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Nous avons choisi de nous concentrer sur le texte rituel qui a le plus marqué les cultures qui nous intéressent, et au sein desquelles nous étudions l’herméneutique de la figure littéraire du diable : le christianisme, au travers de la Russie occidentale, l’Angleterre, l’Allemagne et la France. La tradition du mythe de Faust a connu ses principales occurrences dans ces quatre cultures, et le diable s’y est déployé à l’envie . Chacun de ces quatre pays a constitué sa culture littéraire et sa 78

philosophie autour d’une interprétation propre du christianisme : l’orthodoxie russe, l’anglicanisme, le(s) protestantisme(s) et le catholicisme français — ou gallicanisme, qui se différencie des formes encore nuancées des catholicismes espagnols et romains. À ce titre, il nous a semblé essentiel de concentrer notre enquête terminologique sur les vingt-huit livres du Nouveau Testament : cette « nouvelle alliance » (sens étymologique du mot testament) a conditionné le rapport de l’Europe à sa représentation du divin, surtout à partir du XIIIe siècle.

1. Pourquoi travailler avec la Traduction Œcuménique de la Bible ?

Sans que les exégètes chrétiens ne nient la valeur culturelle, ou l’ethos, de l’Ancien Testament, la nouvelle religion se singularise surtout par les innovations néotestamentaires qui ajoutent à la foi juive : les épisodes synoptiques de la vie de Jésus (les évangiles) ; des sortes de sermons exégétiques de quelques auteurs principaux (les épîtres), au premier titre desquelles l’apôtre Paul — qui expliquent et résolvent des problèmes très concrets de la vie collective de certaines communautés chrétiennes primitives du bassin méditerranéen et valent pour prescription pratiques et métaphysique — ; un « livre apocalyptique » dont nous aurons à vérifier le caractère problématique et, en ce qui concerne le diable, extrêmement fertile. Autrement dit, si la loi mosaïque (c’est-à-dire les commandements, les discours et les témoignages portés et apportés par Moïse au peuple hébreu) configure l’univers théologico-historique nécessaire à la diffusion de la Bonne Nouvelle (la naissance du Messie), le christianisme s’incarne dans la foi chrétienne : c’est-à- dire la croyance en la fonction messianique de Jésus-Christ, dans une perspective eschatologique. Les juifs annoncent l’arrivée du messie mais refusent de reconnaître Jésus comme celui-ci ; ils l’attendent toujours aujourd’hui. L’eschatologie chrétienne implique la présence du diable par deux

— La langue italienne n’est pas en reste, avec des auteurs comme Dante Alighieri, que nous incorporons 78

évidemment, comme élément du cadre mythique qui, à partir du XIVe siècle, conditionne grandement l’activité de la

littérarité du diable ; mais aussi Giovanni Papini, qui pose le problème de la relation entre fascisme et satanisme au XXe

siècle, quoi que nous ne nous permettrions pas de limiter son œuvre à cela, et aborde la « question du diable » avec beaucoup d’ironie et de finesse (voir notamment la préface, pp. 6-10).

aspects : d’une part au travers de sa nécessité sotériologique (la question du salut de l’âme) comme menace mais aussi comme purification ; et d’autre part comme théologème fonctionnel, dont nous n’aurons de cesse d’étudier les différentes possibilités sur les plans métaphysiques, dialectiques et esthétiques tout au long de cette recherche. Quant au contenu de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, il intègre notamment les cinq livres du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique,

Nombres et Deutéronome) que l’on retrouve dans le judaïsme, auxquels il faut ajouter les vingt-et-

un livres prophétiques , les treize autres écrits et enfin les quinze livres deutéracanoniques . 79 80 81

Les réceptions des différentes épîtres pauliniennes ont pu servir de véritables catalyseurs de sensibilités esthétiques souterraines jamais nommées. Ces sensibilités, ces appréhensions presque esthétiques et morales, se manifestaient déjà dans la pratique et l’intimité de certains textes par les chrétiens, avant même qu’un schisme ne consacrât la moindre fracture. Par exemple, les Protestants et les Catholiques consomment une rupture théologique dans le rapport à la mystique et à l’héritage de la tradition apocalyptique, ce que traduit leurs rapports à deux lettres pauliniennes : l’épître aux

Romains pour les Protestants, et les deux épîtres aux Corinthiens pour les Catholiques. En effet,

l’exégèse catholique a manifesté pour l’épître aux Corinthiens la même passion et le même attachement que celle manifestée par l’exégèse protestante à l’égard de l’épître aux Romains, Luther en tête.

