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La nature des ressources

Dans le document Approche sociologique de la justice sociale (Page 103-107)

SECTION I. APPROCHES CONTEXTUELLES

4. La nature des ressources

Toujours parmi les facteurs contextuels, un certain nombre d'auteurs se sont intéressés à la manière dont la nature des ressources distribuées pouvait influencer le choix de telle ou telle norme de justice.

C'est bien sûr chez Michael Walzer que l'on trouve l'élaboration la plus systématique de cette problématique. La proposition majeure de Walzer est que «les distributions sont structurées en fonction des conceptions partagées de ce que sont les biens et d'à quoi ils servent » (1983 : 7)

Au centre des représentations de la justice dans la société américaine, il y a donc ce qu'il appelle une «théorie des biens ». Celle-ci s'articule autour de six propositions de base (1983 : 7-10) :

- les biens sont des objets sociaux par nature : « Les biens, à travers le monde, ont des significations partagées parce que la conception et la création sont des processus sociaux ».

- l'identité même des personnes se définit dans la fabrication, la possession et l'usage des biens ;

- la définition de ce qui est un bien, et de l'importance relative des différents biens est fondamentalement relative et dépendante de la culture : "Il n'y a pas d'ensemble unique de biens primaires ou de base qui soit concevable à travers tous les mondes matériels et moraux (...) »59

- à chaque type de bien - selon la culture spécifique considérée - correspond une règle de distribution particulière : «Toutes les distributions sont justes ou injustes relativement aux significations sociales des biens considérés».

- il n'y a pas de distribution juste ou injuste «dans l'absolu» puisque les significations sociales des biens changent avec le temps, et donc aussi les critères de distribution.

- l'intuition fondamentale est l'autonomie des sphères : c'est, pourrait-on dire, la définition même de la justice dans une société complexe ou coexistent des biens de signification différente.

Une société juste est donc celle qui respecte l'autonomie des sphères distributives : à chaque «sphère » (chaque type de bien) doit correspondre un critère de distribution qui est lui-même déterminé par la signification que la communauté attribue au bien. Cette autonomie est ce que Walzer appelle «l’égalité complexe » et qui est pour lui l'opposé de la «tyrannie ».

L'égalité complexe ne s'oppose pas à ce que, dans certaines sphères, les biens soient éventuellement répartis de manière fort inégale (situation que Walzer qualifie de «Monopole»). Par contre, l'égalité complexe interdit qu'un bien devienne «dominant», c'est-à-dire que sa possession engendre des effets sur toutes les autres sphères distributives, ce qui nie leur autonomie et aboutit inévitablement à la tyrannie. La tyrannie peut s'appuyer sur différents biens dominants : «dans une société capitaliste, le capital est dominant et aisément convertible en prestige et en pouvoir ; dans une technocratie, c'est le savoir technologique qui joue le même rôle» (1983 : 11).

C'est donc la dominance qui produit la tyrannie et le monopole (l'inégalité de la répartition) reste acceptable pour autant qu'il n'y ait pas convertibilité entre les sphères. La société «égalitaire complexe» est une société dans laquelle «différents biens sociaux sont détenus de manière monopolistique» mais «dans laquelle aucun bien

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Pour comprendre cette proposition particulière, il faut à nouveau renvoyer à Rawls, qui sert de «référence » à la plupart des auteurs ayant écrit après lui. Rawls, rappelons-le, est préoccupé uniquement des «structures de base » de la société, et non pas de la distribution spécifique des multiples biens qu’une société est susceptible de distribuer. Pour lui, certains biens sont «premiers » en ce sens que la multitude des biens et services concrets n’a pour utilité que de favoriser l’acquisition de ces biens premiers. Ceux-ci sont, pour faire simple : les libertés individuelles, le droit de choisir son occupation (dans le cadre des «opportunités » disponibles), l’accès égal aux fonctions publiques, le revenu, et les bases du «respect de soi ». Walzer, au contraire, pense que la typologie des différents biens est toujours une construction culturelle spécifique à une communauté donnée, et qu’il n’y a donc pas d’ensemble de «biens premiers » qui vaudraient pour toute société.

particulier n'est généralement convertible». Dans une société de ce type, «Bien qu'il y ait de multiples petites inégalités, l'inégalité ne sera pas multipliée par le processus de conversion. Elle ne sera pas non plus additionnée à travers les différents biens parce que l'autonomie des distributions tendra à produire une grande variété de monopoles locaux, détenus par différents groupes d'hommes et de femmes» (1983 : 17).

A partir de cette théorie de base, Walzer avance une série de propositions, souvent subtiles, sur la manière dont la «signification » des différentes sphères distributives façonne leur mode de distribution. Ainsi, le libre échange par l'intermédiaire du marché est le mode normal de distribution des marchandises. (1983 : 95-128). Encore faut-il s'entendre sur ce qu'est une marchandise. De nombreux biens distribués par une société ne sont pas des marchandises et ne peuvent donc être achetés et vendus : les êtres humains, le pouvoir politique, la justice criminelle, les libertés fondamentales, les droits au mariage et à la procréation, le droit de quitter la communauté politique, etc. (1983 : 100-102).

