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CHAPITRE 1 – POUVOIRS, FORMATION ET ATTITUDES DES POLICIERS :

2.1 La légitimité de la police : L’opinion publique

« Legitimacy is central to any debate about

the use and misuse of force » - Gerber et Jackson (2017 : 80)

Tel que précisé au début du chapitre précédent, les travaux sur les perceptions qu’ont les citoyens de la police ont connu un essor important dès la fin de la décennie 1960 (Dai et Jiang, 2016 ; Flanagan et Vaughn, 1996 ; Garcia et Cao, 2005 ; Schuck et Rosenbaum, 2005). Ce champ de recherche constitue aujourd’hui un secteur important de la sociologie de la police (Zhao et Ren, 2015). Les chercheurs ne se sont pas penchés uniquement sur les questions d’emploi de la force, mais bien sur divers aspects de la légitimité de la police, l’emploi de la force étant l’un de ces aspects (Noppe, Verhage et Van Damme, 2017). En effet, pour Terrill, Paoline et Gau (2016), les interventions dans lesquelles les policiers emploient la force sont étroitement liées à la légitimité de la police et ainsi, les premiers constituent la meilleure avenue pour apprécier la seconde.

Lorsqu’il était question de la quête constante de légitimité de la police précédemment abordée (voir section 1.1.4.), un contre-argument découlant des travaux de Fassin (2011) a été soulevé à l’effet que la Brigade Anti-Criminalité oeuvrant dans les banlieues parisiennes ne cherche pas constamment à conserver sa légitimité aux yeux des citoyens auprès de qui les policiers de cette brigade interviennent et que, de ce fait, ils font un usage abusif de la force. Il a alors été expliqué que ce constat ne réfute en rien l’argument de la place centrale à accorder à la légitimité telle que perçue par les citoyens mais stimule le besoin de situer cet argument dans un contexte politique plus vaste. En effet, Fassin (2011) décrit un contexte où la légitimité de la police, chapeautée par une structure de haute police centralisée, doit être appréciée du point de

vue des acteurs politiques. Or, ici, un contexte de basse police décentralisée - où la police est, tout d’abord, redevable aux citoyens plutôt qu’à l’État – prime. À cet effet, les études effectuées dans de telles situations - en Australie, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, notamment - tendent à indiquer que, de façon générale, les citoyens ont une perception positive du rôle de la police, supportent cette dernière et sont satisfaits du travail qu’elle effectue (Bradford, Jackson et Stanko, 2009 ; Dai et Jiang, 2016 ; Flanagan et Vaughn, 1996 ; Frank, Smith et Novak, 2005 ; Ren, Cao, Lovrich et Gaffney, 2005). Ces résultats marquent donc la tendance globale de ce champ de recherche en occident (Frank et al., 2005)35 et sont conformes à ceux présentés au début du chapitre précédent à l’effet que les citoyens tendent à accepter le pouvoir d’emploi de la force de la police. Gerber et Jackson (2017) ont déterminé, à partir d’un échantillon de 206 répondants américains, que l’élément qui influençait le plus fortement l’attitude face à l’emploi de force raisonnable par la police était la perception de la légitimité de la police, ce qui veut dire que plus les répondants percevaient la police comme légitime, plus ils avaient tendance à affirmer que la police peut employer une force raisonnable. Ce résultat surprend peu vu le lien intrinsèque entre emploi de la force et légitimité dans le domaine policier. Ce résultat reprend également l’idée de la structure relationnelle entre les attitudes générales et spécifiques présentée à la fin du chapitre précédent : l’attitude plus générale face à la légitimité de la police était positivement associée à l’attitude face à l’emploi de la force chez les citoyens rencontrée par Gerber et Jackson (2017).

Il semble aussi que le concept de légitimité joue un rôle important dans l’évaluation globale que font les citoyens de la police (Garcia et Cao, 2005 ; Schuck et Rosenbaum, 2005)36. Une police perçue comme illégitime sera la source de ressentiment, hostilité et opposition de la part des citoyens (Maguire et Johnson, 2010). Inversement, la perception d’une police légitime

35 Il y a lieu de mentionner que Madan et Nalla (2005) ont obtenu des résultats inverses chez leurs répondants

résidant à Bombay, en Inde. Or, le niveau élevé de corruption de la police indienne au moment de la collecte de leurs données pourrait expliquer ce résultat (Madan et Nalla, 2005). Jang, Joo et Zhao (2010) indiquent que le contexte culturel et géopolitique d'un pays influence grandement la perception de ses citoyens à l'égard de la police, ce qui rend les comparaisons internationales difficiles. L'Inde ne peut donc être comparée aux pays occidentaux mentionnés ici.