Ces textes font partie des canons des deux Églises : affichant leurs préférences respectives, elles n’ont pas non plus rejeté l’autre tradition. Néanmoins la proximité esthétique et théologique à tel ou tel texte conditionne de façon décisive la place que prend le cortège diabolique dans la langue et la culture influencées par chacune de ces deux « écoles » chrétiennes : les cultures germaniques d’une part, les cultures latines d’autre part. Notre outil de prédilection pour procéder à cette collecte terminologique neutralise — dans une certaine mesure — les grands écarts de traductions qui seraient imputables au respect d’une des trois idéologies. Il s’agit de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), encadrée en France par la Société biblique française dans son édition de 2010 ; la première édition œcuménique étant parue en 1975 après dix ans de collaboration.

On observe un découpage du territoire européen en trois blocs :

— Josué, Juges, 1er livre de Samuel, 2e livre de Samuel, 1er livre des Rois, 2e livre des Rois, Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel,

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Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahoum, Habaquq, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie.

— Psaumes, Job, Proverbes, Ruth, Cantique des cantiques, Qohéleth (l’Ecclésiaste), Lamentations, Esther, Daniel et 80

Daniel grec, Esdras, Néhémie, 1er livre des Chroniques, 2e livre des Chroniques.

— Esther grec, Judith, Tobit, 1er livre des Maccabées, 2e livre des Maccabées, Sagesse, Siracide (l’Ecclésiastique),

81

Baruch, Lettre de Jérémie puis 3e livre d’Esdras, 4e livre d’Esdras, 3e livre des Maccabées, 4e livre des Maccabées, Prière de Manassé, Psaume 151.

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À l’est, les Églises orientales constituent le culte des Églises Orthodoxes. On situe entre le XIe et le XIIIe siècle, selon le point de crise que l’on choisisse comme véritable séparation des

deux Églises, le schisme menant à l’apparition d’une Église d’Orient et d’une Église d’Occident. Si l’Église d’Occident garde son nom, l’Église romaine, l’Église byzantine garde également le sien : l’Église orthodoxe. La théologie orthodoxe donne une place importante aux traditions apocalyptiques, et son iconographie comme sa littérature abondent volontiers en figures démoniaques ainsi qu’en affrontements cosmologiques. Grandes fresques cosmologiques semblables en un sens à celles que produisait la culture hellénistique antique ; le diable et les anges participent d’un principe de civilisation et d’inspiration, d’interprétation et de représentation de la métaphysique et d’une certaine théologie cosmogonique. On pense ainsi à toute la littérature russe, mais aussi grecque, turque et plus généralement slave. Il s’agira surtout pour ce qui nous concerne des ouvrages de Friedrich Maximilian Klinger et Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov.

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Au centre, la culture marquée par la Réforme, impliquant le refus de la délégation de sainteté à quiconque (« il n’y a de saint que Dieu ») et le refus de la virginité de Marie, par exemple. Les Protestants refusent jusqu’à la notion de mystique, pourtant très présente chez l’essentiel des Pères de l’Église, grecs ou romains, et ils s’attachent plus volontiers à réfléchir sur les démons et les hommes à partir de l’aristotélisme, c’est-à-dire comme réalisation en chacun, comme influence ; l’image d’un démon sur l’épaule gauche et d’un ange sur l’épaule droite trouve sa source dans cette représentation ontogénétique du Bien et du Mal. Il s’agit des Allemands, d’une partie de la Russie, d’une partie de la Suisse, d’une partie du Royaume-Uni (dont l’Irlande, justifiant la majorité du Protestantisme dans bien des États des États-Unis d’Amérique). Les Protestants sont de très grands commentateurs de la scolastique et la patristique latine, et se sont moins intéressés (toutes choses égales par ailleurs) à la patristique grecque ; ce dans quoi les Catholiques se sont pratiquement spécialisés. L’essentiel de la pratique religieuse protestante se détourne de tout ésotérisme, de tout ornement, et préfère à la générosité poétique des Orthodoxes la sobriété d’un rapport intime et direct à Dieu.