Discutant par exemple la conscription militaire instaurée en 1863 aux Etats- Unis, il tente de montrer que la charge du service militaire ne peut être «rachetée» parce que «l'Etat ne pouvait pas imposer un travail dangereux à certains de ses citoyens et en exempter d'autres pour une somme d'argent. Cette affirmation était en résonance avec le sentiment profond de ce que signifiait être un citoyen de l'Etat - ou plus exactement de cet Etat, les Etats-Unis en 1863». Et l'auteur ajoute de manière significative : «C'était une affirmation légitime, je pense, même contre l'avis d'une majorité de citoyens, car ils pouvaient très bien s'être mépris sur la logique de leurs propres institutions ou ne pas réussir à appliquer de manière conséquente les principes qu'ils professaient» (1983 : 99).

De manière plus précisément empirique que Walzer, un certain nombre d'autres auteurs ont insisté sur la relation entre nature des ressources et normes de justice choisies.

Törnblom et Foa (1983) ont recensé six études du début des années 80, qui tentaient d'examiner simultanément les effets du contexte, du type de ressources, de la nationalité des sujets et de leur origine sociale sur la préférence pour une norme de contribution («équité»), d'égalité ou de besoin.

Six types de ressources apparaissent à travers les diverses études : l'amour, le statut, l'information, l'argent, les biens et les services. Par ailleurs, ces ressources doivent être distribuées dans trois «contextes relationnels» conçus pour reprendre la typologie de Deutsch (voir supra) : les groupes à orientation «intrinsèque» (le maintien de relations agréables) les groupes à orientation «économique» (coopération productive) et les groupes à orientation «soutenante» («caring»). Les enquêtes sous revue ne sont que très partiellement comparables : elles concernent trois pays

différents (Etats-Unis, Allemagne, Suède), des groupes de statut social assez divers (étudiants, employeurs, travailleurs sociaux, syndicalistes) et des conditions d'enquête hétérogènes. En dépit de ces difficultés, les auteurs s'efforcent de dégager une synthèse globale des relations entre nature des ressources et normes de justice préférentiellement choisies : «L'égalité est la règle préférée pour l'attribution de l'amour dans quatre de nos sept échantillons. La règle de contribution reçoit le soutien le plus élevé (six échantillons sur huit) lorsque c'est le statut qui est concerné. Le score est à peu près égal entre égalité et besoin pour l'information, tandis que l'égalité est préférée pour les biens et services. L'égalité et la (règle de) contribution sont à peu près également appropriés pour l'argent» (1983 : 165).

Ce qui précède montre que la relation normes/ressources ne tient que de manière approximative. Törnblom et Foa ont essayé de réduire la difficulté en proposant une relation entre types de ressource et types de contextes relationnels : les ressources «particularistes» (amour, statut et services) étant échangées dans des relations plutôt intimes et les ressources «universalistes» (argent, biens matériels et information) étant échangées dans des contextes plutôt instrumentaux et impersonnels, les premières favoriseraient plutôt la règle d'égalité et les secondes la règle de contribution.

Mais même ainsi, l'influence du statut social des répondants ou des «idiosyncrasies» culturelles reste impossible à éliminer.

Revenant sur le problème neuf ans plus tard, Kjell Törnblom (1992 : 214) semble considérer que le traitement de la question a relativement peu progressé. Dans ce texte, l'auteur introduit toutefois une nouvelle dimension qui n'était guère présente dans la «revue» de 1983 : la manière dont le principe de justice retenu peut être influencé par la nature positive ou négative du bien en question. Il défend l'idée que les normes de justice en matière de distribution de ressources négatives (charges ou punitions) sont souvent différentes des normes pour la distribution de biens ou services.

Passant en revue une série d'études menées au cours des deux décennies précédentes, il relève d'abord des résultats convergents montrant que les informations et expériences négatives tendent à peser plus lourdement dans la formation des attitudes et croyances que les informations et expériences positives. Par contre, les études tentant d'associer le choix d'une norme de justice au «signe» des ressources lui paraissent beaucoup moins concluantes parce qu'elles sont trop peu nombreuses et menées dans des conditions trop divergentes.

Törnblom suggère qu'il y a là un paradoxe : les sociétés occidentales sont de plus en plus confrontées à des problèmes de répartition de charges ou de restrictions. Si l'on accepte l'idée d'une possible asymétrie dans le choix des règles selon qu'il s'agit

de répartir des coûts ou des bénéfices, alors le problème soulevé par Törnblom devient capital pour la compréhension des croyances normatives dans la société contemporaine.

L'intérêt de poursuivre les recherches dans ce sens est d'autant plus évident que, de son côté, la psychologie économique a mis en évidence que dans un certain nombre de cas, les préférences des acteurs ne sont pas symétriques : il existe une «aversion pour la perte», c'est-à-dire une perception différente de la valeur d'une ressource selon qu'on la possède déjà ou que l'on envisage de l'acquérir. Cette constatation sera discutée dans le cadre de la section suivante.

Dans le document Approche sociologique de la justice sociale (Page 103-107)