36 Garcia et Cao (2005: 192) indiquent explicitement que « legitimacy of police organizations can be measured by

accroît la tendance des citoyens à obtempérer à ses demandes et à coopérer avec elle (Gau, 2014 ; Murphy, Hinds et Fleming, 2008 ; Reisig, Bratton et Gertz., 2007 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Tankebe, 2013 ; Tyler, 2006, 1990 ; Tyler et Huo, 2002). En termes concrets, le concept de légitimité fait référence à « the property of an authority or institution that leads people to

feel that that authority or institution is entitled to be deferred to and obeyed » (Sunshine et

Tyler, 2003 : 514)37. Cette définition s’applique à toutes les instances habilitées à diriger. Le concept de légitimité de la police constitue une dimension de la légitimité des gouvernements et de l’État, qui puise sa pertinence théorique dans la pensée de Max Weber (1995). Ce dernier arguait que toute instance de pouvoir doit être en mesure de se justifier, que ce soit, comme le propose Fassin (2011) aux acteurs politiques ou aux citoyens. Dans un contexte de basse police décentralisée, la légitimité de celle-ci réside dans le fait qu’elle soit capable de convaincre ses subordonnés de se conformer à son autorité en leur expliquant les raisons qui font en sorte qu’il importe d’en faire ainsi (Gau, 2014) : c’est relativement à cet aspect que la reddition de compte joue un rôle capital. La reddition de compte aide à convaincre la population du bien-fondé des actions policières. Tel qu’expliqué précédemment, c’est le pouvoir d’emploi de la force qui rend la police aussi imputable aux citoyens et ainsi, impose une reddition de comptes consciencieuse et probe. Lorsque la reddition de comptes est convaincante, l’instance de pouvoir est vue comme légitime aux yeux de citoyens. Ultimement, l’acquisition de la légitimité par une instance de pouvoir déclenche une autorégulation des citoyens, ce qui provoque un conformisme volontaire aux demandes de l’autorité (Beetham, 1991 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Tyler, 2003). Une telle approche normative s’oppose à une vision plus instrumentale basée plutôt sur une logique de dissuasion provoquée par un risque de sanctions qui, selon Weber (1995), n’est pas suffisant pour garantir un conformisme de la part des subordonnés (Sunshine et Tyler, 2003 ; Tyler, 2006). Dans ce contexte, la conformité des citoyens aux demandes de la police provient donc

37 Plusieurs études s'étant penchées sur ce concept recensées dans les pages qui suivent utilisent des définitions

tylériennes de la légitimité, soit provenant des travaux de Sunshine et Tyler (2003) (voir donc Hinds, 2009 ; Hinds et Murphy, 2007 ; Mazerolle, Antrobus, Bennett et Tyler, 2013; Mazerolle, Bennett, Antrobus et Eggins, 2012 ; Murphy et al., 2008 ; Tankebe, 2013, 2009), de Tyler et Huo (2002) (voir Maguire et Johnson, 2010 ; Reisig et al., 2007 ; Tankebe, 2013, 2009 ; Tyler et Wakslak, 2004), de Tyler (2006) (voir Mazerolle, Bennett, Davis, Sargeant et Manning, 2012 ; Reisig et Lloyd, 2009 ; Tankebe, 2013) ou de Tyler (1990) (voir Tankebe, 2013; Tyler et Wakslak, 2004).

d’une motivation interne à l’individu plutôt que d’une motivation basée sur la peur de la sanction. La perception de la légitimité de la police provoque cette motivation interne (Sunshine et Tyler, 2003 ; Tyler, 1990).

