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CHAPITRE 1 – POUVOIRS, FORMATION ET ATTITUDES DES POLICIERS :

2.3 Dichotomie « nous-eux » : Décalage entre opinions publiques et endogènes

« The danger inherent in police work is part of the centripetal

force pulling patrolmen together as well as contributing to their role as

strangers to the public » - Van Maanen (1974 : 102)

Sans solide appui empirique pour l’instant, une réflexion théorique permet de formuler une conjecture à l’effet que les policiers ont un certain niveau de power-holder legitimacy : c’est-à-dire que pour exercer le métier, ils considèrent, au moins à un certain niveau, que le rôle de la police et ses pouvoirs au sein de la société sont légitimes. Simultanément, les résultats de recherche semblent pointer vers le fait que les policiers ont des perceptions négatives du public39 (Brown et Willis, 1985). Ils se méfient des citoyens, en sont suspicieux et ne leur font pas confiance (Manning, 1977 ; Niederhoffer, 1967 ; Paoline, 2004, 2003 ; Paoline et al., 2000 ; Rubinstein, 1973 ; Skolnick, 1966, Westley, 1970). Manning (1977 : 110) affirme que « [a]

police officer learns to be suspicious and often perceives risk to him or herself or others implicit in citizen/police encounters ». Les policiers ont tendance à penser, pour assurer leur propre

sécurité et celle des autres, qu’ils ne peuvent faire confiance à ceux qui ne sont pas policiers (Marion, 1998). Cette suspicion est à la base d’une dichotomie qui s’installe entre la police et le public : les policiers, ayant un certain niveau de power-holder legitimacy vis-à-vis leur rôle au sein de la société, sont confrontés à un public qui se montre par moments réfractaire et résistant ou même provocant et violent. Les pouvoirs et les rôles de la police dans la société distinguent, de facto, les policiers des citoyens. Cette distinction/opposition entre les policiers et les citoyens cultive des divergences de perceptions et attitudes qui se consolident en une dichotomie « nous- eux » entre ces deux groupes sociaux (Brough, Chataway et Biggs, 2016 ; Harris, 1973 ; Herbert, 1998 ; Kappeler, Sluder et Alpert, 2005 ; Niederhoffer, 1967 ; Paoline, 2004 ; Reiner, 2010 ; Reuss-Ianni, 1983 ; Skolnick, 1966 ; Westley, 1970). À partir d’entrevues effectuées auprès de policiers australiens vivant leurs premières expériences de terrain, Chan et ses collègues (2003)

39 Il est à noter que ce constat fait référence aux policiers patrouilleurs. Il n’est pas tenu pour acquis ici que les

ont conclu que cette situation résulte du contraste entre le support fourni par les collègues policiers et l’indocilité du public.

Le concept de dichotomie « nous-eux » découle de la théorie de l’identité sociale («

Social identity theory » ; Tajfel et Turner, 1979) et est basé sur le postulat de la catégorisation

sociale qui stipule que les individus ont tendance à se classifier eux-mêmes et les autres dans un certain nombre de catégories sociales (Ashforth et Mael, 1989) ; cette catégorisation permet à l’individu d’ordonner l’environnement social ainsi que définir la place qu’il y occupe par le développement de son identité sociale. Cette théorie issue de la psychologie sociale propose une conceptualisation des conflits intergroupes en prenant en compte les relations intragroupes. De ce fait, le groupe40 auquel s’identifie l’individu contribue à forger son identité sociale, soit les normes auxquelles il adhère ainsi que ses attitudes et comportements. En fonction de l’identité sociale endossée, il aura tendance à voir d’un œil favorable les traits du groupe auquel il appartient (le « nous ») et à dénigrer les traits d’autres qui appartiennent à des groupes différents (le « eux ») (Tajfel et Turner, 1979). La comparaison des attitudes du groupe « nous » à celles du groupe « eux » révèle une divergence suffisamment marquée pour conclure à une dichotomie. Cette catégorisation sociale s’applique parfaitement à la dynamique qui unit les policiers et les citoyens en raison de la catégorisation si explicite du policier. La réalité du métier est telle que les policiers sont physiquement et symboliquement isolés du reste de la société (Boivin, Faubert, Gendron et Poulin, 2017). Par exemple, lorsqu’ils exercent sur le quart de travail de nuit, ils partent travailler alors que la majorité des citoyens sont chez eux et vont dormir (Fielding, 1988 ; Rubinstein, 1973), ce qui produit un isolement physique. De plus, leur cercle social est composé en majorité de policiers puisque les amitiés entre policiers et non-policiers sont souvent source de tensions (Fielding, 1988 ; Rubinstein, 1973). D’un point de vue symbolique, les policiers sont isolés du reste de la société par les différents pouvoirs dont ils sont dotés, notamment le pouvoir d’emploi de la force (Fielding, 1988 ; Moon, 2006) ; le fait qu’ils détiennent ce pouvoir crée un

40 Le « groupe » est, dans cette théorie, défini ainsi : « […] a collection of individuals who perceive themselves to

be members of the same social category, share some emotional involvement in this common definition of themselves, and achieve some degree of social consensus about the evaluation of their group and of their membership of it » (Tajfel et Turner, 1979: 40).

