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CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES

1.4 La notion d’exotisme

L’attitude exotique a eu ses manifestations à toutes les époques62, mais c’est au XVIe siècle, dans le Quart livre de François Rabelais, que l’adjectif exotique est utilisé pour la première fois. À cette époque, contemporaine d’importants voyages d’exploration outremer, le terme « exotique » (du grec exôticos, « qui est étranger ou extérieur au sujet63 ») sert simplement à désigner les « productions du sol étranger64 ». Le terme passe dans l’usage courant au XVIIIe siècle, grande période d’expansion coloniale, où il s’applique encore à ce qui vient des pays

lointains, c’est-à-dire à tout ce qui est étranger à la personne qui le considère (aussi bien dire,

à l’Européen), sans toutefois impliquer un jugement de valeur. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on commence à employer le substantif exotisme, qui servira dès lors à décrire deux choses bien différentes : d’une part, ce qui revêt un caractère exotique, et d’autre part, le goût pour les choses exotiques65. Cet attrait pour l’étranger mènera, avant la fin du siècle, à une

61 Ibid., p. XIV, Sartre emploie cette expression pour qualifier la Négritude; mouvement qui réinvestit l’insulte

« nègre » en valorisant les spécificités du Noir et de sa culture. Sartre voit dans ce mouvement d’opposition au discours blanc le « temps faible d’une dialectique » (p. XLI) qui appelle à son propre dépassement.

62 Tzvetan Todorov remarque, dans Nous et les autres, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 356, que même Homère

aurait tenu des propos exotiques en glorifiant, par exemple, la population la plus éloignée à la connaissance des grecs, les Abioi, déclarant péremptoirement, dans le chant XIII de l’Iliade, que ceux-ci étaient «  les plus justes des hommes ».

63 Voir Anaïs Fléchet, « L’exotisme comme objet d’histoire », Hypothèses, no1, janvier 2007, p. 18. 64 Ibid., p. 19.

association féconde entre exotisme et érotisme, comme nous pouvons l’observer chez l’écrivain Pierre Loti 66. Avec Loti et son Roman d’un spahi (1881), dont l’action se déroule au Sénégal, la littérature dite exotique est à son apogée67. À partir de l’entre-deux-guerres, la vision idéalisante de l’ailleurs véhiculée par l’exotisme sera suspectée de trop bien s’accoler aux idéologies impériales et coloniales et perdra en crédibilité68. L’exotisme ne sera plus porté en étendard, excepté du côté de la paralittérature, qui fait ses choux gras des décors pittoresques servant à camper quelque aventure amoureuse ou policière. D’après Jean-Marc Moura, l’exotisme au XXe siècle se réduit, dans la majorité des cas, à quelques clichés et stéréotypes favorisant le divertissement du lectorat à travers des images convenues de « cocotiers [et de] sable chaud69 », où les aventures torrides sont souvent à l’honneur.

Afin de tracer les paramètres principaux de l’exotisme, Nathalie Schon retient les trois aspects suivants  : son caractère superficiel, éphémère et relatif à l’étrangeté70. Les deux premiers aspects, fortement reliés, s’expliquent du fait que l’exotisme relève d’un premier contact avec l’étranger : il est l’expression de premières impressions, qui sont faussées par tout un bagage de stéréotypes préexistants. Le regard exotique a tendance à « rater le ‘‘sérieux’’ et l’authenticité du drame (de l’autre) pour s’en tenir à une vision idyllique, superficielle71   ». Plutôt que de s’intéresser aux spécificités de celui qu’il a devant lui, l’observateur au regard exotique s’intéressera à l’autre comme partie d’un décor plaisant qui s’offre à la contemplation. Tzvetan Todorov remarque par ailleurs que l’exotisme relève d’une valorisation hâtive de l’Autre, qui n’est apprécié que parce qu’il est différent de soi72. Cette idéalisation de l’Autre mènerait à un refus de — voire un simple manque d’intérêt à — apprendre à le connaître vraiment73. Malgré

66 T. Todorov, op. cit., p. 416 .

67 Todorov relate que malgré le caractère « raciste et impérialiste, sexiste et sadique » du livre de Loti, ce dernier

sera désigné par l’Académie française comme « le plus jeune académicien de son histoire », Ibid., p. 425.

68 Voir Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, Paris, DUNOD, 1992, p.89. 69 Ibid., p. 85.

70 Voir Nathalie Schon, op. cit., p. 13.

71 René Ménil, Tracées. Identité, négritude, esthétique aux Antilles, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 18.

72 Selon Nathalie Schon, op. cit., p. 15, l’Autre est souvent valorisé par le regard exotique parce qu’il est associé à

la Nature et hâtivement identifié comme amoral, puisqu’éloigné de la civilisation occidentale. Cette façon de concevoir l’étranger dans la culture européenne est évidemment tributaire du Discours sur l’origine et les

fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) de Jean-Jacques Rousseau.

tout, ces conceptions idylliques de l’Ailleurs et de l’Autre ne survivent pas à un examen plus approfondi, ce pour quoi l’impression exotique ne peut durer qu’un temps, et sera nécessairement battue en brèche par la connaissance de l’Autre — si tant est que le contact dure suffisamment longtemps pour parvenir à cette connaissance.

Aux spécifications que nous venons d’apporter sur l’exotisme, nous pouvons ajouter que l’étrangeté dont il est question dans la définition de Schon décrit une logique d’opposition entre du même (familier) et du différent (étranger), entendu dans les définitions les plus courantes comme une distinction topologique entre un ici (endogène) et un là-bas (exogène)74. Nous observerons — notamment avec l’auto-exotisme — que ce régime d’oppositions n’est pas nécessairement lié au voyage ou au déplacement, et peut aussi refléter des relations entre deux cultures cohabitant ou ayant cohabité. L’Autre, dont les différences sont accentuées (contraste externe), est également représenté par des images clivées (contraste interne) : « l’exotisme dessine [...] un monde de contrastes où la beauté et la mort se côtoient75  ». Nous observerons cette tension entre des données apparemment contradictoires au chapitre suivant, où nous verrons comment des images radicalement opposées à l’égard d’un groupe peuvent participer simultanément d’un même imaginaire exotique (par exemple, l’image du « Noir enfant » et de « l’Africain cannibale »).

Retenons, enfin, que l’exotisme décrit soit certains contenus, soit un mode de relation à l’autre, traduisant des émotions (fascination, peur, mépris) devant l’étrangeté. De ce fait, il s’apparente à la notion de stéréotype, que nous avons également pu décliner en deux axes, soit les contenus stéréotypés, et le processus de généralisation permettant d’appréhender l’inconnu. Les deux notions, pareillement affublées à notre époque d’un préjugé dépréciatif, véhiculent des images auxquelles la justesse fait souvent défaut, mais mettent néanmoins à jour des raccourcis de pensée porteurs d’information sur une certaine conception du monde (qu’elle soit subjective et originale, ou passée dans l’usage courant et partagée par le plus grand nombre).

74 Voir N. Schon, op. cit., p. 13-15. 75 A. Fléchet, loc. cit., p. 23.