Il n’empêche que le protestant, partisan d’une spiritualité vraiment évangélique, semble craindre d’emblée de devoir être entraîné au-delà d’horizons que sa raison désavoue. Il y aurait en cela, pour lui, comme une ambiguïté, qui mènerait la mystique dans le champ de l’ésotérisme, quand ce n’est pas dans celui de l’enthousiasme et des Schwarmgeister

[fanatiques], et qui lui ôterait du même coup de promouvoir une possible théologie fondée sur l’Évangile en l’entraînant à des pratiques qui seraient étrangères à celui-ci.82

Le protestantisme est très attaché à l’authenticité de la parole évangélique, c’est-à-dire qu’il entretient une relation au texte directement contrôlée par l’autorité première du Christ. La rigueur de la stricte tenue à la parole des évangélistes doit servir de garde-fou contre toute appropriation humaine de sa signification, selon les fameuses « quatre-vingt-dix-neuf thèses » que Luther aurait placardé sur les portes de l’Église de la Toussaint, à Wittenberg le 31 octobre 1517. Outre les revendications morales et culturelles, le protestantisme cherche à prémunir le christianisme contre ce que recouvre le terme allemand de « Schwarmgeister » (fanatiques), c’est-à-dire des fous qui ont perdu le sens de la réalité, et confondent leur inspiration avec l’autorité d’une vision divine. La visée politique est assez explicitement tournée contre la papauté.

Ainsi remarquons-nous que, pour les Protestants, ce qui est théologiquement ambigu est suspect. Nous verrons lorsque nous développerons les fonctions de classification des occurrences néotestamentaires du diable, comme le démoniaque (fonction A) nomme le caractère de l’ambigu, permettant ainsi de l’organiser en « donné » intelligible par le biais d'une catégorie ; le vague même de l’inintelligible trouve, dans la terminologie d’un « discours sur le démon », la méthode d'une fixation épistémologique classant tout le phénoménal que l'on ne peut expliquer. La démonologie comme étiquette permet de ranger tout phénomène inconnu, étrange, singulier confus ou chaotique, « ambigu » en somme, dans une perspective épistémologique qui permette de manier cet univers de l’ambigu afin de construire un énoncé rationnel. Il semble que le protestantisme se refuse à entrer dans ce champ de l’expérience limite de la raison. Selon la tradition protestante, nous verrons chez Gœthe que le diable est un « tentateur » existentiel, et qu’il n’existe que comme influence intérieure, c’est-à-dire comme personnage doué d’un en-soi. La foi y est moins une ontologie qu’une pratique, un rapport aux ressources de chacun : « Je pense, en effet, que ce n’est pas en soi,

ontologiquement, que l’Église est un lieu de connaissance de Dieu, mais en pratique, économiquement. » 83

L’enjeu théologique du protestantisme semble être moins une question de connaissance de

Dieu que d’expérience, de réalisation de soi dans le sein de Dieu. Nous observons peut-être là un

rapprochement entre la loi mosaïque et l’importance de la soumission de l’homme à Dieu. Dans ce contexte, le diable n’est qu’une volonté d’influencer l’individu hors de Dieu, et la qualité d’un être

— PÉRÈS, « Une mystique érotique chez Grégoire de Nysse : un point de vue luthérien » dans MAALOUF, Une 82

mystique érotique chez Grégoire de Nysse, Paris, Cerf, 2015, p. 7.

Ibid., p. 12. 83

autonome incarné recherchant la perdition de l’être humain, comme Jésus cherchait son salut, est peu envisageable. Les protestants font prévaloir l’enjeu sotériologique de la théologie, c’est-à-dire individuel, voire même individualiste.

