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La sexualité du Noir dans l’imaginaire du Blanc

2.3 Forger son identité dans le sillage de la domination blanche

Frantz Fanon et Albert Memmi s’entendent sur le fait que l’une des grandes aberrations du régime colonial est d’avoir convaincu les colonisés qu’ils étaient quelque chose qui, dans les faits, était une vision façonnée par le Blanc et pour le Blanc. Memmi exprime le phénomène de façon très juste :

Confronté en constance avec cette image de lui-même, proposée, imposée dans les institutions comme dans tout contact humain, comment n’y réagirait-il pas? Elle ne peut lui demeurer indifférente et plaquée sur lui de l’extérieur, comme une insulte qui vole avec le

160 Abbé Raynal, cité par S. Bilé, op. cit., p. 36.

161 C. von Linné, Système de la Nature, 1735, reformulé par E. Dorlin et Myriam Paris, loc. cit., p. 109. 162 Ibid., p. 104.

163 S. Mills, « Post-colonial feminist theory » (1998), citée par Émeline Pierre, Le caractère subversif de la femme

antillaise dans un contexte (post)colonial, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 42.

vent. Il finit par la reconnaître, tel un sobriquet détesté mais devenu un signal familier. L’accusation le trouble, l’inquiète d’autant plus qu’il admire et craint son puissant accusateur. N’a-t-il pas un peu raison? murmure-t-il. Ne sommes-nous pas tout de même un peu coupables? [...] Ce mécanisme n’est pas inconnu : c’est une mystification. 165

Mystification, puisque le Noir changera sa façon d’être et d’appréhender le monde en fonction de ce qui lui a été inculqué par le Blanc, à savoir qu’il est paresseux, sauvage et bête ; Serge Bilé considère même que la plupart des hommes noirs ont fini par se convaincre qu’ils étaient supérieurs aux Blancs en ce qui a trait à la sexualité166 et ce, malgré l’origine pour le moins humiliante d’un tel stéréotype, qui a servi à animaliser et rejeter le Noir. Non seulement le Noir est privé de la parole, privé de son propre droit de regard, mais en plus, il en vient à douter de sa propre identité, à se laisser déterminer. Reprenant les idées de Fanon, Bhabha note  : «  [l]es yeux de l’homme blanc démembrent le corps noir, et par cet acte de violence épistémique, son propre cadre de référence se trouve transgressé, son champ de vision perturbé167 ». Il le démembre, oui ; tantôt littéralement, tantôt en modelant selon ses désirs son corps et sa personnalité, profitant des morceaux qui l’intéressent et rejetant les autres sans plus d’égards. Victime d’une « expropriation mentale, [...]culturelle, [...]affective et sexuelle, [...]matérielle et [...]physique168  », le Noir regarde ce que l’autre a fait de lui, et il commence à y croire ; c’est là que se joue, pour Fanon et Memmi, le drame du colonisé. Le Noir se met à agir comme on s’attend à ce qu’il le fasse, ce qui confirme l’idée qu’on se fait de lui ; il s’agit d’un autre cas où, comme le remarque Jan Nederveen Pieterse, les stéréotypes « function as self-fulfilling prophecies169 ».

Les impacts concrets du colonialisme et de la dépossession — de leur propre corps, de leur autonomie, de leur partenaire — encourue par les anciens esclaves se manifestent notamment par une attitude « d’irresponsabilité170 » des Antillais par rapport à leur propre famille. Selon l’écrivaine Maryse Condé, comme dans la relation maître-esclave, les hommes

165 A. Memmi, op. cit., p.106. 166 Voir S. Bilé, op. cit., p. 105. 167 H. Bhabha, op. cit., p. 88. 168 N. Schon, op. cit., p. 34-35. 169 J. N. Pieterse, op. cit., p. 11.

antillais auraient tendance à être traités comme des enfants par leurs mères, auxquelles ils sont très attachés, ce qui les mènerait à entretenir des relations « immature[s]171 » avec les autres femmes. Les hommes caribéens auraient ainsi tendance à fuir les responsabilités paternelles et à affirmer leur virilité bafouée en multipliant leurs partenaires sexuels172. Tandis que cette liberté sexuelle des hommes semble admise dans l’idéologie populaire, l’attitude attendue des femmes est toute autre : celle-ci est « femme matador173 » ou « poto mitan174 » ; on s’attend d’elle à ce qu’elle entretienne une relation monogame avec son mari et qu’elle s’occupe de toutes les affaires du foyer. Ainsi, il existe dans les Antilles un « stereotype of the ‘‘strong’’ woman and the ‘‘weak’’ men175 » repris dans les textes de nombreux auteurs (surtout féminins). Comme la masculinité caribéenne repose sur l’habileté à séduire de nombreuses femmes, les hommes seraient très enclins à raconter leurs aventures sexuelles, afin d’alimenter leur réputation176. Or, s’ils adoptent cette attitude avec les conquêtes insignifiantes, ils sont pourtant discrets sur leur relation intime avec leur partenaire sérieuse177, ce qui alimente la représentation dichotomique de la femme comme mère ou comme partenaire sexuelle. Ainsi, la mère est généralement décrite comme forte et respectable, tandis que la partenaire à séduire est un fruit à dévorer178 ou une adversaire à abattre179. Un autre pendant de cette reprise de pouvoir de l’homme antillais par le biais de ses conquêtes sexuelles est l’homophobie, qui extrêmement prégnante auprès de la gent masculine. Ce type de relations, tantôt ignoré, tantôt sanctionné par des manifestations haineuses ou des menaces de mort, est « associé à une inversion des genres et, partant, à un