Le concept de légitimité est capital à l’exercice du pouvoir et particulièrement à celui détenu par la police puisqu’elle possède la forme la plus coercitive du pouvoir de l’État, soit celui d’employer la force (Gau, 2014 ; Callanan et Rosenberger, 2011 ; Weber, 1995). À un degré d’abstraction théorique, c’est là que réside le lien intrinsèque entre la légitimité et le pouvoir d’emploi de la force de la police. L’idée de légitimité de la police englobe donc le pouvoir d’emploi de la force ; d’un point de vue plus opérationnel, dans deux des études recensées, les auteurs ont inclus dans leur mesure de légitimité de la police, les opinions des citoyens quant à l’emploi de force inutile ou excessive (Jefferson et Walker, 1993 ; Albrecht et Green, 1977). Dans ce contexte, parvenir à la justification de ce pouvoir d’emploi de la force aux yeux des citoyens est, à la fois, difficile et nécessaire pour assurer la légitimité. Mazerolle, Antrobus, Bennett et Tyler (2013) affirment que l’ordre social dépend jusqu’à une certaine mesure de la légitimité perçue des institutions sociales. Concrètement, l’efficacité de la police dépend du support et de la coopération du public qu’elle sert (Murphy et al., 2008 ; Tyler, 2003). Sunshine et Tyler (2003) ont conclu que la perception de la légitimité de la police est le facteur le plus fortement associé à l’aide que seraient prêts à fournir les citoyens à la police dans ses efforts de prévention de la criminalité et de lutte contre celle-ci chez leurs répondants new- yorkais. En conformité avec la pensée de Weber (1995), ces auteurs ont observé que l’impact de la légitimité de la police sur l’obéissance par les citoyens est plus important que l’impact de leur évaluation du risque de sanctions.

Bien que les études sur les perceptions qu’ont les citoyens de la légitimité de la police en occident révèlent des résultats rassurants, selon Maguire et Johnson (2010), la légitimité de la police est mise en doute depuis la création de l’institution. Des chercheurs s’entendent pour dire que malgré une opinion globale positive de la police, une variabilité importante existe, au sein d’une société, quant aux perceptions de la légitimité de la police (Maguire et Johnson, 2010 ; O’Connor Shelley, Hogan, Unnithan et Stretesky, 2013). Ce résultat est conforme à celui abordé précédemment en lien avec les perceptions citoyennes de l’emploi de la force par la

police. De nombreux chercheurs se sont intéressés aux facteurs pouvant influencer la perception citoyenne de la légitimité de la police selon diverses dimensions ; certains ont identifié des facteurs sociodémographiques, tels que le sexe et l’origine ethnique (Brown et Benedict, 2002 ; Cao, Frank et Cullen, 1996 ; Correia, Reisig et Lovrich, 1996 ; Dowler et Zawilski, 2007 ; Hadar et Snortum, 1975 ; Hurst et Frank, 2000 ; Jefferson et Walker, 1993; Lai et Zhao, 2010 ; McCluskey, McCluskey et Enriquez, 2008 ; O’Connor, 2008 ; O’Connor Shelley et al., 2013 ; Scaglion et Condon, 1980 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Weitzer, 1999 ; Wu, Sun et Triplett, 2009), alors que d’autres ont identifié des facteurs expérientiels, tels que les contacts antérieurs avec la police (Brown et Benedict, 2002 ; Hurst et Frank, 2000 ; Scaglion et Condon, 1980 ; Schuck et Rosenbaum, 2005 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Webb et Marshall, 1995).

En effet, comme c’était le cas pour les attitudes citoyennes face à l’emploi de la force par la police, la majorité des études recensées ont déterminé que les répondants issus de minorités ethniques avaient des perceptions moins favorables à la police que les blancs (Correia et al., 1996 ; Hurst et Frank, 2000 ; Schuck et Rosenbaum, 2005 ; Webb et Marshall, 1995), ce qui laisse croire qu’ils ont moins tendance à considérer la police comme légitime. Dans les faits, Webb et Marshall (1995), grâce à un échantillon de 561 résidents de la ville d’Omaha, Nebraska, ont observé que les noirs et les hispaniques avaient moins tendance à considérer que les policiers avaient une bonne attitude, étaient avenants honnêtes et habiles. Les hommes, en comparaison aux femmes, n’avaient pas tendance à être plus en accord avec le fait que les policiers ont une bonne attitude, mais ils les trouvaient plus honnêtes et habiles (Webb et Marshall, 1995). Correia et ses collègues (1996) ont observé que les femmes avaient de plus fortes probabilités d’avoir des perceptions défavorables de la police. Tel qu’expliqué précédemment que les femmes et les minorités ethniques semblent moins favorables à l’emploi de la force par la police (Halim et Stiles, 2001 ; Jefferis et al., 2011 ; Thompson et Lee, 2004), ceux-ci sont aussi moins portés à considérer la police comme légitime (Correia et al., 1996 ; Hurst et Frank, 2000 ; Schuck et Rosenbaum, 2005 ; Webb et Marshall, 1985).

