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CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES

1.3 Dérider, déjouer, dépasser le stéréotype 

Pour les théoriciens du stéréotype dont les travaux nous servent d’assise, existe-t-il une telle chose que cet « au-delà du stéréotype50 » annoncé par certains critiques ? Pour Jean-Louis Dufays, la reprise ludique ou ironique du stéréotype va à l’encontre de sa propre valeur répétitive et permettrait, grâce au changement de registre, d’ébranler l’autorité de l’argument répété et d’instaurer le doute quant à sa crédibilité51. Alain Goulet partage cette vision lorsqu’il affirme : « [e]n soi, le stéréotype est signe de mort. Mais utilisé ironiquement dans un ensemble textuel, il signale une prise de distance et ouvre donc sur de la

46 J-L Dufays, op. cit., p. 267. 47 Ibid., p. 278.

48 Mark T. Humphriest, loc. cit., p. 158.

49 Voir Daniel Coleman, «  How to Make Love to a Discursive Genealogy : Dany Laferrière’s Metaparody of

Racialized Sexuality », dans Masculine Migrations : Reading the Postcolonial Male in ‘’New Canadian’’ Narratives, Toronto, University of Toronto Press, 1998, p. 65.

50 Sébastien Sacré, «  Fantasme et sexualité dans les littératures caribéennes francophones : des dangers du

stéréotype aux transformations mythiques », Présence francophone, n.72, 2009, p. 150.

conscience, de la différence, et de la vie52 ». À l’opposé, Roland Barthes voit au sein même de chaque signe langagier le spectre du stéréotype, auquel on ne pourrait échapper  : «  en chaque signe dort ce monstre  : un stéréotype 53   ». Pour Barthes, il n’existe donc pas de valence positive, pas d’ouverture possible dans le pacte mortel que sign(ifi)e le stéréotype.

À la conception barthésienne du stéréotype comme «  monstre  », nous préférons les propositions d’Isabelle Rieusset-Lemarié et de Mireille Rosello, qui considèrent dans un premier temps la possibilité de créer du nouveau discours dans les fissures de l’ancien, mais reconnaissent les limites de ce dépassement. Rieusset-Lemarié remarque que ce nouveau discours, issu par exemple du registre parodique, est en soi un «  contre-stéréotype- stéréotype54 », qui non seulement s’inscrit dans la trace de l’ancien (en ce qu’il se positionne par rapport à lui et donc ne l’efface pas), mais risque aussi de devenir partie prenante d’une nouvelle doxa, d’un nouveau stéréotype. Pour Rosello aussi, il n’y a pas moyen de modifier le stéréotype sans le réitérer en un premier lieu, ce qui impliquerait inévitablement un moment de soumission à ce dernier, car participer d’un stéréotype ne nécessiterait pas de lui accorder un crédit particulier, mais simplement de le reconnaître : « a stereotype can implicate us as participants not in a community (as insiders or outsiders) but simply in the knowledge that the community is familiar with certain gender roles, ethnic roles, professional roles, class consciousness and so on55   ». De ce point de vue, il semble impossible d’échapper au stéréotype.

À défaut d’une solution miracle contre le stéréotype, Mireille Rosello invite à le décliner, geste qui peut être compris de deux manières. D’abord, Rosello affirme qu’on ne peut s’opposer avec succès au stéréotype en un simple geste de réfutation, puisque celui-ci est composé d’un « built-in antidote56 » : chacune des oppositions que nous lui adressons ne parvient qu’à le ramener à la surface et le mettre encore plus en évidence. Ainsi, il serait parfois plus sage

52 Alain Goulet (dir.) Le stéréotype : crise et transformations, Colloque de Cerisy-la-Salle, 7-10 octobre 1993,

Presses Universitaires de Caen, 1994, p. 7.

53 Roland Barthes, Leçon, Éditions du Seuil, 1978, p. 15.

54 Isabelle Rieusset-Lemarié, « Introduction », dans A. Goulet, op. cit., p. 11. 55 Mireille Rosello, op. cit., p. 15.

de ne tout simplement pas réagir au stéréotype ; décliner le stéréotype est alors un geste de réfutation passive, un refus conscient de lui accorder du crédit. La deuxième acception de

décliner (le verbe revêt les mêmes connotations en anglais qu’en français) est plus ambiguë

et implique d’énoncer les différentes formes possibles d’un stéréotype (ou, selon la nomenclature de Dufays, d’en varier les registres d’énonciation), dans le but d’en montrer la relativité et ainsi tenter de le rendre moins dangereux. En somme, la déclination/déclinaison qui serait la position idéale à maintenir à l’égard du stéréotype selon Mireille Rosello est caractérisée par « an ambiguous gesture of refusal and participation at the same time. The trace left by the declining posture is a complex piece of writing where both the stereotype and its critique cohabit so intimately that no safe barrier can be erected between the two57 ». Cette position passe donc par la mise en évidence du caractère réversible des stéréotypes dont faisait mention Dufays dans ses différents modes de distanciation, de même que par une utilisation des stéréotypes au troisième degré, où on ne peut déterminer définitivement la position se dégageant de l’ensemble du texte.

Quoique la position décrite par Rosello ne constitue pas une victoire décisive à l’encontre du stéréotype, on peut affirmer avec Laurent Jenny que « ces vieux discours injectent toute leur force de stéréotype à la parole qui les contredit, ils la dynamisent58 », ce que Rosello met en évidence en donnant l’exemple du discours de la Négritude et des propos de Senghor sur la

beauté de l’âme nègre, rebattus par certains pour n’être que l’inversion de stéréotypes plus

anciens. Rosello remarque, à l’égard de ces critiques : « of course, they were right. But they sometimes failed to acknowledge the necessary mimetic energy of all counterstereotyping narratives59  ». L’inversion du stéréotype — de même que l’ensemble des pistes proposées précédemment pour se distancier du stéréotype — est insuffisante, lacunaire, elle est (et ne peut être que) « pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière60 » comme le mentionne Jean-Paul Sartre à propos de la Négritude. Tout comme le 57 Ibid., p. 13.

58Laurent Jenny, «  La stratégie de la forme  », 1976  ; cité par Véronique Porra dans «  Rupture dans la

postcolonie? », Voyages à l’envers. Formes et figures de l’exotisme dans les littératures post-coloniales francophones, sous la direction de Silke Segler-Messner, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, p. 40.

59 Mireille Rosello, op. cit., p.5.

60 Jean-Paul Sartre, « Orphée Noir », préface de Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et

«  racisme antiraciste61  », le contre-stéréotype-stéréotype est un processus dont la fin est insatisfaisante (pourquoi se réjouirait-on des nouveaux stéréotypes, aussi menaçants, venus remplacer les anciens ?), mais le cheminement, même s’il ne mène à rien de radicalement nouveau, est en soi une manifestation de l’insatisfaction face aux idéologies dominantes et reflète un désir de mouvement au sein des mentalités, ce qui est déjà considérable. En regard des propos des différents théoriciens, le dépassement du stéréotype sera considéré comme une chimère ; il ne sera tout simplement pas envisageable. Ce qui nous intéressera se situera donc dans la relation entre le stéréotype et son contre-stéréotype-stéréotype, plutôt que dans son hypothétique — et difficilement envisageable — « au-delà ».