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Enfin, à l’Ouest, la France, l’Italie et l’Espagne — les Catholiques — se revendiquent héritiers légitimes de la tradition inaugurée par l’Église Romaine de la « Grande Église » du IIe

siècle, lorsqu’il s’est agi de réunir les communautés en une hiérarchie politique unitaire. La représentation catholique est plus encline à considérer les démons sous la forme d’affrontements directs avec l’homme. Elle est in extenso plus favorable aux traditions d’exorcismes, faisant de l’homme l’enjeu véritable de la Création, justifiant que les démons, et le diable en tête, cherchent à s’approprier une âme, c’est-à-dire à voler un nom à la liste figurant dans le « livre de la vie ». Nous voyons bien là toute la fécondité proto-littéraire d'une telle tradition chrétienne, si favorable à l’apparition presque explicite des éléments structurels d’un schéma narratif : antagonistes, élément perturbateur, péripéties… Il s’agirait là du grand triomphe diabolique : parvenir à soustraire une âme à l’immensité du pardon divin. Notre lecture des nuances chrétiennes pourrait nous conduire à considérer les Catholiques comme la mesure intermédiaire entre les deux traditions précédemment présentées. Ils impliquent le diable à la fois dans les enjeux sotériologiques et dans les principes cosmologiques selon lesquels s’édifie la structure sociale en vue d’une réalisation métaphysique collective — principes phylogénétiques. L’Église catholique est sans doute la nuance chrétienne qui soit aujourd’hui la plus conforme aux traditions communes ayant institué la figure du diable comme support d’hérésie. Elle a, depuis les schismes, largement favorisé l’existence d’un champ culturel des traditions diaboliques. On connaît par exemple la trace d’une pseudo-liturgie du diable, avec la très ludique « Bible de Satan », ou « bible satanique », écrite en 1969 par Anton Szandor LaVey . 84

La diversité de ces courants du christianisme justifie que nous ayons recours à un catalogue qui transcrive les informations historiques sur la relation de l’homme au diable, avec une très grande minutie. Nous trouvons cela dans l’œuvre universitaire consacrée au mythe de Faust du jésuite et professeur de littérature comparée André Dabezies. Certains détails, quoique d’apparence anecdotique, ont pourtant conditionné les formes et motifs de certaines récurrences des cinq siècles du diable dont nous nous préoccupons, si bien qu'ils se révèlent essentiels pour la compréhension

— Cela étant, ce n’est pas la pratique d’une foi satanique qui mobilise notre hypothèse de recherche, et nous ne nous 84

des nuances qui ont cours dans cette littérarité du diable , avec le mythe de Faust par exemple — 85 86

ou même chez les poètes romantiques, dont la tradition littéraire est une résurgence directe de l’apocalyptique juive, hellénisée puis christianisée. C’est à partir du relevé matériel établi par André Dabezies qu’il nous a été possible de construire une grille d’analyse du texte source de la littérarité du diable : le Nouveau Testament tel que la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) le propose.

L’analyse herméneutique de cette grille nous permet d’interpréter les différents objets et les différents leitmotivs mobilisés par les usages que le Nouveau Testament fait de cette terminologie du diable. En effet, le diable est un mythème dont nous verrons qu’il renvoie à quatre possibilités, de la plus archétypale à la forme la plus hypostasée. Nous nous plaçons donc aux deux extrémités d’une dynamique expérimentale propre au domaine de la fiction avec, d’une part, la forme contextuelle d’un diable antagoniste comme chez Marlowe ou Klinger, par exemple, et avec, d’autre part, à l’autre bout, un diable tout à fait capable d’endosser le rôle d’un personnage, comme chez Gœthe ou Boulgakov — encore que le cas du diable gœthéen soit très comple

— Ce que nous vérifierons avec des ouvrages comme PRAZ, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXᵉ 85

siècle, Paris, Gallimard, 1999 ; LAVOCAT et KAPITANIAK (dir.), Fictions du diable. Démonologie et littérature de saint

Augustin à Léo Taxil, Genève, Droz, 2007 ; MILNER, Le Diable dans la littérature française : De Cazotte à Baudelaire

1772-1861, Paris, José Corti, 2007 ; AGUERRE (éd.), Le Diable. Colloque de Cerisy de 1997, Paris, Dervy, 1998.