environnement caractérisé par l’omniprésence du danger et de l’hostilité potentiels. C’est ce que décrit Van Maanen (1974) dans la citation en début de section lorsqu’il explicite le lien entre le danger omniprésent dans le métier de policier et l’emploi de la force. Cet aspect symbolique du métier de police se rapporte à la fonction sociale qu’exerce le pouvoir d’emploi de la force expliquée plus tôt à l’effet que ce pouvoir contribue à renforcer la symbolique du policier et ainsi, participe à sa réclusion du public. Ce contexte d’isolation du reste des citoyens est particulièrement fertile au développement d’une solide dichotomie « nous-eux » entre les policiers et le public.

Cette dichotomie « nous-eux » entre les policiers et les citoyens semble si institutionnalisée que certains sont prêts à dire que les instructeurs des programmes de formation policière l’enseignent aux futurs policiers ou aux recrues, que cela soit délibéré ou non (Marion, 1998 ; Rubinstein, 1973). Monjardet et Gorgeon (1993) ont observé que les recrues de la Police nationale française percevaient à 56 % que le public avait une opinion défavorable de la police en début de formation et à 64 % un an plus tard41, ce qui indique qu’au cours de la formation policière, les recrues ont de plus en plus tendance à penser que le public est plutôt hostile à l’égard de la police. Boivin, Faubert, Gendron et Poulin (2018) ont remarqué que les futurs policiers en formation avaient plus tendance à se percevoir comme favorables à la police que le public. Ils avaient aussi une plus grande probabilité de penser qu’ils ont des perceptions plus favorables d’interventions policières spécifiques que la majorité des gens ; d’ailleurs, plus ils étaient avancés dans la formation policière, plus ils avaient tendance à comparer ainsi leurs attitudes à celles du public (Boivin et al., 2018). Ceci dit, bien qu’il soit clairement établi dans la littérature que les policiers ont des attitudes défavorables face aux citoyens (Paoline, 2004), il n’est toutefois pas clair qu’une réelle dichotomie « nous-eux » existe réellement. Qui sait, les policiers pourraient se dire antagonistes au reste des citoyens, mais, sans s’en rendre compte, détenir exactement les mêmes attitudes et perceptions qu’eux par rapport à divers objets, dont l’emploi de la force. S’écartant de l’approche psychologique sous-jacente à cette théorie, cette question nécessite d’en exploiter plutôt le côté sociologique et comparer les attitudes des deux

41 Il est à noter que Monjardet et Gorgeon (1993) ont comparé des proportions sans les mettre à l’épreuve des tests

groupes (c’est-à-dire, le « nous » et le « eux »). Comme la majorité des études sur les attitudes et perceptions des policiers et citoyens considèrent celles-ci séparément42, cette question implore une démonstration empirique.

Pour récapituler, la cadre théorique de la présente thèse, jusqu’à présent, s’est déployé ainsi : dans un contexte de basse police décentralisée, la légitimité de la police aux yeux des citoyens est essentielle à l’efficacité de la police, mais pour que les citoyens perçoivent la police comme légitime, les policiers doivent avant tout se percevoir ainsi et avoir un certain niveau de

power-holder legitimacy. Ce power-holder legitimacy des policiers stimule la dichotomie «

nous-eux » qui qualifie le décalage entre les perceptions et attitudes des policiers et celles de la population. Chez les policiers, la formation peut contribuer à catalyser le développement de ce

power-holder legitimacy et ainsi stimuler la perpétuation de la dichotomie « nous-eux ». Or,

cette dichotomie « nous-eux » existe également dans un contexte plus global ; c’est, en effet, une dimension importante de la culture policière. La présente thèse propose d’observer le développement du power-holder legitimacy des policiers à travers la lentille de l’adhésion à la culture professionnelle des policiers grâce à un processus de socialisation43. Pour ce faire, la théorie dyadique de la socialisation professionnelle des policiers de John Van Maanen est mise à profit. Van Maanen a été un des pionniers du domaine de la socialisation professionnelle (Alain et Baril, 2005) à un point tel que ses travaux sont des influences majeures de ce champ de recherche encore aujourd’hui, particulièrement en lien avec la police. À son égard, Paoline et Terrill ont dit, en 2014 (p. 131), qu’il a mené « […] the most eloquent study of police

socialization […] ».

42 Bien entendu, certaines exceptions s’appliquent. Par exemple, Colman et Gorman (1982) ont comparé les

tendances au conservatisme et à l’autoritarisme de recrues policières, de policiers en service depuis en moyenne 20 mois et de répondants de la population générale. Ces derniers se sont montrés moins conservateurs et autoritaristes que les premiers. Or, cette étude ne prend pas en considération le caractère temporel et ne peut donc pas observer l’évolution des attitudes dans le temps.