En ce qui concerne leurs expériences de vie, les citoyens ayant déjà eu des contacts avec la police avaient moins tendance à affirmer que les policiers avaient une bonne attitude, étaient avenants, honnêtes et habiles (Webb et Marshall, 1995). Schuck et Rosenbaum (2005) nuancent

ce résultat en disant que, de leurs 344 répondants citoyens de Chicago, ce sont ceux qui ont un historique de contacts négatifs avec la police qui ont perçu la police plus négativement ; ils entendent par « contact négatif » un contact où le répondant considère qu’il a été interpelé sans réel motif, que le policier lui a manqué de respect, a été impoli, désagréable ou dégradant, que le policier n’a pas bien géré la situation ou que la police ne l’a pas aidé. Des 1 816 résidents de Calgary rencontrés par Klein, Webb et DiSanto (1978), ceux qui avaient une mauvaise perception de la police étaient ceux ayant vécu des interventions policières dans lesquels les policiers ont été impolis, injustes ou ont utilisé la force physique. La façon dont le citoyen perçoit qu’il a été traité par la police influence son opinion du travail de la police (Correia et al., 1996 ; Hurst et Frank, 2000). Dans l’ensemble, comme ceux qui avaient été arrêtés ou violemment arrêtés avaient une perception plus négative du pouvoir d’emploi de la force de la police que ceux ayant simplement obtenu une contravention (Jefferis et al., 2011), les citoyens ayant fait l’expérience de contacts négatifs avec les policiers dans le passé avaient tendance à accorder moins de légitimité à la police (Klein et al., 1978 ; Schuck et Rosenbaum, 2005)

Pour récapituler, les études sur l’opinion publique de la police en vogue depuis les années 1960s semblent appuyer le fait que les citoyens de pays occidentaux, en général, sont satisfaits du travail qu’effectue la police. Bien que les études décrites précédemment ont mis de l’avant que certaines caractéristiques sociodémographiques (c.-à-d., sexe et origine ethnique) et expérientielles (c.-à-d., contacts antérieurs avec la police) contribuent à modeler ces perceptions citoyennes, il semble donc que la police, de façon générale, est perçue comme légitime par les citoyens. Lorsqu’ils considèrent la police comme légitime, les citoyens sont plus à même de se conformer à ses demandes et de coopérer avec elle (Gau, 2014 ; Murphy et al., 2008 ; Reisig et al., 2007 ; Sunshine et Tyler, 2003 ; Tankebe, 2013 ; Tyler, 2006, 1990 ; Tyler et Huo, 2002), un aspect nécessaire à l’efficacité policière (Murphy et al., 2008 ; Tyler, 2003). Donc, dans les contextes de basse police décentralisée, la perception de la légitimité de la police qu’ont les citoyens agit comme un mécanisme de contrôle social informel de la police, dans le sens où si les citoyens perçoivent la police comme illégitime, l’efficacité de la police en sera minée ; les policiers agiront donc de façon à conserver leur légitimité aux yeux des citoyens (Arthur, 1993). Comme l’a exposé Fassin (2011) dans les banlieues parisiennes, cela n’est pas toujours le cas ;

un tel modèle s’applique aux situations où les fondements de la police résidents dans les principes de la « basse police » (Brodeurs, 1983) où la police est redevable aux citoyens plutôt qu’à l’État et où une structure policière décentralisée donne un poids important à la voix du peuple.

Dans ce contexte, il est clair que la légitimité de la police aux yeux du public occupe une place centrale dans la relation qu’entretiennent la police et le public en tant que groupes sociaux (Sunshine et Tyler, 2003). Malgré cela, la légitimité de la police ne peut être envisagée dans une relation unidirectionnelle unissant la police et les citoyens, bien au contraire. Il importe de poser un regard interactionniste et dialogique sur le concept de légitimité de la police puisqu’il concerne à la fois les citoyens et les policiers eux-mêmes. Bottoms et Tankebe (2012) proposent le concept de power-holder legitimacy38 qui allie l’idée que les citoyens doivent reconnaître la

légitimité de la police pour s’y conformer de façon normative, à la proposition que les policiers doivent développer une croyance personnelle et se convaincre du caractère justifié du droit de régner qui leur est imputé. En d’autres mots, dans la littérature scientifique, lorsqu’appliqué à la police, le terme « légitimité » fait généralement référence à l’opinion publique. Le degré de complexité de la question s’accroît lorsqu’est considéré l’argument de Bottoms et Tankebe (2012) quant au fait que la légitimité de la police est un concept bidirectionnel qui ne peut être considéré uniquement du point de vue des citoyens, mais doit être également envisagé de la perspective des policiers eux-mêmes. C’est de cet argument dont il est question à la section qui suit.