le mot entendu, du fait du filtre des représentations, liées à la bataille idéologique
évoquée plus haut, est « LSF »
74. Par ailleurs, il n’y a pas encore de « méthode bilingue » bien
établie pour l’éducation des jeunes sourds, et pour beaucoup le « bilinguisme » de l’enfant
sourd exclut la dimension orale de la langue et se doit de séparer les langues, leurs locuteurs
et leurs espaces, comme il était récemment conseillé dans un ouvrage consacré au
« bilinguisme »
75.
Ces conceptions sont à l’opposé de l’approche plurilingue : elles se font une conception
« idéale » du sujet bilingue (somme de deux monolinguismes), elles se représentent le contact
de langues comme un contact territorial (deux classes différentes), elles négligent les
dimensions dynamiques qui s’opèrent dans le parler des enfants sourds, au sein de leur
répertoire, et les interrelations qui se développent entre les compétences développées.
Ainsi, nous avons jusqu’ici utilisé – et nous continuerons d’utiliser – le terme « bilingue »,
parce qu’il s’est imposé depuis les premiers travaux de Bouvet (1989 [1982]) dans le champ
de la surdité. Cependant, nous considérons ce « bilinguisme sourd », comme un cas particulier
– et spécifique – de plurilinguisme, telle que nous venons de définir la notion.
73 Saskia Mugnier, dans son travail de thèse (2006), a commencé d’intégrer ces avancées sociodidactiques en direction des enfants sourds.
74
Dans les écoles et établissements du secondaire où cohabitent deux filières d’éducation, les filières ou les classes bilingues sont souvent appelées « classes ou filières LSF », certes ceci souligne que la LSF est absente des filières oralistes, mais ceci laisse supposer que la langue française n’aurait pas de place dans les filières « LSF ».