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La nature des acteurs

Dans le document Approche sociologique de la justice sociale (Page 96-100)

SECTION I. APPROCHES CONTEXTUELLES

1. La nature des acteurs

Jean Kellerhals et al. (1993) ont étudié à partir d'une méthode de scénarios la manière dont la «morale du contrat» s'inscrit dans les opinions populaires sur la justice. Ils ont ainsi mis en évidence trois «figures» ou conceptions du contrat :

- le «providentialisme» met surtout l'accent sur la protection inconditionnelle de la partie contractante la plus faible ;

- le «finalisme» se centre sur l'évaluation des conséquences réelles du contrat pour les deux parties et fait en quelque sorte primer la valeur réelle des choses échangées sur la volonté formelle des contractants.

- Enfin, la dernière figure, le «volontarisme» accorde la primauté à la libre volonté des parties sur toute considération de conséquences. Dans cette conception, la convention prime le fait, pourrait-on dire.

Or, il ressort de cette étude que la conception du contrat qui va s’imposer dépend en partie de la nature des contractants : «(...) il apparaît que lorsque le contrat lie deux individus, deux personnes physiques, on tend à juger de sa validité selon un point de vue volontariste ; lorsque, au contraire, un individu échange avec une organisation comparativement plus puissante ou avec une société anonyme ou une collectivité de droit public, les jugements penchent en faveur du providentialisme et du finalisme, c'est-à-dire de morales protégeant l'individu» (93 : 144-145).

Dans le cas des relations entre individus et institutions - qui tendent à devenir de plus en plus nombreuses -, la conception populaire de la justice tend donc à intégrer la différence des rapports de force56 et à protéger de manière systématique le plus faible.

Dans un ordre d'idées assez proche, Jean Kellerhals, Josette Coenen-Huther et Marianne Modak (1988) mettent en évidence «l’existence d'une relation assez nette entre l'éventuel caractère abstrait et collectif de l'instance qui alloue et la revendication d'une norme de besoin : moins la première est connue (comme c'est le cas de l'Etat, des grands magasins, des régies publiques, etc.), plus on estime ses ressources infinies et plus, en conséquence, le besoin semble pouvoir être satisfait » (1988 : 54-55). C'est un point dont les conséquences ne sauraient évidemment être sous-estimées dans le cadre des sociétés contemporaines, comme on le discutera un peu plus bas.

On retrouve, mais de manière allusive, la même influence de la nature des acteurs dans certaines études récentes sur la manière dont les normes de justice peuvent influencer le comportement des firmes et des consommateurs sur le marché. Ainsi, Kahneman, Knetsch et Thaler (1986b) ont réalisé une série d'interviews téléphoniques avec notamment comme objectif de vérifier dans quelle mesure un vendeur sera considéré comme «moralement » contraint de répercuter dans son prix de vente une baisse de ses coûts. Dans un des scénarios proposés, il s'agit de déterminer le prix de vente «juste » (fair) d'une table dont le coût de production a baissé de vingt dollars. Les scénarios proposés différaient notamment quant à la nature du vendeur : une usine, un artisan, un grossiste, un grand magasin. Dans les quatre conditions, les

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A quoi il faut ajouter, sans doute, que les contrats avec les institutions sont souvent d'une nature particulière : ce sont pour la plupart des «contrats d'adhésion», c'est-à-dire que la partie «cliente» a simplement le choix de contracter ou non, mais sans possibilité de discuter les termes du contrat.

répondants estiment majoritairement que la firme a le droit de conserver pour elle le bénéfice supplémentaire. Toutefois, cette majorité est sensiblement plus nette dans le cas de l'artisan et les auteurs attribuent cette différence à la taille de la firme (1986b : s293-s294).

Ces travaux ont eu des précurseurs. Dans une étude pionnière, Erwin Smigel (1956) avait déjà analysé la manière dont la réprobation du vol dépendait de la nature de la victime. Les répondants étaient ainsi amenés à exprimer leur attitude à l'égard du vol selon que celui-ci avait pour victime de petits commerçants (Small Business), de grandes entreprises (Large Business) ou l'Etat (Government).

Dans la première partie de l'étude, les personnes interrogées devaient simplement exprimer l'intensité de leur réprobation. Si l'approbation du vol est virtuellement nulle quelle que soit la victime, en revanche, léser les petits commerçants apparaît en moyenne comme plus condamnable que voler les grandes entreprises ou le gouvernement (1956 : 322).

Dans une deuxième condition, il s'agissait de mettre les sujets de l'enquête dans une situation de choix forcé : s'ils étaient contraints de voler, quelle victime choisiraient-ils préférentiellement ?

Pour 212 interviewés57, les «victimes préférentielles » se répartissent comme suit : 102 «préfèrent » voler les grandes entreprises, 53, le gouvernement et 10, les petits commerçants.

Ce sont les raisons évoquées pour ces différentes préférences qui se révèlent particulièrement intéressantes. Smigel montre que celles-ci suivent principalement deux lignes d'argumentation : celle du moindre risque et celle du moindre mal. Ceux qui choisiraient de voler plutôt les petits commerçants évoquent la première raison : le risque encouru leur paraît moins grand, alors qu'ils craignent la capacité de rétorsion des grandes entreprises ou des pouvoirs publics. A l'inverse, ceux qui choisissent les grandes firmes ou l'Etat estiment qu'il s'agit là d'un moindre mal.