171 B. Thomas, op. cit., p. 46. 172 Ibid., p. 11-12.

173 Ibid., p. 15.

174 C. Charles, «  Popular Imageries of Gender and Sexuality : Poor and Working-Class Haitian Women’s

Discourses on the Use of Their Bodies », dans L. Lewis (dir.), op. cit., p. 176.

175 B. Thomas, op. cit., p. 14.

176 En entrevue avec Bernard Magnier, Dany Laferrière propose toutefois que ces récits ne sont, du moins à Port-

au-Prince, que de pures fabulations, puisqu’il serait de toute façon quasi impossible de trouver le moindre espace où avoir de rocambolesques aventures sexuelles : «  [c]haque matin, dans les bureaux des différents ministères, les types racontent leurs exploits fictifs de la nuit précédente. Chacun sait que l’autre ment mais, quand tout le monde ment, n’est-ce pas d’une certaine manière une certaine forme de vérité? » (JCV : 226).

177 Voir S. Mulot, op. cit., p. 120-121. 178 Voir J.-C. Charles, op. cit., p. 176. 179 Voir S. Mulot, loc. cit., p. 121.

risque de perte de virilité, donc de pouvoir180 » ; il n’est donc pas étonnant de ne retrouver que très peu de relations homosexuelles dans les littératures antillaises181.

Adoptant l’échelle de valeurs du Blanc, le Noir cherche à se blanchir, afin de gagner en dignité. Nathalie Schon remarque que « l’acquisition d’une identité dans la société antillaise paraît passer par la conquête du statut de planteur et par l’adoption de sa culture182  ». Comme l’acquisition de cette position sociale ne peut que fort difficilement s’obtenir sur le plan littéral, Fanon propose que le Noir arrive à se rapprocher de la position convoitée en ayant des relations sexuelles avec la femme blanche (qui est toujours, dans l’imaginaire, la femme du planteur). Aussi, écrit-il : «  [d]ans ces seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes183 ». Or, il s’avère que cette « vengeance » n’est pas uniquement celle du Noir, mais également celle de la Blanche, puisque chacun des deux partenaires se libère, par cette union « scandaleuse », du joug de l’homme ou du Blanc, qui cherche à le contrôler dans toutes ses actions (notamment sexuelles)184, ce qui expliquerait qu’un si grand nombre de femmes auteurs ait choisi de mettre en scène ce type de couple, dès les années 1920185. Malgré tout, les représentations du couple Blanche/Noir, nommé par Roger Little « couple domino186 », sont pour la plupart pessimistes, et présentent le plus souvent une fin tragique. Or,

l’idée que les hommes esclaves aient pu conquérir des femmes blanches ouvre une brèche dans l’entreprise de castration et de dévirilisation, qui laisse croire aux hommes antillais contemporains qu’ils peuvent restaurer là aussi leur identité virile.187

Du point de vue du Blanc, ce moyen de réhabilitation peut sembler confirmer le stéréotype de l’homme noir avide de chair blanche ; c’est peut-être ce qui explique que les auteurs

180 C. Broqua et F. Eboko, « La fabrique des identités sexuelles », Autrepart, no49, 2009, p. 5-6.

181 Nous reviendrons sur la question de l’homosexualité lorsque nous traiterons de la nouvelle « Blues pour une

tasse de thé vert » de René Depestre.

182 N. Schon, op. cit., p. 35. 183 F. Fanon, op. cit., p. 51. 184 Voir R. Little, op. cit., p. 4. 185 Voir Ibid., p. 5-8.

186 Ibid., p.6 et suiv. 187 S. Mulot, loc. cit., p. 126.

antillais ne l’aient utilisé qu’avec parcimonie dans leurs œuvres littéraires188. Pourtant, nous aurons l’occasion d’observer que le «  couple domino  » est très présent chez Depestre et Laferrière ; la plupart du temps, la femme blanche sera à portée de main pour les narrateurs des nouvelles que nous allons étudier, ce qui leur permettra de rétablir leur image virile entre les bras de celle qui a supposément constitué le fantasme de tous les Noirs. L’homme noir, réduit dans la vision héritée du colonialisme à son membre viril — son pénis étant tantôt l’objet de craintes démesurées, tantôt utilisé comme un accessoire commode — se servira paradoxalement de sa sexualité afin de rétablir sa place au monde.

CHAPITRE 3

DU BON USAGE DES STÉRÉOTYPES CHEZ RENÉ DEPESTRE ET DANY LAFERRIÈRE