— Que nous retrouverons dans la partie spécifiquement consacrée à son étude, avec notamment les recherches 86

d’André Dabezies, et les ouvrages dans lesquels il a consigné son évolution en trois temps majeurs : Visages de Faust

au XXe siècle. littérature, idéologie et mythe, Paris, PUF, 1967 (il s’agit de sa thèse) ; Le mythe de Faust, Paris, Upsilon,

1973 ; Des rêves au réel. Cinq siècles de Faust, Littérature, idéologie et mythe, Paris, Champion, 2015. André Dabezies est sans aucun doute le plus grand spécialiste du mythe de Faust au XXe siècle. Voir à ce sujet la recension faite par

Sophie Coudray, pour une approche synthétique, « Une histoire littéraire de Faust, des origines du mythe à nos jours », disponible en ligne sur Acta Fabula ; vol. 18, n°2, 2017. Le titre est peut-être fautif, en tant que Dabezies ne nous a jamais paru « postuler » une « origine » au mythe de Faust, et se contente de limiter son étude aux traces textuelles, spéculant peu sur ce qui appartiendrait à une quelconque oralité de nature « fondatrice » ou « originelle ».

2. Occurrences néotestamentaires de la figure diabolique : six termes + trois

La métaphysique chrétienne suppose que la raison, donnée aux trois espèces d’être « rationnels », les anges, les hommes et les démons, est la capacité donnée à une âme pour retrouver Dieu. À ce titre, en tant que partie du créé, toute nature qui a une âme est divine, et on appelle libre-arbitre la raison comme attribut de l’âme. En somme, les créatures sont ou seraient donc destinées à accomplir le dessein du créateur, et ne pas se détourner du chemin de la vertu. Dans une telle harmonie, l’esprit, la foi et la bonté du créé ne devrait-ils pas garantir l’inexistence du Mal et du diable ? Pourtant il existe, on va voir qu'on le croise même dans le Nouveau Testament. Comment peut-on le justifier ? Suspendons cette question un instant et réfléchissons à l’absence d’ontologie du diable.

Observer une quelconque ontologie diabolique, une ontologie détachée du tout divin, parfaitement libérée de la Providence, reviendrait finalement à doter le diable d’une essence puisqu’il ne serait plus relié à l’essence du tout qu’est Dieu ; cette âme serait alors dissociée du divin. Dans le cas contraire, étudier l’ontologie diabolique revient à étudier l’ontologie divine, or il semble qu’une telle coïncidence des substances soit esthétiquement et théologiquement rejetée par le récit de la Chute, dont on trouve un aperçu dans le dernier livre du Nouveau Testament, le livre de

l’Apocalypse, écrit par un milieu auteur associé à Jean de Patmos. En outre et si l’on garde l’idée

d’une substance séparée, ni les énoncés prêtés au diable ni son action ne témoigneraient d’une aspiration à rejoindre l’essence du tout. Il est déchu, nous le voyons lors du relevé des occurrences, il est précipité hors du ciel (Ap 12,8.9) et il emporte avec lui toute possibilité d’âme. Il est à jamais sorti de la Grâce puisque il s’est précipité lui-même hors du royaume de Dieu (à cause d’une faute pour la littérature romantique) ou il en a été exclu à l’issue d’une défaite contre l’archange Michel (en suivant scrupuleusement le texte canonique).

En établissant son règne hors de Dieu, l’ange qu’il a peut-être été antérieurement à sa chute (peut-être l’ancien Samaël ) devint dans le monde une essence d’où l’idée de Dieu était bannie. 87

Cette essence se fit lieu, et une cartographie récurrente organisa vite ce lieu à partir des cultes antiques . La confusion entre le diable comme essence/âme d’où l’idée de Dieu était bannie et 88

— Cette mention de Samaël est un pur produit mythologique, peut-être même de la modernité, c’est-à-dire post- 87

magie énochéenne.

— Voir notamment SCHMIDT, « Was there an early israelite pandemonium ? » dans Thomas Römer, Bertrand Dufour, 88

Fabian Pfitzmann et Christop Uehlinger (éds.), Entre dieux et hommes : anges, démons et autres figures intermédiaires, Fribourg, Brill, 2017, pp. 172-204.

l’Enfer comme lieu/séjour du diable s’enracine dès la fin du XIIIe siècle, entre autres dans La

Divine Comédie de Dante, qui vivait dans une culture propice au réemploi des mythèmes romains

par le christianisme. Encore aujourd’hui la tradition, largement relayée par la mythologie parabiblique, fait du diable un « roi de la terre ». Ce royaume n’était cependant qu’un théologème efficace : essence/âme/séjour d’où Dieu est banni. Ainsi, le diable intègre-t-il le corpus biblique. Il

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