Mais la notion de «moindre mal » varie. La taille et la relative impersonnalité sont des caractéristiques aussi bien de l'Etat que de la grande entreprise. Par contre, l'argent de l'Etat est considéré comme celui de tous. Toutefois, ce dernier argument peut être interprété de deux manières opposées : soit «voler l'Etat, ce n'est que récupérer ce qui nous appartient» ou au contraire : « voler l'Etat, c'est se voler soi- même ». Selon l'une ou l'autre de ces interprétations, la victime «préférentielle » change.

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Compte tenu que plus de trois décennies séparent l'étude de Smigel, d'un côté, de celles de Kellerhals ou de Kahneman, Knetsch et Thaler, de l'autre, la persistance des différences dans les conceptions du juste selon que l'on a affaire à un acteur individuel ou a un acteur institutionnel n'en est que plus remarquable. On a déjà évoqué cette problématique lors de la discussion sur l’idée de rareté (voir premiière partie) : une des raisons pour lesquelles la plupart des gens ont du mal à accepter la légitimité de cette idée de rareté, c’est l’attribution d’une sorte de «toute-puissance » à l’Etat. C’est bien l’idée implicite qu’exprime l’idée de «L’Etat-Providence ». On voit bien ici le danger pour la construction d’une solidarité sociale exclusivement appuyée sur des dispositifs publics : cette solidarité tend à s’effriter au fil du temps parce que les membres de la société tendent à oublier que derrière la solidarité étatique se déploie un compromis entre citoyens. C’est ce qu’exprime, par exemple, Pierre Reman : « En matière de solidarité, et même si l'image est moins belle, c'est de société de transferts plutôt d'Etat-Providence qu'il faut parler car dans ce domaine, il constitue un écran entre les individus et eux-mêmes qui ne réalisent pas à quel point, l'Etat, c'est eux »58. Dans la même logique, Pierre Rosanvallon (1981, 1995), insiste sur la perte progressive de légitimité de l'Etat-Providence, qui s'est constitué «à chaud », dans la foulée de ce qui apparaissait, après la seconde guerre mondiale, comme une «renégociation du contrat social », mais qui s'est développé «à froid », en dehors de nouvelles mobilisations. Enfin, on peut citer les études des psychologues du comportement économique (Furnham et Lewis, 1986 ; Lewis, 1990) lorsqu'ils se posent la question de la perception de la connexion fiscale, c'est-à-dire du lien entre recettes et dépenses de l'Etat.

Dans tous ces cas, on peut voir à l’oeuvre le mécanisme fondamental mis en évidence par Smigel, par Kellerhals ou par Kahneman, Knetsch et Thaler : le «providentialisme », qui tend à décharger le citoyen d’une part essentielle de sa responsabilité à l’écart d’une institution jugée à la fois puissante et lointaine. Mais bien sûr, selon la belle formule de Pierre Reman, cette institution est en partie un «écran » qui masque des relations entre les citoyens. La formalisation de la solidarité présente certes un grand avantage : elle la débarrasse de sa connotation de «charité » et donc du côté «humiliant » que peut avoir la solidarité «informelle ». En même temps, elle la rend plus fragile, parce qu’elle en fait quelque chose de plus abstrait et dont la légitimité s’effrite au fur et à mesure qu’on s’éloigne de ses origines historiques.

L’Etat-Providence a souvent été critiqué, dans les années 80 en particulier, parce qu’il engendrerait une « culture de la dépendance » chez les plus pauvres. Cet argument me paraît différent, dans sa nature et dans ses intentions, de l’argument du providentialisme. La première idée, en effet, vise spécifiquement les publics-cibles de l’aide sociale et comporte une volonté à peine déguisée de stigmatisation : il soutient que l’aide sociale reçue par les plus pauvres les décourage de « se débrouiller par eux- mêmes », en fait des « assistés perpétuels » et, en définitive, les enfonce dans la pauvreté plus qu’elle ne les soutient. On voit bien la logique politique derrière cette

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argumentation : il s’agit de dire que les plus pauvres s’en sortiront mieux si on les aide moins, parce qu’à terme, on découragera leur paresse. Cet argument nourrit notamment la polémique sur les mères célibataires, aux Etats-Unis et en Grande- Bretagne : certains estiment que, plutôt que d’aider les mères célibataires par des allocations spécifiques, il serait beaucoup plus utile à long terme de les encourager à se trouver un travail (ou un mari qui travaille !) … voire carrément de décourager les jeunes femmes des milieux défavorisés de faire des enfants. Cette conception moralisatrice et empreinte de darwinisme social est typique d’une certaine droite anglo-saxonne mais elle contamine également la gauche : un des premiers projets de Tony Blair, après son succès de 1997, fut la suppression des allocations aux mères célibataires. En définitive, ce projet a été abandonné, sous sa forme initiale, devant la levée de boucliers qu’il a suscitée.

L’argument du providentialisme, au contraire, concerne la société tout entière, et même peut-être plus spécifiquement les classes moyennes, dont on sait qu’elles sont parfois les premières bénéficiaires des systèmes de solidarité à vocation « universelle ». Il conduit à s’interroger non pas sur une « culture de la dépendance » mais bien plutôt sur les mécanismes cognitifs qui rendent la solidarité moins légitime globalement au sein de la société.

Dans le document Approche sociologique de la justice sociale (Page 96-100)