43 L'ensemble du propos est centré sur les patrouilleurs; ceux-ci exercent au sein de l'organisation policière, mais

possèdent leur propre culture professionnelle. Cette limite n'apparaît pas majeure dans le contexte où les policiers, même ceux qui occuperont plus tard des postes hauts gradés, débutent tous au bas de l'échelle comme patrouilleurs (Van Maanen, 1984), du moins en Amérique du Nord (Dupont et Pérez, 2006). Ils sont donc tous passés par le processus initial de développement du power-holder legitimacy. Il est clair qu'en gravissant les échelons, le power-

holder legitimacy des promus devra être développé pour être ressenti vis-à-vis les policiers subordonnés, mais ce

Les réflexions de Van Maanen sont ici utilisées comme socle théorique supportant la thèse puisque cet auteur a matérialisé « [l]'une des premières recherches systématiques sur le recrutement et la formation des policiers […] » (Jobard et de Maillard, 2015 : 87). S’étant donné comme objectif d’approfondir les connaissances à propos de ce qu’implique réellement d’être policier et comment on le devient, en y posant un regard de l’intérieur, John Van Maanen a déclenché, dans les années 1970, tout un champ de recherche associé au devenir policier qui se positionne à l’intersection de la sociologie de la police et de la sociologie des organisations44. C’est dans ce contexte théorique que prend fondement la présente thèse.

Tous les postulats qu’a proposés Van Maanen au cours de sa carrière pour comprendre la culture policière et la socialisation professionnelle des policiers ont été amalgamés pour dériver sa théorie globale45. La réflexion théorique qui suit est le fruit d’une approche dite englobante ; cette logique est analogue à une perspective intégrative. Le terme fait ici référence à deux jonctions : (1) la première, issue d’une logique pragmatique, voulant associer un grand nombre de publications scientifiques dans le but de dériver une théorie globale issue de travaux ayant marqué, pratiquement, toute une carrière, et (2) la seconde, plus abstraite, faisant référence au raccordement de deux sociologies, celle de la police et celle des organisations46. La résultante a été dénommée ici « théorie dyadique de la socialisation professionnelle des policiers ». Cette

44 La théorie dyadique de la socialisation professionnelle de Van Maanen n'est pas une théorie de l'organisation en

tant que telle. Certes, elle s'inspire de la sociologie des organisations, mais elle vise avant tout à comprendre une culture professionnelle: son contenu et son processus de socialisation. C’est pourquoi elle peut être transposée à une profession qui n’est pas balisée par une organisation en tant que telle, comme il est question ici de la culture professionnelle des policiers.

45 La genèse de la théorie de Van Maanen réside dans une ethnographie qu’il a commencée en 1970, alors qu’il

était étudiant au doctorat à l’Université de Californie, Irvine. Après avoir obtenu l’accès à son terrain de recherche, il s'est vu fourni un badge, une arme à feu de service et une place dans une cohorte de la formation de treize semaines dispensée à l'Académie de Police aux côtés de vrais nouveaux membres (Van Maanen, 2003a, 2003b, 1982b, 1978c, 1975, 1974). Par la suite, Van Maanen a accompagné des patrouilleurs - autant des nouveaux membres de l'organisation que des vétérans - pendant cinq mois dans leur vigie de différents secteurs de la ville, particulièrement les quartiers pauvres (Van Maanen, 2003a, 2003b, 1982, 1978c, 1975, 1974). Il y est retourné, par la suite, pour de courts séjours en 1973, 1976, 1978 et 1980 (Van Maanen, 2003b, 1982b, 1978d, 1974). De septembre 1983 à juin 1984, il a évolué au sein de plusieurs divisions de la Metropolitan Police de Londres (Van Maanen, 1992, 1986).

46 Il est à noter que Van Maanen n'est pas le seul à avoir contribué à ce raccordement. Il a évolué au sein d'un

mouvement auquel participaient également Peter Manning, William Westley, Dominique Monjardet, pour n'en nommer que quelques-uns. L'apport de Van Maanen dans l'emboîtement de la sociologie de la police et de la sociologie des organisations est toutefois majeur.

théorie est dite dyadique puisqu’elle est bipartite, c’est-à-dire qu’elle est composée de deux grands axes, tous deux pertinents au propos de la présente thèse. Le concept de socialisation est ici vu comme dyadique puisqu’il concerne à la fois un contenu et un processus. À cet effet, Van Maanen (1977 : 38) a argumenté que : « most models of socialization ignore or gloss over the

specific content that is said to be transferred in the setting and concentrate upon detailing the process by which individuals are taught a generalized “such and such” about “this and that”

». Selon cette logique, le contenu de la culture policière et sa socialisation font partie d’une seule et même théorie de la socialisation professionnelle des policiers47, et ce, en raison de l’argument de Brim (1966) que la socialisation permet à un nouveau membre d’une organisation d’en acquérir la culture. Dès lors, selon cette logique, deux axes de réflexion complémentaires s’emboîtent pour poser la théorie dyadique de la socialisation professionnelle des policiers. D’une part, la théorie s’attarde au contenu de la culture policière : le quoi ? D’autre part, la théorie décrit le processus d’adhésion à cette culture : le comment ? La socialisation professionnelle des policiers est donc envisagée comme l’interdépendance d’un contenu et d’un processus (Van Maanen et Schein, 1979).